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Une alternative aux cinq fonctions stratégiques ?

Les cinq fonctions stratégiques (Anticipation, dissuasion, prévention, intervention, protection) sont aujourd’hui acceptées avec une force coutumière qui leur donne toute l’apparence du dogme.

Peut-on, malgré tout, les discuter ?

source

Revenons pour cela à l'histoire des Livres Blancs (voir mon billet ici).

Au début il y avait celui de 1972. Comme je l'ai déjà expliqué, il intervenait au terme d'une décennie de débat stratégique. Il a affirmé la dissuasion. Celle-ci était globale, totale, tout azimut. Plus tard, au cours des années 1970, on a précisé : théorie des trois cercles, ultime avertissement (pas de nucléaire tactique, mais pré-stratégique), et dissuasion du FAMAS au SNLE. Bref, la dissuasion orientait et polarisait l'ensemble de l'outil de défense : Des troupes sur les marches de l'Est (ligne bleue des Vosges et Forces françaises en Allemagne) jusqu'à la conscription, manifestant l'engagement de la Nation. La dissuasion était une stratégie. Pas une "fonction stratégique".

Le LB de 1994 constate un bouleversement stratégique. Il instaure une première déviance, celle de quatre fonctions stratégiques (dissuasion, prévention, projection, protection). La deuxième déviance intervient juste après, lorsqu'on met bas à la conscription. L'outil de défense est désarticulé, puisque la dissuasion est dès lors cantonnée à l'outil nucléaire, et le reste de l'armée à tout un tas d'autres choses. On perd la cohérence, on invente des scénarios d'emplois, et donc des contrats opérationnels. L'armée de terre va même plus loin en inventant des états-majors sans unités subordonnées (les EMF) aux cris de la modularité, le mot à la mode à l'époque. Aujourd'hui, tout est devenu tellement modulaire qu'il n'y a plus d'unité, mais des assemblages de bric et de broc le temps de la mission, qu'il s'agisse d'un départ en manœuvre, d'une Opex ou d'un Vigipirate. Surtout et enfin, dernière déviance, en rangeant la dissuasion au rang de "fonction stratégique", on lui fait perdre tout son sens structurant. En fait, il n'y a plus de stratégie, et le livre blanc donne l'impression d'un couteau suisse.

Est-il besoin de préciser que le LB de 2008 n'arrange pas vraiment les choses. On ajoute la fonction "connaissance-anticipation", on invente la résilience et l'arc de crise (deux concepts importés de chez les Anglo-Saxons, et très à la mode), on noircit des pages. Et accessoirement, on ajoute une notion de sécurité à la notion de défense, se qui obscurcit les choses au lieu de les élargir (voir ici). Et puis on enlève plein de lames au couteau suisse, qui devient un vague couteau de sommelier : une petite lame, un tire-bouchon, un décapsuleur. Parler de stratégie ? Non, on est bien trop intelligent pour ça.

Bref, tout ceci n'est pas très cohérent, finalement. Et puisque la publication du Livre Blanc ne cesse d'être repoussée (le lecteur d'égéa sait qu'il y a au moins un choc géopolitique chaque semaine, ceci expliquant sans doute cela), on a peut-être encore le temps d'un vrai débat stratégique. Qui consisterait à remettre en cause ces cinq fonctions stratégiques, acceptées comme parole d'évangile. En l'espèce, un peu de doute cartésien est peut-être utile, quitte à apparaître comme agnostique ou pire, incroyant. J’implore par avance la clémence des grands prêtres pour avoir osé un tel sacrilège, et me rassure : qu'un misérable cafard comme moi annone des bêtises ne saurait atteindre la magnificence du grand œuvre intellectuel. C'est donc rassuré par mon insignifiance que je me lance et demande simultanément pardon. De toute façon, cela n'aura aucune portée.

