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CLausewitz (III, 12) Union des forces dans le temps

Ce chapitre, assez long, n'est pas des plus aisés. Et pour tout dire, j'ai eu du mal (et je continue) à en saisir toutes les subtilités. Pardonnez-moi donc les incomplétudes qui sont, forcément, de mon fait, non celui du maître....... Je ferai donc peu de commentaires, pour citer abondamment le texte lui-même, à charge pour chacun de se faire une idée, et au besoin de m'aider.

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1/ A la guerre, "le plus fort anéantit le plus faible" (p. 209). "Cela posé, on ne peut en principe employer les forces progressivement - il faut au contraire déployer simultanément toutes les forces choisies- c'est une loi élémentaire de la guerre". "Il en est bien ainsi dans la réalité, mais seulement dans les cas où le combat s'apparente à un choc mécanique. S'il est plutôt l'affrontement prolongé de deux forces destructrices, on peut envisager un engagement consécutif des forces". Jusque là, pas de problème. On pense à la bataille de Verdun, paroxysme de la guerre d'usure, au cours de laquelle les troupes étaient engagées pendant une dizaine de jours avant d'être en repos à l'arrière pour deux mois environ (chiffres de mémoire, que je suis tout prêt à corriger selon les précisions des lecteurs). D'ailleurs, cette relève régulière des troupes nécessite un flux logistique qui est l'essentiel de la guerre. La victoire de Verdun, c'est d'abord la voie sacrée, grande victoire des tringlots, gloire à eux.....

2/ Puis Clausewitz nous produit un calcul spécieux et peu convainquant, destiné à prouver que l'afflux régulier de troupes fraîches permet de mieux emporter le combat que de les déployer d'un coup. Il ajoute aussitôt : "tout officier qui a l'expérience du feu n'hésitera pas à donner l'avantage au côté qui déploie des troupes fraîches" (p. 210). J'ai ici l'impression que CVC parle de son expérience du combat, et que sa formalisation arithmétique n'est destinée qu'à donner une apparence de méthode et de calcul à l'appui de son affirmation. Les phrases qui suivent sont plus convaincantes : "on comprendra ainsi aisément pourquoi le déploiement de troupes trop nombreuses peut devenir nocif : la supériorité numérique a beau promettre maints avantages à première vue, on risque plus tard de la payer cher". Or, à l'appui de l'engagement différé des forces, on peut ajouter qu'il n'y a pas que le facteur temporel : l'exiguïté du lieu de bataille peut aussi contribuer à un engagement successif, afin d'éviter qu'on 'se marche dessus' et pour permettre à' l'ensemble des troupes de s'engager. La supériorité numérique exige aussi de l'espace. Si celui-ci fait défaut, il faut étaler cette supériorité dans le temps. Mais la condition temporelle dépend d'une condition spatiale.

3/ CVC continue : "Ce danger ne s'applique cependant qu'à la phase de désordre, de dislocation et d'affaiblissement, en un mot, à la période de crise que suscite tout engagement, même du côté du vainqueur". Cette expérience est incontestable, et partagée par tous ceux qui ont connu le feu. Le feu, c'est le désordre. Car dans cette période de crise, "l'arrivée de troupes plus fraîches pèse d'un poids décisif". Mais cela n'est que très fugace, car si l'engagement évolue au point que le désordre cède le pas à l'ascendant de l'une des deux parties, "les renforts frais seront impuissants à refaire le terrain perdu". Tout est donc question de moment : la question n'est pas celle des troupes fraîches, mais de leur engagement au moment opportun dans la bataille...Autant dire que ce décalage dans le temps paraît bien aléatoire.

4/ "Nous touchons ici à la source d'une différence essentielle entre la tactique et la stratégie". "les succès tactiques ont lieu le plus souvent pendant la période de dislocation et d'affaiblissement. Le succès stratégique, c'est-à-dire la victoire qui couronne l'engagement dans son ensemble (...) est déjà acquise par cette phase de crise". "Il faut que les engagements partiels commencent à s'agréger en un ensemble plus stable pour que s'annonce le succès stratégique". Et CVC de nous emmener à la conclusion partielle : "De cette différence, il résulte que la tactique peut mettre les forces en action consécutivement, alors que la stratégie doit les déployer simultanément". Je reste ici un peu interdit, notamment par le procédé de l'agrégation évoqué par Clausewitz. J'ai l'impression (mais ne connaissant pas suffisamment Jomini, je réclame l'indulgence des spécialistes, et même leur aide pour comprendre ce thème) qu'ici, CVC se démarque de Jomini pour qui le succès stratégique serait forcément la résultante de l'accumulation de succès tactiques. ON a l'impression que le succès stratégique est d'une autre dimension. Toutefois, la liaison qu'il fait entre la stratégie et la tactique paraît compliquée...et assez opaque.... du moins pour moi. CVC va d'ailleurs essayer de préciser sa pensée....

