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L’accélération du chaos

J’observe une accélération de l’histoire, au Proche- et au Moyen-Orient, qui mérite un éclairage.

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En Syrie, le sentiment prévaut désormais que non seulement Assad peut gagner, mais qu’il a désormais de bonnes chances d’y parvenir. Après, que signifie gagner ? Pour Assad, se maintenir au pouvoir et réussir à garder le « contrôle » du pays. Bien sûr, sa position sera extrêmement minorée par celle d’avant la guerre civile : beaucoup moins d’influence au Liban (qui était le grand projet syrien), et une souveraineté contestée dans des zones importantes de son territoire, avec des autonomies accordées à telle ou telle minorité (les Kurdes ?) en échange d’une reconnaissance de facto du régime. Ainsi, il sera considérablement affaibli par rapport à la situation prévalant au début de la guerre civile. Avec surtout une scène régionale bouleversée.

Ainsi qu’égéa l’a très tôt signalé, la véritable clef de lecture n’est pas entre « démocrates » et « dictature », mais entre chiites et sunnites, et au sein de ces derniers, entre sunnites « libéraux » (sous-entendus, déconfessionnalisés) et sunnites « religieux » (sous-entendu, islamistes, rapidement devenu radicaux). Pour dire les choses autrement : il n’y a dans cette affaire pas de bons ou de méchants, mais que des méchants. Et s’opposent désormais une posture radicale à une autre posture radiale. Ceci explique d’ailleurs la gêne des Occidentaux, qui ont du mal à soutenir une partie qui n’est pas politiquement unifiée, et qui si elle l’était le serait sous la direction des plus extrémistes. Mais la brutalité à l’œuvre (et point besoin de l’histoire des gaz de combat pour s’en être aperçu) les force à « faire quelque chose », puisqu’ils se placent, toujours, sous l’auspice de principes moraux aussi beaux qu’impraticables. D'où des lignes rouges et des projets de conférence... avec la conviction que l'on sait. Faire semblant d'agir, afin de laisser la guerre faire son office, celui de dégager un nouvel ordre. A peine chercher à infuencer celui-ci (à la différence des Russes). Car n'est-ce pas, officiellement, on n'est pas cynique !

La confessionnalisation du conflit (sa schématisation, pourrait-on dire) va dans le sens d’un débordement : il est de plus en plus clair en Irak et au Liban, et reste potentiel en Turquie et en Israël, les deux seules puissances non-arabes de la région.

C’est d’ailleurs de ce côté qu’il faut observer les changements rapides. En effet, on ne peut qu’être frappé par la bascule qui se joue entre Ankara et Téhéran. Deux puissances extérieures au monde arabe.

D’un côté, la Turquie voit M. Erdogan montrer les traits autoritaires de sa personnalité. L’absence de dialogue avec « l’opposition » aura plusieurs conséquences : certes, unifier son « camp », mais dans le même temps structurer le camp d’en face, qui était jusque-là marqué par sa profonde désunion. La réunion des opposants n’est pas garantie (confer l’exemple syrien, justement), mais elle est justement à l’origine de dérives possibles. Il reste que la brusquerie démontrée fait penser à Jean Charest, le premier ministre québécois aux affaires lors du printemps érable : son jusqu’au-boutisme a aidé l’opposition à se structurer, et donc à faire chuter, les élections d’après (2012), la majorité au pouvoir.

Ceci se déroulait pourtant dans un contexte démocratique apaisé : on peut dire que le contexte turc ne l’est pas autant. Certes, M. Erdogan s’appuie sur une majorité réelle, acquise lors des dernières élections. Toutefois, elle intervient dans un système lui-même en rupture, par rapport à un modèle préalable moins démocratique, mais plus laïciste selon un paradoxe déjà signalé par égéa. Ce modèle a été démonté (contre-pouvoirs militaires et judiciaires, Ergenekon). Or, la disparition des contre-pouvoirs entraîne toujours le risque de la tyrannie du libérateur. On n’en est pas encore là, mais le risque demeure patent. Surtout quand on voit des gaz lacrymogènes utilisés à haute dose, des unités désormais militaires (gendarmerie) intervenir, et des discours affirmant, comme à Damas il y a deux ans, que l’opposition est agitée de l’étranger. Autrement dit, le climat d’affrontement en Turquie ne laisse pas d’inquiéter.