Les cinq fonctions stratégiques (Anticipation, dissuasion, prévention, intervention, protection) donnent en effet l’impression de mélanger la carpe et le canard. La dissuasion sert en effet à protéger, en fin dernière. De même, on ne peut réduire la dissuasion au seul nucléaire, ce que sous-entend cette présentation. La dissuasion est globale, du Famas au SNLE. Les troupes « conventionnelles » servent donc aussi à la dissuasion. Elles servent par ailleurs principalement à l’intervention, mais elles contribuent aussi à la protection ou la prévention. Quant à la connaissance, elle est utile pour les quatre autres.

Autrement dit, il y a des recoupements qui ne sont pas satisfaisants.

Or, quelles sont les ambitions stratégiques de la France ? On peut les classer en trois fonctions principales, des "nécessités stratégiques" : la première a trait à la souveraineté, c’est-à-dire la survie de la Nation. La deuxième porte sur les intérêts de la France. La dernière insiste sur la coopération.

Les trois sont utiles.

  • On parle peu de la première, car on juge cette fonction dépassée, et moins essentielle dans le monde qui est le nôtre. C’est peut-être aller vite en besogne surtout en ces temps chaotiques.
  • La deuxième est quasiment un gros mot, pas très convenable. Pourtant, le réalisme nécessiterait d’identifier ces intérêts.
  • La coopération porte sur des matières moins directement sensibles, celles où l’imputation du coût, tant des problèmes que des solutions pour y remédier, est plus difficilement imputable.

Pour répondre à ces trois nécessités stratégiques, les moyens de la défense (et notamment les forces armées) peuvent être mobilisés différemment, selon des objectifs variables : il peut s’agit d’être capable de l’escalade de la violence jusqu’aux dernières extrémités ; il s’agit d’être en mesure de porter la force de manière contrôlée. Il s’agit de former ; il s’agit d’actions militaro-civiles, où les moyens militaires sont utilisés pour répondre à des besoins civils temporaires (catastrophes, accident, crise humanitaire).

La gamme des moyens doit alors être en mesure de répondre à sept fonctions stratégiques élémentaires :

  • Savoir : l’ancienne fonction connaissance anticipation
  • Commander : l’ensemble des systèmes d’information et de commandement, leur interopérabilité, leur protection (cyber)
  • Pouvoir : partie nucléaire de la dissuasion
  • Agir : l’action des forces conventionnelles ou de forces plus élaborées (missiles de croisière, défense anti-missile)
  • Soutenir : directement (soutien des forces) indirect (soutien armement) administratif (SGA)
  • Dire : promouvoir et expliquer, influencer
  • Aider : former, réagir aux urgences civiles, stabiliser, coopérer

Ceci n'est qu'une ébauche, visant à essayer de penser différemment. Bref, c'est largement critiquable : le débat permettra d'avancer.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 16 avril 2013, 20:26 par yves cadiou

En découvrant ce billet à une heure tellement vespérale qu’elle commençait à blanchir, je n’ai pas tout de suite vu que c’était une plaisanterie. Puis on commence à comprendre quand on voit le docteur en relations internationales se métamorphoser en misérable cafard : vous avez voulu faire un pastiche de Kafka, avouez.

A moins que ce soit du Cervantès. Les mots en –tion que vous énumérez ne recouvrent aucun concept, nonobstant les apparences. La dernière fois que la France a eu une doctrine stratégique réelle, c’était dans les années soixante et elle n’était pas écrite. Ensuite les Livres Blancs successifs n’ont servi qu’à camoufler l’absence de pensée. On pouvait, a posteriori, y trouver une pensée cohérente mais la cohérence véritable n’était pas stratégique : la cohérence résultait de calculs politiciens qu’il convenait de camoufler.

