De la notion de négociation

Discussion ce soir autour de la "négociation". J'entends plein de choses aimables et respectables. L'un des orateurs explique qu'en Europe, on est obligé à la négociation puisqu'on est totalement interdépendant. Et là, ça m'interpelle (comme on dit en Europe). Je précise tout de suite que ce n'est pas à cause de l'Europe (en clair, vous n'aurez pas ici un couplet eurosceptique ou europhile ou eurotititata) mais la liaison entre négociation et interdépendance.

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La négociation est-elle le résultat de l'interdépendance ? C'est aller un peu vite en besogne.

Tout part d'abord de l'altérité, qui est première. En effet, le simple fait que l'Autre soit, qu'il existe, qu'il demeure à côté et donc soit différent, ce simple fait suppose la discussion, le dialogue et incite à la négociation.

Négocier, c'est d'abord reconnaître l'existence de l'Autre. C'est donc admettre que l'autre a des caractéristiques (il est autre) et donc une identité, et qu'on a soi-même des caractéristiques et donc une identité. Pas d'identité absolue. L'identité est toujours révélée par l'autre. L'identité est une distinction car c'est elle qui nous distingue de l'autre.

Avec l'identité vient, dans un deuxième temps, l'intérêt. "Je suis donc j'ai", voici la vraie équation (même si la plupart de nos contemporains estiment que "j'ai donc je suis"). L'identité précède la possession mais celle-ci vient juste après. En effet, chacun est d'abord sur son territoire. L'intérêt entraîne logiquement le possible conflit d'intérêt. Même un cours d'eau séparant deux territoires peut être objet de conflit : puis-je y pêcher autant que toi, ou peux-tu l'utiliser pour tes tanneries alors que je veux blanchir mes draps ? Le contact entre le Même et l'Autre (catégories de L. Poirier) entraîne par construction des frottements d'intérêts. Puisque c'est à la limite, ce n'est pas entièrement mien. La limite est le lieu où j'entre en contact avec l'autre et où nos intérêts peuvent se frotter, se confronter. La négociation sert à la délimitation de ces intérêts. Elle peut précéder le conflit (le lecteur aura remarquer qu'à dessein, je n'ai pas utilisé la notion de friction, clausewitzienne, renvoyant au domaine de la guerre et revêtant d'ailleurs un sens très particulier qui n'a pas lieu d'être ici) mais elle peut également intervenir au terme du conflit (ou même simultanément au conflit). Elle peut exister pour mettre fin au conflit ou pour accompagner et pacifier le nouvel état du monde suivant le conflit. Peu importe d'ailleurs la nature de ce conflit (éclats de voix ou guerre).

Dès lors, il faut se méfier des procédures. Les procédures de négociation sont utiles mais elle interviennent dans un tiers temps, après le constat des identités, après la confrontation des intérêts. Trop souvent, on s'intéresse aux techniques de négociation ou encore l'on absolutise la négociation (ce qui était, de façon sous-jacente, le propose de l'orateur de ce soir). Trop souvent, on oublie les intérêts.

Mais on n'est pas forcé à la négociation par l’interdépendance : celle-ci est une caractéristique fréquente du monde contemporain, mais elle n'est pas systématique. Au contraire, trop insister sur l'interdépendance pousse à oublier les intérêts, que l'on bannit aux cris de la "solution à trouver". C'est d'ailleurs le danger du win-win : à force de le mettre à toutes les sauces, on incite beaucoup de négociateurs à transiger et donc à abandonner leurs intérêts. Comme toujours, idéaliser le droit et la procédure n'amène pas forcément un progrès.

Disant ceci, j'ai bien conscience d'être très provocateur. Je m'en excuse.

PS : au moment de publier ce billet, je cherche une image. Tapez "négociation" dans Google, sélectionnez "images" et vous verrez : 80 % des illustrations vous présentent des poignées de main ou des discussions souriantes autour d'une table. Quelque chose de super positif. Rares sont les illustrations qui, comme celle choisie pour ce billet, suggèrent le conflit sous-jacent à la négociation. Pas de négociation sans conflit.

PPS : j'ai hésité : fallait-il classer ce billet sous "philosophie politique" ou sous "commandement" ? J'ai choisi "commandement", car le chef doit savoir qu'à la fin, il faudra une "négociation" : pour le cessez-le-feu, l'armistice, la paix, l'honneur aux morts...

O. Kempf

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