Dans le même temps, en Iran, une tyrannie laisse la place à des votes et un modéré est ainsi élu (attention : un modéré n'est pas un réformateur, mais on est sorti du choix entre Ahmadinedjad et les réformateurs, justement : le jeu se joue au centre désormais) : il s’agit bien sûr de la république d’Iran, qui a désigné M. Rohani. Nombreux sont les commentateurs qui ont expliqué qu’il aurait peu de marges de manœuvre. Cependant, formons une hypothèse, concevable au regard des subtilités orientales. Selon celle-ci, M. Rohani viendrait parfaitement conforter la position du guide, l’ayatollah Khameney. En effet, celui-ci aurait été obligé de jouer le jeu du « plus dur » pendant quatre ans, face à M. Ahmadinejad, radical et surtout laïc. L’enjeu n’aurait pas été la démocratisation de la société, comme on l’a cru il y a quatre ans, mais la façon de maintenir un caractère « religieux » au régime. M. Ahmadinejad écarté, le champ des possibles s’ouvrirait à nouveau.

Ce serait vrai sur la scène régionale, où des possibilités de négociation sont nombreuses. On voit bien la transaction : l’Iran demeure un pays du seuil nucléaire et fait une déclaration en ce sens, en échange de quoi l’embargo «économique se lève, permettant l’accès au pétrole qui permettrait de compenser (avec en plus l’huile irakienne) un éventuel embargo des pays arabes sunnites. Il est possible que ce soit le calcul des Américains et des Iraniens. C’est pourquoi la position très anti-iranienne de certains est aujourd’hui absurde. Ainsi, il est maladroit, me semble-t-il, de refuser l’idée d’une participation iranienne à la conférence internationale sur la Syrie, alors que justement le pouvoir vient de changer. À tout le moins faudrait-il laisser « voir venir ».

Car il y a une vraie possibilité, aujourd’hui, d’une bascule des alliances au Moyen-Orient. Et il y a une vraie possibilité de bascule de la répression, quels que soient les liens officiels hérités de l’histoire.

Autrement dit les visions simplistes et morales ne font pas bonne politique. Mas cette conclusion n’est , malheureusement, pas nouvelle.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 17 juin 2013, 22:18 par RS-Tu

Bonsoir et merci pour ce billet fort intéressant.
si vous me le permettez, je ferai un commentaire et ajouterai deux petits points au paragraphe consacré à la Turquie dans cette analyse régionale.

Mon commentaire porte sur votre appréciation de l'intervention de la gendarmerie turque (Jandarma) dans la répression des manifestants. Je ne pense pas que l'on puisse considérer cette intervention comme une intervention militaire au sens que vous semblez lui donner, et ce pour deux raisons. Certes, comme en France, la Jandarma est encore une force militaire en Turquie et donc sémantiquement on pourrait considérer que les "militaires" ont contribué à l'opération de police; toutefois, comme en France, la Jandarma est depuis près de trois ans maintenant employée par le ministère de l'intérieur (s'appuyant d'ailleurs sur l'exemple français, mais chuut... il ne faut pas leur dire). Aussi, je ne crois pas que l'on puisse considérer cette intervention (assez mineure par rapport à la violence employée par la police) autrement que dans le cadre normal de ses attributions en matière de sécurité publique et de maintien de l'ordre (au même titre que notre gendarmerie mobile face à des marins pécheurs mécontents). Par ailleurs, je tiens à souligner un point essentiel sur l'armée (principalement kaki) : en parallèle de cette réforme qui a vu basculer la Jandarma au MININT, les unités de l'armée de terre se sont vues retirer leur compétence territoriale qui les autorisait par le passé à intervenir dans leur circonscription pour rétablir l'ordre. Il est ainsi probable que trois années en arrière, les événements qu'a connu la Turquie ces deux dernières semaines auraient conduit l'armée à intervenir.

Deux petits ajouts sur la situation géopolitique turque actuelle (qui, vous avez raison, entame un grand virage). Le premier (qui suscitera peut-être des réactions) est l'attitude du gouvernement à l'égard d’Israël, attitude qu'on ne peut plus considérer comme ambiguë aujourd'hui. Erdogan, et derrière lui son gouvernement, s'affiche dorénavant clairement contre Israël voire anti-sioniste. Non seulement il a décidé de jouer la carte palestinienne contre Israël, mais surtout c'est celle du Hamas qu'il promeut au détriment du président Habbas et du Fatah. Il y a là un jeu dangereux que j'avoue avoir du mal à comprendre et qui ne doit pas particulièrement bénéficier de l'aval des Américains (surtout que les Américains sont à nouveau visés par des attentats en Turquie). Je serais reconnaissant qu'un des éminents lecteurs ou auteur de ce blog apporte une analyse à ce sujet. Le deuxième point est lié au centenaire du génocide arménien en 2015. Il va se jouer au cours des deux années à venir une jolie partie de billard diplomatique entre la Turquie et les nations occidentales qui ne devrait pas arranger l'image déjà bien écornée de la démocratie turque suite aux dernières manifestations (il se murmure d'ailleurs qu'un nouveau projet de loi mémorielle sur le génocide serait déjà prêt à être présenté en conseil des ministres...).

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