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Terrorisme (J. Baud)

Cet ouvrage doit être absolument lu par toute personne s’intéressant à la stratégie ou la géopolitique. Il procure un sentiment de fraîcheur intellectuelle et nous éloigne de bien des assertions régulièrement ressassées sur l’asymétrie ou la radicalisation. Son sous-titre est explicite : « mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident ». Autrement dit, nous sommes grandement responsables de ce qui nous arrive. Du coup, nous n’avons pas de stratégie, juste des réactions, forcément désordonnées, forcément inefficaces. Qui nourrissent par contrecoup le feu que nous voulons éteindre.

En 2003, j’avais lu « La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur », du même auteur : il s’agit d’un colonel suisse, spécialiste du renseignement, qui a pas mal traîné dans de grandes organisations internationales. Il est aussi l’auteur d’une Encyclopédie du renseignement et des services secrets dont on attend impatiemment une troisième édition (il m’a dit qu’il y travaille). Autant dire que la réflexion est longue car appuyée sur deux décennies au moins de labeur sur le sujet. Toutes ses sources sont ouvertes, ce qui est d’autant plus remarquable et signale un système de recueil particulièrement efficace. Je l’ai déjà dit dans ce blog, je lis les livres avec un crayon : dans le cas présent, chaque page ou presque est gribouillée, signalée, commentée… Plusieurs chapitres se succèdent. Le premier (« les acteurs ») décrit le rôle des Etats-Unis, d’Israël, de l’Iran, de la Turquie et de l’Arabie. Du premier, on retient « des intérêts sans stratégie » et un « bouleversement programmé du Moyen-Orient » : « malgré les multiples théories du complot qui tentent d’expliquer la stratégie américaine, la réalité est plus prosaïque. Les diverses guerres dans lesquelles les Etats-Unis s’impliquent bruyamment – et qu’ils perdent d’ailleurs presque systématiquement- ne sont pas conduites selon une stratégie définie, mais à travers un ensemble d’engagements tactiques, guidés par un mélange d’arrogance, une surestimation de leurs capacités, une propension quasi-marxiste à propager un système politique et économique qu’ils pensent être le meilleur et, surtout, une énorme incapacité à en comprendre la vraie nature » (p. 28). « Israël est le seul pays au monde à n’avoir pas su juguler la menace terroriste en plus de 60 ans » (p. 29). Et plus loin : « comme on le constate, le discours du Hamas est parfaitement cohérent : la terre est bien au centre de la question et non la religion ou même la création d’un califat islamique » (p. 45). Le second chapitre interroge « Ai Qaida, le mythe fondateur ». « Et pourtant, aucun groupe terroriste du nom d’Al Qaida n’a jamais été créé, ni par Bel Laden ni par quiconque » (p. 81). « L’usage du nom d’AQ pour décrire cette mouvance djihadiste naissante est en fait dû aux autorités américaines. Pas de complot ici ni de calcul machiavélique de la part des Américains, mais un simple problème juridique » (p. 85). « Or Ben Laden lui-même n’a jamais revendiqué cette appellation » (86) et « aujourd’hui, AQ est devenu une commodité de langage pour désigner une mouvance difficile à définir » (87). Et selon un responsable du FBI, « la raison pour laquelle le 11 septembre n’est pas mentionné sur l’avis de recherche d’OBL est que le FBI n’a aucune preuve qui relie Bel Laden au 11 septembre » (88). Ainsi, la sur-réaction américaine (et occidentale) a paradoxalement encouragé le développement du terrorisme qui « a besoin d’un adversaire déterminé pour légitimer son combat » (96). « La conséquence stratégique des interventions en Afghanistan et en Irak a été de donner un sens matériel à l’action terroriste en la plaçant dans le contexte d’une résistance à une guerre illégitime » (98). En fait, il n’y a pas un Al Qaida mais des Al Qaida… Le troisième chapitre s’intitule « à la source des problèmes ». Il évoque « une compréhension simpliste du phénomène jihadiste qui se concentre davantage sur la manière dont il frappe que sur les causes qui le font émerger » (103). Evoquant la première guerre du Golfe comme le péché originel, il rappelle les principales revendications des jihadistes (auxquelles on fait rarement attention) : « retrait de la présence américaine du territoire d’Arabie Saoudite, levée de l’embargo contre l’Irak, cessation du soutien à Israël » (113). « Ainsi, contrairement aux affirmations fantaisistes qui ont suivi le 11 septembre, on ne trouvait ici [les revendications datent