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Le choc (la Chine en marche), de S. Berthier

J'ai pris connaissance de ce livre un peu par hasard : par une sorte de curiosité mais sans rien savoir de l'auteur ni de son approche. Le peu que j'en avais lu sur la 4ème de couverture n'était pas vraiment appétissant mais, allez savoir pourquoi, j'ai pris. Et ce fut une très bonne surprise qui confirme qu'il faut parfois aller au flair, courir le risque d'être déçu (souvent) et parfois agréablement surpris, comme dans ce cas. Car voici un livre qui ne nous parle pas simplement de la Chine, comme nombre des ouvrages des plus distingués sinologues qui nous expliquent le pourquoi du comment, mais qui dresse l'histoire de la relation entre l'Occident et la Chine. Autrement dit, il ne s'agit pas d'un regard extérieur mais d'un regard sur le regard, ou plus exactement les regards : celui de l'Occident sur la Chine, bien sûr, mais aussi de la Chine sur l’Occident. Vous le comprenez aisément, ce décentrement constitue l'originalité et donc l'intérêt de l'ouvrage.

source

Serge Berthier est un praticien, non un "sinologue", catégorie de "sachants" qui se spécialisent, souvent avec talent, sur la question chinoise : ils écrivent des articles, participent à des colloques, visitent le pays, publient des livres, toutes activités fort honorables que je ne saurais critiquer puisque je les pratique allègrement, sur d'autres sujets. Lui est d'abord un praticien qui a lu et qui vit dans la région depuis trente ans : le temps de comprendre ce qui paraissait au début incompréhensible, contradictions que les considérations habituelles ne permettaient pas de lever.

Ainsi, ce premier volume (il y en aura trois) part des origines pour nous emmener au début du XIX° siècle : une longue période où la Chine est "à sa place", non seulement celle d'empire du milieu mais celle d'un État qui a environ 2500 ans d'histoire et dont le but est la "stabilité". L'auteur débute ainsi par une dizaine de chapitres parlant des fondements de l'identité chinoise : tout d'abord la "Grande règle", dont je n'avais jamais entendu parler et qui paraît centrale dans la psyché chinoise, mais aussi des influences respectives (et désormais ayant tendance à se confondre) entre confucéisme (confucianisme ? une différence ?), taoïsme et bouddhisme.

Puis cinq chapitres décrivent l'entrée des catholiques, la lutte entre Espagnols et Portugais, entre jésuites et dominicains, entre papistes et Français et surtout l'incompréhension radicale des Européens envers la Chine. Pourtant, le portrait de Matteo Ricci est habilement dressé, ainsi que celui des scientifiques jésuites qui peu à peu réussissent à s'implanter dans la cour de l'empereur. Avec toutefois un échec radical : celui de la faiblesse du nombre de convertis : mais cela est du d'abord à la mentalité chinoise qui n'est pas "religieuse" et qui surtout ne se préoccupe pas du salut individuel : là est l’opposition fondatrice de l'incompréhension entre les deux mondes.

Les derniers chapitres racontent l'implantation des Anglais, ou plus exactement des aventuriers anglais de la compagnie des Indes qui manipulent divers aventuriers de tout acabit pour réussir à commercer avec la Chine et rentabiliser leur système indien qui, autrement, n'apporterait rien (car il semble bien que la perle de l'Empire ne valait pas tripette et qu'elle n'a rapporté que grâce à l'exploitation du goût chinois pour l'opium : à confirmer). Tout est bon à cet effet. Tout d'abord, la Chine n'a rien à acheter car ses cotonnades sont de meilleures qualité et moins chères que la production anglaise équivalente. Dès lors, les Anglais pervertiront la société chinoise en introduisant l'opium, marchandise illicite, évidemment. Pour cela, tous les moyens sont bons dans une "dérégulation" criminelle qui utilise toute sorte de pirates et aventuriers, sans compter des ambassades catastrophiques où la morgue anglaise échoue devant la hauteur impériale. Britannia pas mieux que Roma.

Cela ne suffit pas et les Anglais tentent de s'implanter à Macao : les Portugais locaux ne s'y font pas prendre et finalement, les Chinois évacuent les demandes anglaises qui ne sont pour eux que marginales. AU fond, tous ces barbares européens sont bien prétentieux mais pas très sérieux.

Voici le tableau à l'orée du XIX° siècle : un pays qui a réussi par son épaisseur culturelle, sociale, historique et politique à résister aux tentatives de subornation des Occidentaux. Alors, la Chine demeure la plus grande puissance du monde. La merveilleuse histoire européenne qui a dominé les Amériques, l'Afrique et l'Inde échoue face à l'extrême-Orient. A l’incompréhension religieuse de Rome et de ses chapelles succède l'intérêt économique, tout aussi aveugle, non des Anglais mais de l'East Indian Company. Les uns recherchent des âmes, les autres des clients, tous ignorent les Chinois. Ceux-ci ignorent également ces barbares extérieurs puisqu'eux-mêmes sont au Milieu. Deux "centres du monde" se "choquent" (puisque c'est le titre du livre) mais ne s'interpénètrent pas.

Ce voyage est passionnant et bien plus explicatif que nombre de livres sur la Chine que j'avais eux entre les mains. L'écriture est fluide, les références très nombreuses (les notes sont renvoyées en fin de chapitre et elles méritent d'être lues : prévoyez deux marque-pages). S'il y a deux cartes, elles ne sont pas très explicatives, malheureusement, et ne permettent pas de voir Macao ou la rivière des perles, ou de situer Whampoa. Outre ce reproche mineur, on pourra regretter que l'auteur se laisse aller à son enthousiasme pour livrer un portrait de la supériorité chinoise : ce sens critique est, lui fera-t-on remarquer, typiquement occidental. Or, à vouloir trop expliquer l'incompréhension il livre un portrait très souvent à charge, ce qui est dommage. Pas de défauts entre Pékin et Canton ? simplement une perversion par le méchant opium ? n'est-ce pas trop simple?

Cette remarque illustre "le défaut de la qualité" : l'enthousiasme, la profonde culture, la recherche des meilleures sources, la volonté de comprendre et d'expliquer constituent les atouts évidents de ce livre passionnant et très original. A l'heure de la réémergence de la Chine, il est indispensable, en attendant les prochains tomes : celui de l'abaissement de la Chine, celui de son réveil.

Le choc : la Chine en marche

  • Serge Berthier (Auteur) - Essai (broché). Paru en 02/2014
  • Editions mettis

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 20 mai 2014, 12:21 par Diogene le Cynik

Et pour compléter, il y a le passionnant "Les habits neufs du président Mao" de Simon Leys, lui même témoin de la révolution culturelle, trés décrié par les maoistes français, ces pro-chinois qui vivaient en pro-Chine.
Un petit résumé pour ceux qui ne l'auraient pas lu:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Ha...

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