L’affaire Snowden constitue un tournant stratégique majeur dans la conflictualité du cyberespace. En effet, de crises en crises, des « événements » montrent la dimension croissante de cette conflictualité généralisée qui touche de multiples acteurs mais, d’abord, les États. Ainsi, même si l’on décrivait à l’époque (en 1999 !) la guerre du Kosovo comme une « Web war one.» à cause des agressions de militants serbes contre le site de l’Otan (sans que cela ait eu une quelconque influence sur la conduite des opérations), le premier véritable tournant a été l’attaque contre les serveurs informatiques de l’Estonie en 2007. La communauté internationale prit alors conscience que le cyberespace pouvait être instrumentalisé à des fins politiques. L’État pouvant apparaitre alors comme une victime.
L’affaire Stuxnet, en 2010, apporta une autre prise de conscience : un État pouvait mener une opération ciblée contre un autre État. Autrement dit, l’État n’était pas simplement victime, il pouvait également devenir l’agresseur. Toutefois, cela se produisait dans le cadre d’une situation d’une conflictualité ouverte puisqu’elle opposait l’Iran avec son programme de recherche nucléaire à l’Occident (États-Unis en collaboration avec Israël) qui voulait empêcher la prolifération. Nous étions dans des systèmes classiques de conflictualité où les États sont au centre du jeu. Le cyber n’apparaissait en fait que comme un autre milieu où pouvait s’exprimer cette conflictualité.
L’affaire Snowden apporte une nouvelle dimension et constitue à ce titre une surprise stratégique. Jusqu’à présent, le cyberespace était considéré comme un milieu par lequel une agression de grande ampleur pourrait être menée, selon le syndrome américain de Pearl Harbor ou du 11-Septembre, or, la réalité a démontré autre chose qui a « surpris ». Certes, nous avions entendu parler d’Echelon en 1999 et 2000. Mais alors qu’on allait justement commencer à tirer les conséquences de cet espionnage généralisé, l’anéantissement des tours jumelles de New-York a radicalement modifié le débat stratégique. Nous parlons depuis de terrorisme et de guerre asymétrique. Avec Stuxnet, nous voici revenus à Echelon. Mais la vrai surprise réside dans la manifestation de la nouvelle nature post-hobbesienne du monde. Le système international n’est ni multipolaire ni unipolaire ni néobipolaire ou toute autre configuration schématique qui obnubile les internationalistes. Il est apolaire, c’est-à-dire qu’il signifie une lutte de tous contre tous. Autrement dit, nous n’avons plus d’ennemis et donc, nous n’avons plus d’amis.
Les Etats-Unis... et le « reste du monde » !
Les États-Unis sont les premiers à adopter cette attitude « globale » au sens français (« générale ») et américain (« universelle »). Les États-Unis ont inventé très tôt la notion de «.Reste du monde.». Avec PRISM et son espionnage généralisé, ils révèlent ce qu’ils ont toujours inconsciemment senti : l’altérité constitue l’adversité. Chacun sait, même les plus atlantistes, qu’il peut désormais être tenu pour un adversaire par les États-Unis. Et qu’il l’est de facto. En fait, PRISM « révèle » (dévoile) la fin de la vieille grammaire stratégique d’antan, celle des alliances établies. Le monde est dorénavant déstructuré et le cyberespace renforce cette déstructuration. Voici qui nous mène logiquement à des postures stratégiques où l’intérêt souverain revient au premier plan. Alors que nous sortons définitivement du monde westphalien, voici resurgir la souveraineté.: quel paradoxe.!
Comme on pouvait s’y attendre, les réactions sont logiquement diverses ! Certains ont pris tout de suite conscience des enjeux. Est-ce un hasard s’il s’agit en premier lieu des pays émergents ? En effet, revenus au rang des nations grâce à leur développement économique récent, ils supportent très difficilement toutes les tentatives de domination. Ainsi voit-on le Brésil développer une stratégie d’autonomie après qu’on eût révélé que sa présidente avait été écoutée par la NSA, au point que ce pays s’est rapproché de l’Argentine malgré les différends séculaires pour bâtir des outils communs de protection. De même, l’Indonésie a très vivement réagi à la révélation de l’espionnage de ses autorités par l’Australie. Djakarta a ainsi suspendu sa coopération militaire et dans le domaine du renseignement avec Canberra en novembre 2013.
Les réactions de l’Europe
En Europe, les réactions ont été variées. Le Royaume-Uni a montré une solidarité de fait avec le cousin américain. La France a été remarquablement discrète hormis quelques condamnations verbales lors des révélations. C’est en Allemagne que le scandale a eu le plus d’effet, au point que la chancelière Merkel apparaît en pointe pour proposer des solutions nationales ou européennes. Constatons pour l’heure une certaine incertitude et une apparente résignation générale. Toutefois, la réalité finit par s’imposer et il est probable que chacun prenne des mesures pour augmenter sa propre protection. Ainsi, à l’occasion de la présentation du nouveau « Pacte de défense cyber » par le ministre de la défense français (février 2014), il n’est pas anodin de constater que la première action du premier axe s’intitule « Accentuer le développement et l’usage des moyens techniques contribuant à l’autonomie de nos actions souveraines ». Nous soulignons que le mot « souverain » est utilisé sept fois dans le pacte.
L’affaire Snowden a-t-elle agi comme un révélateur stratégique ? Elle va inéluctablement favoriser les mesures nationales de protection et donc une certaine fragmentation du cyberespace, ce que d’aucuns appellent la balkanisation. Celle-ci n’est pas conduite par des motifs techniques ou économiques, mais d’abord par des motifs politiques. Chacun sait désormais qu’il n’y pas que les Russes ou les Chinois qui peuvent conduire des opérations hostiles dans le cyberespace et qu’il faut se méfier de tout le monde, y compris de ceux qu’on croyait ses amis les plus fiables. PRISM a affaibli des mécanismes de solidarité qui étaient déjà fragilisés par ailleurs. PRISM ne pose pas simplement la question des libertés publiques, mais aussi celle de la souveraineté des nations.
O. Kempf