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Cyberconflit et guerre informationnelle

Brunot Racouchot, directeur du cabinet Comes, publie tous les mois une lettre sur l'influence, intitulée Communication et influence (voir site). En six pages, elle interroge un expert pendant deux pages et ajoute des extraits significatifs de ses écrits. Bruno Racouchot m'a interrogé pour ce dernier numéro, à la suite de noms prestigieux comme Philippe Bilger, Rony Brauman, Bernard Carayon, Gérard Chaliand, Dominique David, Michel Foucher, Jean-François Gayraud, Hervé Juvin, Gille Lipovetsky ou Hubert Védrine.

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Je suis donc très honoré de ce numéro que vous pouvez télécharger entièrement ici. Mais voici déjà l'interview proprement dit, où j'essaie de décrire les liens très profonds entre la cyberconflictualité et la guerre économique, l’information n'était qu'en apparence le carburant de ces oppositions beaucoup plus profondes.

Existe-t-il des jeux d'influence dans le cyberespace ?

D'abord, il faut bien comprendre dans quel cadre se déploient les actions au sein du cyberespace. Ce dernier se structure en trois couches : physique, logique, sémantique. La première, physique, concerne l’ensemble des matériels de toutes sortes utilisés pour manier la donnée, l’information, et la transmettre. La seconde, logique ou logicielle, intègre l’ensemble des dispositifs de codage et de programmation qu’utilisent les machines et infrastructures afin de transformer et transférer l’information. La troisième est la couche sémantique. Elle s’intéresse au sens de l’information, étant donné que celle-ci ne peut être réduite à de la "donnée" neutre. C'est cette dernière couche, parfois dénommée couche cognitive ou couche informationnelle, qui constitue le cœur de la problématique qui nous intéresse ici.

En effet, cette couche sémantique concerne l'ensemble des données et informations qui circulent dans le cyberespace. A partir de leur exploitation, on donne de l'intelligence à ces masses de données qui deviennent de l'information. En conjuguant ces informations, en leur donnant du sens, on produit des connaissances qui vont devenir prenantes à des jeux de pouvoir. Il y a donc en permanence au sein de ce cyberespace des jeux d'instrumentalisation des données et des informations, qui servent des intérêts et donc alimentent des conflictualités. Et l'essentiel de ces conflictualités, entre États bien sûr mais aussi entre entreprises, se déploie sur la couche dite informationnelle.

A cet égard, il faut bien comprendre que l'on est passé d'un monde de concurrence et de compétition à un monde de conflictualité et de guerre économique, où la guerre de l'information joue un rôle majeur. Je dois confesser que j'ai longtemps été rétif à cette expression de "guerre économique", qui me paraissait excessive. Mais l'on doit bien reconnaître que, dès la décennie 1990-2000, on assiste à des affrontements où des acteurs hétérogènes (entreprises et États) s’allient afin de faire valoir des intérêts simultanément publics et privés. Les catégories classiques sont bouleversées de fond en comble. On voit ainsi de plus en plus intervenir les autorités publiques sur un mode direct ou feutré, afin de soutenir et faire gagner "leurs" entreprises.

La guerre informationnelle fait donc pleinement partie de la guerre économique, a fortiori dans le cyberespace…

Indéniablement. Le grand processus de mondialisation des années 1990 a été permis par l'éclosion des technologies de l'information et de la communication. Le paradigme de la "concurrence pure et parfaite" – si tant est qu'il ait d'ailleurs jamais existé – s'évanouit dans le cyberespace pour faire face à la conflictualité permanente et omniprésente. De même que s'efface un autre paramètre, à savoir la séparation entre le public et le privé. Pour preuve, aux États-Unis, l'interaction profonde et mutuellement profitable entre les services de renseignement et les grands acteurs du cyber. La NSA surveille certes les terroristes, mais l'essentiel de son activité concerne le renseignement économique. De même, la Chine a déployé un formidable dispositif cyber centré sur l'espionnage économique. Pourquoi ? Parce que par ce biais, la Chine compte renforcer sa souveraineté et permettre l'émergence de sa puissance. Ces deux superpuissances ont une pleine conscience de l'interaction entre public et privé.

Il faut en outre bien appréhender l'ampleur et la nouveauté du phénomène auquel nous nous trouvons confrontés. La mondialisation et la révolution du cyber qui la favorise et l'accompagne sont de formidables instruments de dissolution des structures. On évoque souvent les ravages de la corruption, mais celle-ci n'est que la conséquence dans l'aire économique de la dissolution des structures existantes. On observe ainsi un affaiblissement des États et en corollaire, le retour d'hommes forts à leur tête, tentant de contrer cette tendance générale. Car il existe bel et bien une demande émanant des populations du monde entier, de retour aux structures établies et à un ordre commun qui permette d'endiguer la fluidification générale et de revenir à une stabilité dont les peuples ont la nostalgie.

Quels sont les risques majeurs sur le plan informationnel pour une entreprise dans le cyberespace ?

On peut distinguer trois types majeurs d’agression dans cette guerre informationnelle. La guerre pour l’information équivaut à de l’espionnage. La guerre contre l’information correspond au sabotage. La guerre par l’information est assimilée à de la subversion.

Premier cas, l'espionnage : il vise à acquérir les informations sensibles de l'entreprise, sur son fonctionnement interne (organisation, finances…) ou sa stratégie externe (axes de développement, campagnes marketing à venir…). Second cas, le sabotage. Il va tendre à perturber voire corrompre le dispositif-cible. L'attaque peut être d'ordre technique ou aller plus loin, pouvant salir ou détruire la notoriété de la structure visée, en attaquant son image de marque, autrement dit en dévalorisant son capital immatériel. On entre ici dans le troisième type de menace évoqué, à savoir la subversion. Dès lors, nous ne sommes plus dans le simple domaine de l'e-réputation, mais bien dans une sphère autre, celle de l'utilisation de toutes les ressources du cyberespace dans la guerre informationnelle que se livrent les entreprises.

Alors que faire ?

Poursuivre et amplifier la démarche initiée par l'intelligence économique en la transformant en intelligence stratégique. Si l'intelligence économique consiste en l'utilisation de techniques de renseignement, de veille, d'influence au profit des entreprises, l'intelligence stratégique, elle, constitue l'étape d'après, celle qui intègre pleinement cette dimension supplémentaire amenée par la mondialisation et le digital que nous venons d'évoquer. Tous les champs sont désormais ouverts, mais dans une configuration de conflictualité généralisée, avec des kyrielles d'acteurs publics et privés, officiels et non-officiels, avec des jeux relationnels et de pouvoirs qui ne se situent pas dans le cadre d'organigrammes classiques, mais n'en sont pas moins bien réels. L'intelligence stratégique a dès lors pour but d'identifier les forces qui sont réellement à l'oeuvre derrière le paravent des institutions et d'en saisir le fonctionnement. Pour ma part, en tant que stratégiste, j'aide les entreprises à prendre conscience de ces nouveaux défis, à comprendre la nature des jeux de puissance et d'influence qui se déroulent dans ces conflictualités d'un nouveau genre, et enfin, à décider.

O. Kempf

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