de 1998] ni ambition mondiale d’extension de l‘islam, ni Califat, ni guerre sainte contre la chrétienté, dans le monde ni contre le monde occidental, mais uniquement la lutte contre une présence américaine au Moyen-Orient perçue comme envahissante, arrogante et déstabilisante » (114). « Les groupes djihadistes qui arriveront plus tard, après l’intervention américaine en Irak, avec des structures plus ou moins définies, seront assimilées à Al Qaida. Leur doctrine cependant sera très différente : orientée sur la résistance à l’occupant (…) pour exercer une pression sur les forces occidentales déployées en Irak ». Avec les attentats de Madrid apparaît « un nouveau concept avant la lettre : le terrorisme de dissuasion qui frappe les pays impliqués dans la guerre sur leurs arrières afin de les inciter à se retirer du conflit » (117). La même analyse peut être menée à propos de l’Afghanistan puisque « les Taliban ne sont pas des djihadistes » et « ils n’ont jamais été désignés comme une organisation terroriste ni par les États-Unis ni par les Nations Unies » (128). L’ouvrage passe en revue les caprices américains et l’incapacité européenne (141), les mensonges et l’incompétence britannique (149) pour évoquer une deuxième naissance du djihadisme (153). La guerre en Libye (157) rappelle le mandat détourné (160) et montre que cela mène directement à la crise syrienne. Le passage sur la guerre en Syrie (168 sqq.) montre que le processus qui s’est déroulé n’est pas autant à charge du régime que la vulgate le dit et que dès le début, la rébellion syrienne a été soutenue (déclenchée ?) par les Occidentaux. Autrement dit encore, les Occidentaux ont beaucoup à se reprocher dans l’émergence puis l’explosion du phénomène djihadiste : « en clair, la sottise et l’aveuglement sont les causes les plus certaines de cette émergence » (196). Désormais, « il ne s’agit plus de forcer les Etats-Unis à quitter l’Arabie Saoudite mais de résistance militaire à une occupation » (197). « Le combat de l’EI, qui n’est ni syrien ni composé de Syriens, n’est pas dirigé contre le régime d’Assad mais il se situe dans une perspective plus large de lutte d’influence entre sunnisme et chiisme. C’est un prolongement du conflit irakien, où l’arrivée au pouvoir des chiites, grâce à l’intervention américaine, a rompu l’équilibre régional qui existait » (198). Au fond, l’EI a accentué la nature locale de son combat et a abandonné l’idée de djihad global d’AQ. Le quatrième chapitre s’intitule « le terrorisme djihadiste aujourd’hui ». Il note l’incompréhension de l’Occident due à plusieurs facteurs : « la logique d’un conflit qui a pour référence Dieu (…), une grille de lecture dépassée établie par analogie aux expériences des années 1970-80 (…), le souci d’éviter de donner une image radicale de l’islam et de se distancier des terroristes (…), l’ignorance occidentale de la mentalité et de la culture de l’islam (…), l’absence d’informations objectives sur un certain nombre d’événements clefs (…), une approche juridique de la violence politique » (257). « Les terroristes ont bien compris que nous les comprenons mal puisqu’ils ont même conceptualisé la déstructuration de leurs réseaux » (259). « Ainsi, il apparaît assez clairement que le concept de djihad n’exprime pas a priori l’intention d’imposer l’islam, mais simplement la volonté de le défendre contre une agression » (261). Et « par analogie au processus marxiste, nous voyons le terrorisme djihadiste comme l’élément d’un processus révolutionnaire qui viserait à remplacer la culture occidentale (judéo-chrétienne) par une culture musulmane » (263). Or, pour J Baud, c’est faux car « on ne construit pas un conquête par une somme d’actions individuelles non-coordonnées et aléatoires » (264) même si « les mouvements islamistes en Irak, Syrie ou en Libye sont dans un processus de conquête du pouvoir » (265). « Alors qu’en Occident la victoire est associée à la destruction de l’adversaire, dans l’islam, elle est associée à la détermination à ne pas abandonner le combat » (271). Grand ou petit djihad, la victoire est analogue, « c’est essentiellement une victoire sur soi-même ». Du coup, « la démonstration d’une détermination par la violence constitue un objectif, plus que son résultat effectif » (273). De même, il faut relativiser la notion de frontières car le djihadisme s’accommode de la discontinuité géographique : « l’action militaire ne s’inscrit pas nécessairement dans une logique territoriale mais dans celle d’une communauté » (274). Dès lors, « la crainte