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A propos de l'affaire PRISM

L'affaire PRISM a défrayé la chronique depuis trois semaines, et le lecteur aura peut-être été surpris de ne pas trop lire de commentaires de ma part. Il s'agit d'abord de prudence, et surtout d'une méconnaissance des tenants et aboutissants. Et puis surtout, le désir d'éviter les remarques communes sur Big Brother. Donc, ce n'est pas bien d'espionner, et d'espionner tout le monde. Une fois qu'on a dit ça, est-on bien avancé ? Tentons alors d'aller un peu plus loin...

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Il y a plusieurs dimensions dans cette affaire, souvent un peu confondues.

1/ Celle de la nationalité : une des "révélations" fut que les États-Unis espionnaient, tout le monde. Pour ceux qui étaient un peu avertis de ces choses là, rien d'étonnant, et cela explique que la plupart des pros aient dit : "ben c'est pas une surprise". Cela étant, on ne peut se contenter de ce cynisme à deux sous, comme beaucoup le font.

2/ Aussitôt après, il faut mettre PRISM en perspective avec le discours américain depuis six mois, qui avait lancé une offensive grand style contre les Chinois, ces grands méchants qui siphonnent des téra, péta, giga et autres mantra données. On pense au rapport Mandiant, puis au rapport récent d'une commission du Congrès, qui lançaient des accusations directes, et justement surprenantes à cause de cela. En effet, comme dit au 1/, tout le monde savait que tout le monde espionnait tout le monde, et que les Américains étaient déjà, avant Snowden, les grands spécialistes de l'affaire. Cette offensive était surprenante, car elle supposait que personne ne démontrerait que les Américains se feraient prendre, eux aussi (ce que tout le monde savait, vous dit-on).

3/ Mais avant Snowden, ils se paraient de la vertu outragée du monde libre, et beaucoup, notamment en Europe, les suivaient sur ce registre. Désormais, le grand discours anti chinois me semble durablement altéré, et Washington devra trouver autre chose. PRISM est la réponse américaine aux attaques américaines contre la Chine. Celle-ci a attendu, et l'agresseur s'est dégonflé de lui-même. Je n'ai jamais lu Sun Tzé, bien trop compliqué pour moi, mais il me semble qu'il y a dans cette gestion patiente du temps un trait stratégique chinois qui doit bien faire rire du côté de Pékin (une fois le dit Snowden évacué fissa de Hong Kong).

4/ Il se pose alors la question des réactions des "autres". La Grande-Bretagne ? depuis échelon, on n 'en attendait rien, et avait son propre programme d'espionnage (opération Tempora, voir ici). L'Allemagne s'est étranglée... pas très longtemps. L'UE a froncé les sourcils (euh : le Parlement, seulement, qui est le seul endroit en Europe où on fasse vauement attention aux intérêts européens), même après qu'elle a appris que tous les services de la commission et des autres institutions européennes étaient espionnées sans vergogne. On a "redécouvert" la loi FISA, le Patriot Act, on a ré-évoqué la question de l'exception culturelle, on a lu de très bons articles de la RDN, et puis voilà. On a fait semblant un (tout petit) temps que ça allait bloquer les négociations sur le Pacte transatlantique de libre-échange, et bien sûr, il n'en a rien été. D’ailleurs, l'UE ne parle pas de lignes rouges, mais de "lignes blanches". Bref, on a fait semblant d'être choqué, et on est revenu au business, et à la compromission habituelle transatlantique. De toute façon, la souveraineté est un gros mot, il ne doit y avoir que les Birmans et les Coréens du nord qui l'utilisent encore. Bien sûr, tout ce petit monde refuse l'asile politique au dit Snowden, et on embête même l'avion d'un président sud-américain, car on craint qu'il abrite le "sonneur d'alerte".

5/ Et la France ? Ben rien. Elle a l'habitude. Souvenez vous de l’espionnage de l'Elysée, attribué aux services américains, et puis c'était tombé dans la trappe. Pas grave, on a l'habitude. Et on ne va pas se fâcher, hein ? On a eu donc des déclarations hallucinantes, expliquant qu'il fallait bien ça, dans la guerre contre la terreur (vocable bushien, accrédité par la présidence Sarkozy et dorénavant par toutes les présidences françaises : on n'entend plus le cœur des vierges effarouchées, ces temps-ci). Et même, qu'on aimerait bien avoir des moyens équivalents. SI! si! un "responsable" a dit ça, et même pas en France, aux États-Unis, c'est dire si on est amis. Les Brésiliens, eux, quand ils ont appris ça, ils se sont étouffés de rage. ils doivent être moins évolués et moins libres, que nous, je pense, je ne vois pas d'autre raison à la différence de réaction. La (F)rance est moderne, je ne cesse de vous l'expliquer. On ne cesse de faire son procès d'inadaptation à la mondialisation, alors qu'elle ne cesse de tendre le cou pour se faire tondre.

