Bonaparte par Patrice Gueniffey

Cette biographie m’a intéressée dès que je l’ai vue sur un présentoir (car voyez vous, bien qu’un peu cybernétisé, comme nous tous, je continue à penser que rien ne vaut un présentoir de libraire pour faire son choix, et rien ne vaut un livre papier pour lire – d’ailleurs avec un crayon : mon côté indécrottablement vieux schnock). En effet, elle s’attachait à Bonaparte, non à Napoléon Bonaparte. L’homme avant que l’autre ne pointe son nez, comme disait Hugo.

Je vous dois une confidence : je n’ai jamais porté une grande admiration à l’empereur. J’entends déjà les clameurs qui me conspuent mais c’est ainsi : Certes, un grand homme ; D’accord, un génie militaire ; j’en conviens, celui qui mit fin à la Révolution et créa des institutions qui subsistent encore, matrice de la France moderne. Oui, oui, oui. Impressionnant, je ne dis pas. Mais je n’ai jamais ressenti pour lui cet attachement un peu sentimental que j’ai souvent rencontré chez nombre de mes congénères. Bref, une certaine défiance et peut-être une défiance certaine. Patrice Gueniffey y fait allusion dans son introduction : « Il est l’homme qui s’est élevé à des sommets inédits et qui, par son génie, a repoussé les limites connues. En cela, et là réside la fascination qu’il exerce encore, Napoléon est une figure de l’individu moderne ».

Le temps a passé et l’intérêt est venu : Se tenir éloigné des passions est une chose, ne pas chercher à comprendre une autre. Or, cette biographie se cantonnant à l’homme qui avait un nom avant un prénom, voilà ce qui attire le regard : au fond, compte-tenu justement du destin prodigieux, quelle fut sa formation politique ? quelle fut sa formation militaire ? Qui était Bonaparte avant Bonaparte, et qu’est-ce qui fit que Bonaparte fut Bonaparte pouvant devenir Napoléon ?

Il y a certes plusieurs interprétations biographiques : l’homme comme aventurier (un destin unique produit par les seules qualités de l’individu : Taine) ou le résultat de la nécessité historique (lui comme un autre : Bainville). Bien évidemment, la vérité est un composé des deux.

Toutefois, on est surpris de la médiocrité des débuts. Venu de nulle part, monté en France tardivement, apprenant difficilement le français et le latin à Brienne, apprenant simplement la géométrie à l’École militaire, on ne voit pas ce qui, dans son éducation, le prépare à devenir le génie militaire qu’il fut. Même son temps de lieutenant est entrecoupé d’absences nombreuses pendant lesquelles il revient en Corse intriguer. Juste ceci : « Napoléon ne cessait, depuis le début de ses études militaires, de lire, relire et méditer l’histoire des guerres et les batailles des grands capitaines » (p. 153). Une sorte d’autoformation, en quelque sorte : Le Roy de Bosroger, Lloyd, Jean du Teil, Guibert, Bourcet.. Il y découvre que « la manœuvre prépare la bataille » : là réside peut-être le génie futur.

Car voici la deuxième surprise : le jeune homme traverse la Révolution sans vraiment s’y intéresser. Il profite des événements pour tenter d’influer sur le cours des choses dans l’île, à la recherche d’une vaine indépendance. Il ne devient Français que tardivement, en fait : 1793, à l’issue du siège de Toulon ? Il y gagne ses étoiles de général, participe à Vendémiaire, s’active un peu dans l’armée de l’intérieur.

Le vrai tournant est celui de l’armée d’Italie. En deux ans, voici une brusque accélération de l’histoire. Il y révèle son génie militaire, ne cessant de défaire les Autrichiens jusqu’à menacer Vienne et obtenir la paix de Campo-Formio. Il eut bien sûr de la chance mais on ne peut résumer le général d’Italie à un simple chanceux. Surtout, il y fait l’apprentissage de la politique et de la diplomatie. C’est du côté de Milan qu’il s’essaye au pouvoir. Là est sa formation politique, dans la pratique.

L’épisode Égyptien n’est pas fameux : on n’en retient simplement qu’il y fut l’ancêtre de Gallieni et de Lyautey, inventant une tradition coloniale faite d’adaptation aux mœurs locales. Si le passage de Bonaparte en Égypte fut sur le moment un échec, il introduisit des idées qui devaient influencer durablement les rives du Nil et créer une idée française tout au long du XIX° siècle. Certains datent même de là les prémisses d’une « politique arabe ».

La prise de pouvoir lors du 18 Brumaire n’est pas un grand moment : s’il y a nécessité politique à la prise de pouvoir, le déroulement n’impressionne que par ses à-peu-près.

En fait, la dernière période vraiment impressionnante est constituée des trois années du consulat. Autant le général d’Italie a démontré ses talents militaires, autant le 1er consul démontre ses talents politiques. Beaucoup de choses étaient prêtes, sans doute. On lui doit toutefois d’avoir imposé le rythme et l’équilibre, qu’il s’agisse de la sécurité publique, de la stabilisation du pays, de l’organisation territoriale et de l’invention des préfets, du système financier, du code civil, du Concordat ou de la paix d’Amiens. Au fond, une gigantesque rationalisation de l’Etat, la conclusion de la Révolution par l’établissement d’un système politique qui allait subsister à tous les régimes ultérieurs. Marengo et Hohenlinden, les deux victoires d’alors, servent plus politiquement qu’Austerlitz, Wagram et Iéna réunies…

En 1802, l’œuvre est accomplie. Les treize années suivantes seront éclaboussantes de gloire et inutiles politiquement. Autant Bonaparte parvient, autant l’empereur est parvenu et ne sait que faire de son pouvoir.

Bonaparte par Patrice Gueniffey

  • NRF Gallimard, 2013

O. Kempf

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