En 1972, le maintien d’un service militaire obligatoire, sous couvert de « Nation en arme » et de cohérence avec la dissuasion, était la conciliation de plusieurs impératifs antagonistes qui n’avaient rien à voir avec la Défense (encore dite « nationale » à l’époque) : les élus locaux, c’est-à-dire les députés et sénateurs, souvent députés-maires et sénateurs-maires, voulaient garder un établissement militaire dans leur circonscription, avec des effectifs nombreux qui faisaient fonctionner les bistrots du quartier de la gare chaque weekend et avec des cadres dont la présence soutenait le marché de l’immobilier. En même temps, le service militaire obligatoire ne pouvait pas être maintenu s’il dérangeait trop une catégorie d’électeurs, souvent des citadins, qui estimaient qu’ils perdaient leur temps sur les champs de manœuvre : c’est ainsi qu’on a vu se multiplier les dispenses et les affectations rapprochées du domicile, les élus se montrant très actifs dans ce domaine.
Dans le même temps on fermait, pour raison d’économies budgétaires, dix ou vingt établissements militaires chaque année et l’on réduisait le format de ceux qu’on ne fermait pas. Ainsi les élus locaux ne protestaient qu’en ordre dispersé. Au bout de vingt ans, après avoir fermé progressivement trois cents ou quatre cents implantations militaires, il a été possible de continuer les économies budgétaires en « suspendant » le service militaire sans provoquer une protestation massive des élus locaux car ceux qui étaient concernés étaient devenus minoritaires. Il n’y a là-dedans aucune stratégie au sens où l’entendent les stratégistes.

Tout est à l’avenant et la photo que vous avez choisie l’illustre bien : comme ces antennes, les Livres Blancs successifs s’intéressent ostensiblement à de hautes considérations mais ils sont solidement appuyés sur des fondements terre-à-terre. Sous couvert de tous les grands mots dont se régalent les stratégistes, il n’y a que des calculs politiciens. Peu importe le Livre Blanc, peu importent les quatre ou cinq mots en –tion que vous avez bien raison de traiter par l’ironie, « misérable cafard » (c’est vous qui le dites, sinon je ne me permettrais pas) : ce qui compte aujourd’hui comme depuis quarante ans, c’est que les politiciens qui nous gouvernent, motivés seulement par des calculs de carrière dans des entrelacs d’intérêts personnels, ont compris qu’ils ne peuvent pas faire n’importe quoi. D’autant moins que (on l’a dit me semble-t-il avec et autour du billet intitulé « délétère et chaotique ») l’exaspération monte pour des tas de motifs et que ce n’est pas le moment d’en rajouter.

2. Le mardi 16 avril 2013, 20:26 par Kouak

"Pouvoir : partie nucléaire de la dissuasion"

Si l'arme nucléaire s'insère dans un système de forces armées, pourquoi lui consacrer une "fonction" particulière ?
Que ce jouet est un statut particulier, d'accord - et heureusement - mais lui consacrer une fonction me parait techno-centré.

Même chose pour la fonction "Commander", c'est plus une partie d'un outil militaire qu'une véritable "fonction";

3. Le mardi 16 avril 2013, 20:26 par PA

Je pense que les 7 fonctions stratégiques peuvent encore se simplifier.

En fait, je pense qu'on peut les remplacer par ça :

"Eviter de se faire avoir, piller, pouvoir se défendre si on nous ennuie, aider nos amis, continuer à s'enrichir (ou du moins éviter de s'appauvrir) et donc surtout faire ce qu'on peut avec ce qu'on a, sans oublier qu'on a une image à l'étranger issue de valeurs à faire valoir, d'une histoire française à toujours écrire avec fierté et honneur".

D'ailleurs plutôt que de parler de fonctions, si on découpait le livre blanc en ces différentes valeurs et qu'on expliquait comment on y répond ou pas...? C'est bien de parler de moralisation, maintenant il faut peut-être penser moralisation, pour agir moralisation et arrêter un bon coup une lâcheté intellectuelle systémique.

Notre premier livre blanc n'a-t-il pas été rédigé en 1789?

Allez, un bon café, et on s'y met.

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