6/ Passons sur les révélations sur un PRISM français, que j'ai déjà évoquées samedi dernier. Et où on a appris qu'il y avait un septième service de renseignement français, celui dépendant de la préfecture de Paris, ce qui n'a choqué personne (moi, je suis juste un peu "étonné"). Peut-être même qu'en fait, les Français collaboreraient avec les Américains (voir ici). Ça doit être ça, le monde libre. Pas comme ces vilains Chinois, soumis à la censure et la propagande.

7/ Cessons un peu les sarcasmes. Car il y a d'autres dimensions, bien plus sérieuses. Tout d'abord, celle de la surveillance. Un État est enclin à surveiller, tant et plus. Pourquoi voulez vous qu'il cesse ? Je parle bien d'un État, et pas seulement de l’État américain. Tout État ne peut se réfréner et utilisera tous les moyens à sa disposition pour surveiller et savoir. Peu importe si c'est efficace ou même simplement utile.

8/ Cela dépasse donc un certain nombre des discussions "secondaires", au sens propre, par rapport à ce constat premier :

  • aussi bien la discussion du prétexte fallacieux de la "lutte contre le terrorisme"
  • que de la discussion classique sur sécurité absolue des uns versus insécurité absolue des autres
  • qui recoupe d'ailleurs grandement celle entre surveillance généralisée et systémique et libertés individuelles
  • ou celle du droit à l'insécurité, et donc à l'erreur, et donc au destin, seule garantie de notre liberté
  • mais cela dépasse aussi le débat sur Big Brother, qui suppose une idéologie prévalente ; or, dans le cas présent, ce n'est pas l’idéologie qui compte car que vous soyez Russe, Chinois, Allemand, Britannique ou Américain, vous êtes surveillés. Ce n'est pas simplement "le libéralisme en action", c'est l’État.
  • ce n'est donc pas simplement "l'ivresse technologique" (qui serait une donnée américaine, par opposition à une tradition française qui serait orientée ROHUM : foutaises)
  • ce n'est pas, enfin, la simple extension du domaine cyber, même s'il est évident que le cyberespace révèle ce phénomène généralisé.

9/ On arrive donc à poser des questions de philosophie politique. Les lecteurs d'égéa ont l'habitude du questionnement de l’efficacité actuelle de la démocratie représentative, inadaptée à l'ère individualiste du moment et à la mobilisation des masses. Ce que PRISM nous révèle, c'est que la notion même d’État pose problème. Qu'un État moderne ne peut vivre sans fonction renseignement, mais que cette fonction renseignement vient à le dévorer.

Bref, ce n'est pas une simple question de morale publique qui est en jeu. C'est une corruption généralisée du système. L’État est désormais le principal corrupteur.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 8 juillet 2013, 21:59 par yves cadiou

Mon copain le héron de l'Erdre me le disait l'autre matin : il faut savoir seulement ce qu'on a besoin de savoir et rien de plus. C'était parti d'une question que je lui avais posée presque par simple politesse : « je ne t'ai pas vu depuis plusieurs semaines. Tu étais parti en vacances ? »

Mon copain le héron et moi avons l'habitude de venir ici à l'aube et de bavarder tranquillement, sans témoins bien qu'on soit en centre-ville. Sans témoin et donc sans passer pour des fous.

Je vous raconte nos conversations sans crainte que vous nous preniez pour des fous parce que je suis sûr que vous ne me croirez pas. De plus aucune loi, aucun règlement, n'interdit d'être fou. Ce qui est interdit, c'est d'être dangereux. Nous ne sommes certes pas dangereux.