d’un califat sur tout le pourtour de la Méditerranée n’a pas de fondement » (275). De même « le terrorisme est une méthode et non une finalité. Le problème de fond est que dans le cadre du terrorisme islamiste, la méthode se place dans un référentiel religieux, plus large que celui dans lequel la mentalité occidentale place la guerre » (280). Le chapitre se poursuit sur des pages importantes consacrées à la stratégie djihadiste : elles mériteraient d’être reproduites en entier. Le cinquième chapitre est sobrement nommé « le constat » et se concentre sur la question du renseignement. « Les Etats-Unis auraient dépensé 5 trillions de dollars dans cette guerre qui finalement n’a fait qu’encourager, nolens volens, le terrorisme. Parallèlement, dans tous les pays occidentaux, on observe un recul constant des libertés individuelles, une intrusion toujours plus marquée de l’Etat et des services de renseignement dans la vie privée des individus, une action politique souvent incohérente… » (307). En un mot, la compromission. Bref, nous avons bafoué nos principes sous prétexte de les défendre, en plus avec inefficacité : « la société occidentale n’est plus perçue comme exemplaire » (315). L’auteur écrit alors une section sur « le mythe de la puissance américaine », une autre sur les services de renseignement : « si les SR sont effectivement un point central de la lutte contre le terrorisme, ils sont cependant également un élément central des échecs, faillites et absurdités de ce dernier quart de siècle » (333). L’auteur dénonce un déficit analytique chronique. « Durant la guerre froide, le renseignement devait percer des secrets alors qu’aujourd’hui il doit découvrir des mystères, c'est-à-dire des informations qui n’existent peut-être pas » (338). « Une des conséquences est la confusion croissante entre information et renseignement ». Il note ensuite « l’incapacité des services à détecter la désinformation qui guide le plus souvent les décisions stratégiques des grandes puissances » (339)/. « Dès lors qu’il définit qui est la menace et qu’il a la liberté de la neutraliser, un SR devient juge et partie et les risques de compromission et de corruption sont importants. En effet, les services peuvent créer eux-mêmes les conditions qui leur permettent d’intervenir » (352) : au passage, on notera la pratique constante du FBI qui « piège » nombre de ses cibles. « Ainsi, aussi étrange et paradoxal qu’il y paraisse, le FBI est devenu le principal organisateur d’attentats terroristes aux USA » (353). « La principale leçon du 11 septembre est que l’anticipation de l’action tactique est souvent impossible, ce qui donne à l’anticipation stratégique un rôle déterminant » (358). « Ainsi, les SR dont la fonction primaire est précisément de « renseigner » sont progressivement devenus incapables de le faire et ont mis l’accent sur « se renseigner » (364). On lira enfin avec le plus grand intérêt la section sur « contre-terrorisme ou antiterrorisme ? » (377 sqq.). Le CT est l’action préventive quand l’AT est l’action préemptive, en aval de la décision terroriste (quand le CT travaille en amont). Or « une des difficultés fondamentales de l’AT est qu’il est souvent perçu dans le cadre d’une stratégie préventive » (388) donc contre nature. La conclusion s’ordonne autour de sections dont le titre dit tout : « L’agressivité, symptôme de faiblesse gouvernementale » ; « Comprendre n’est pas accepter » ; « une faiblesse chronique, le renseignement stratégique » ; « à la recherche de solutions ». On l’aura compris, voici un livre indispensable, qui témoigne d’une belle liberté de ton, met à bas nombre de croyances communes, d’opinions, de clichés qui entravent le raisonnement. Alors que le débat public frappe par son incohérence (il ne s’agit pas simplement d’une affaire d’experts mais d’une approche plus générale de la question), ce libre esprit, comme la Suisse sait heureusement en produire régulièrement, apporte une bouffée d’air frais. Sur la question, il s’agit probablement du livre le plus convaincant que j’ai lus depuis longtemps. Indispensable à mon sens, car ne cachant pas nos responsabilités ni nos marges de progrès. Il est vrai que cela suppose de la part des responsables un peu de réflexion, chose qui n’est pas la chose la plus partagée… [Terrorisme, Mensonges politiques et stratégies fatales de l'Occident|https://www.editionsdurocher.fr/livre/fiche/terrorisme-9782268084039] par Jacques Baud, editions du ROcher, 2016, 424 ppages, O. Kempf

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