« J'étais en voyage pédagogique. J'ai fait le marais poitevin. Pour y emmener les jeunes, ça n'est pas trop loin .
---- Le marais poitevin ? Mais si, c'est loin : cent-cinquante kilomètres d'ici !
---- On y va facilement pourvu que l'air soit assez chaud pour créer des vents ascendants : ceux-ci permettent de prendre de l'altitude sans effort et donc d'aller loin.
---- Ah, oui : l'air chaud monte parce que...
---- Stop ! Je ne veux pas savoir pourquoi, je ne veux pas connaître tes explications de TGC, Trop Gros Cerveau ! L'air chaud monte, un point c'est tout. Mes grands-hérons m'ont bien mis en garde.
---- Tes grands-hérons ?
---- Ceux qui ont couvé les oeufs d'où sont sortis ma future mère et mon futur père. Avec la sagesse des anciens ils me disaient : ''ne cherche pas à comprendre plus qu'il ne faut sinon tu deviendras laid comme les TGC, les Trop Gros Cerveaux : ta tête grossira puis tu perdras ton bec et tes plumes''. Quand je pense à leur avertissement, ça me donne la chair de poule.
---- Bon alors je ne te dirai pas pourquoi l'air chaud monte. Je ne te parlerai pas de dilatation, de densité, d'agitation moléculaire...
---- Arrête, je ne veux rien entendre de tout ça ! Je sais utiliser les courants ascendants et je n'ai pas besoin d'en savoir plus. Je ne veux pas devenir un TGC comme toi et tes semblables, puis perdre mon bec et mes plumes.
---- Mais tes grands-hérons faisaient peut-être erreur ?
---- Sûrement pas, jamais : ils m'ont montré, et sans erreur, le chemin du marais poitevin et même plus loin dans une autre direction : les hortillonnages amiénois, qui sont à quatre cents kilomètres, une petite journée de vol. Et le marais audomarois, un peu plus loin, qui est ma villégiature préférée : il est entretenu par les maraîchers et de ce fait mes proies sont bien nourries. Mes grands-hérons, qui savaient tout ce qu'il faut savoir et surtout ne savaient rien de trop, ne faisaient pas d'erreur. »

Je ne veux pas lui ôter ses certitudes. Peut-être a-t-il raison, au fond. Quant à moi, j'essaie d'assouvir ma curiosité de TGC, on ne se refait pas, et je lui demande :
« Comment fais-tu pour parcourir des centaines de kilomètres sans te perdre en route ? » A cette question, il semble interloqué. Il reste un moment sans bouger, son minuscule cerveau réfléchissant intensément, puis reprend : « je ne comprends pas ta question. Pour ne pas me perdre je fais comme mes grands-hérons, c'est simple.
---- Ce que je voudrais que tu me dises, c'est comment tu sais que c'est la direction que tes grands-hérons t'ont montrée alors que depuis le temps le paysage a changé.
---- Ben je le sais parce que je le sais. Tu es vraiment compliqué, toi. » Tournant sa tête pour montrer du bec des directions qui me semblent exactes, il indique : « je sais que poitevin, c'est par là ; qu'amiénois et audomarois c'est par là. »
Je n'en saurai pas plus parce que ma question dépasse son entendement. J'essaye quand-même de lui suggérer une explication, à tout hasard, m'attendant à une nouvelle rebuffade : « tu t'orientes peut-être par le champ magnétique ? » Pas de rebuffade  : « oui évidemment, le champ magnétique.
---- Tu sais donc ce que c'est ?
---- Ne te moque pas de moi, s'il te plaît : évidemment je m'oriente avec le champ magnétique. Ta question, c'est comme si je te demandais si tu as besoin de sentir où est la verticale pour tenir debout.
---- Ah, pardon, j'ignorais que tu captes le champ magnétique. Moi et mes semblables ne le captons pas.
---- Vous ne captez pas le champ magnétique, vous les TGC ? Alors vous savez des tas de choses compliquées et inutiles tout en étant privés de ce qui est utile et évident.
---- Nous ne captons pas le champ magnétique. Dis-moi comment tu fais, s'il-te-plaît.
---- Je voudrais bien t'expliquer mais je ne peux pas parce que je ne sais pas : je connais les directions parce que je sens le champ magnétique. Mais je n'en sais pas plus et c'est bien suffisant. Nous les oiseaux, nous avons un tout petit cerveau mais il est entièrement utilisé : il sent le champ magnétique parce que c'est utile mais on ne se demande pas pourquoi parce que ça ne servirait à rien de le savoir. Tandis que vous, les TGC, vous faites le contraire : vous n'utilisez pas la totalité de votre cerveau mais en plus vous l'utilisez pour acquérir des connaissances inutiles.
---- C'est possible.
---- Vous êtes sur terre depuis seulement cinq millions d'années : vous n'avez pas encore terminé votre développement. Vous ne faites pas encore la différence entre ce qu'il faut savoir et ce qu'il est inutile de savoir. Alors vous passez votre temps à vouloir tout savoir même quand ça ne sert à rien. Votre trop gros cerveau, vous ne l'utilisez pas judicieusement. Et c'est par punition que vous avez perdu votre bec et vos plumes.
---- Pour le bec et les plumes je ne crois pas, mais pour le reste tu as peut-être raison. »

Nous en sommes là de notre conversation quand l'affaire PRISM me revient en mémoire. Je me ravise :« quoique... pour le bec et les plumes, je connais un aigle nommé "e pluribus unum" qui risque de les perdre. »

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