5/ "Si au niveau tactique (...) je ne dois au départ jeter dans la mêlée que les forces strictement nécessaires, et épargner les autres, (...) il n'en est pas de même au niveau stratégique". et plus loin : "Au niveau stratégique (...) il découle qu'on ne saurait utiliser trop de troupes, et que les troupes disponibles doivent l'être en même temps" (CVC souligne). Mais il ajoute presqu'aussitôt, qu'outre le combat, "il faut aussi prendre en considération les hommes, le temps et l'espace, qui sont les vecteurs de cette activité, et leurs effets" (p. 212) : ces restrictions, ajoutées in fine, sonnent comme des remords, des excuses pour justifier que la démonstration qui précède puisse ne pas être convaincante. Je remarque d'ailleurs qu'il introduit le temps comme facteur de la bataille, alors que ce chapitre a justement pour objet d'évoquer le rôle du facteur temporel dans l'engagement..... La confusion guette.... Bref, ce n'est pas parce que c'est Clausewitz que c'est parole d'évangile.........!

6/ Je reste interdit pour une autre raison : le titre du Livre III, rappelons-le, s'intitule "de la stratégie en général". Cela fait onze chapitres que l'auteur nous dit ce qui n'est pas stratégique. On croit arriver au critère de la stratégie, l'auteur nous le fait entendre, et finalement, ce critère n'en est pas un et apparaît confus. J'ai l'impression que CVC a du mal à déterminer exactement ce qui distingue le tactique du stratégique, et surtout comment lier les deux. Il n'évoque pas le niveau opératif, qui pourrait être une solution (voir à ce sujet l'instructif entretien avec Shimon Naveh dans le dernier DSI).

7/ "A la guerre, les fatigues, les efforts et les privations sont un facteur indépendant de destruction (...) on le retrouve au niveau tactique (...) mais la brièveté des actions tactiques empêche les effets de la fatigue de se faire trop sentir"." Le temps et l'espace de la stratégie sont bien plus vastes (...) et les effets (...) sont souvent tout à fait décisifs". Admettons, même si cela est peu convainquant. Ce qui ne l'est pas du tout, c'est quand CVC ajoute que dans la "période stratégique, tout ce qui y a été exposé se retrouve affaibli, ce qui rend si décisive l'arrivée de troupes fraîches". En fait, on a l'impression que Clausewitz inverse la démonstration. Ce n'est pas parce qu'on est au niveau stratégique que l'arrivée de troupe fraîches a une telle importance, c'est parce que l'arrivée de troupes fraîches emporte la décision qu'on atteint le niveau stratégique. Adopter ce point de vue, à rebours de celui de CVC, permet de comprendre enfin son propos.

8/ Dès lors, la suite est de moindre intérêt. L'auteur a beau ajouter qu' "il ne faut pas confondre l'idée de renforts avec celle de troupes fraîches", il convainc peu. Tout l'art consiste à savoir quand engager ce supplément de forces, quelque nom qu'on lui donne. Et les recettes énoncées par CVC ne suffisent pas à faire une théorie. Il évoque ensuite (p. 213) la façon de suppléer aux privations, mais dans une perspective de cantonnement et de campement fort éloignée de la logistique moderne. Il s'essaye à indiquer comment "chiffrer approximativement (...) l'effectif excédentaire" par rapport à "ce dont on a besoin" (p. 214).

9/ Il tente alors de conclure, en ramassant sa pensée : "au niveau tactique, si la troupe commence à s'affaiblir du fait de la simple durée de son emploi, le temps devient alors facteur du résultat, ce qui n'est pas le cas, essentiellement, au niveau stratégique. Les dommages que le temps inflige à l'armée au niveau stratégique peuvent être en partie atténués par la masse, ou compensés d'autre manière. Au niveau stratégique, il ne peut donc être question de faire du temps un allié en soi en n'employant les forces que graduellement" (p. 215). Et il se sent obligé d'être encore plus synthétique, comme s'il savait qu'il n'est pas convaincant : "toutes les forces déployées en fonction d'un objectif stratégique doivent y être employées simultanément".

On l'a compris : il s'agit d'une intuition, peut-être juste, mais non démontrée.

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 25 mai 2009, 20:52 par Jean-Pierre Gambotti

Dans un récent commentaire je rappelais le caractère polysémique du terme « stratégie ». Ainsi pour la bonne compréhension de De la guerre en général et de chapitre en particulier, est-il nécessaire de revenir à la définition, associée à celle de la tactique, que donne Clausewitz dans le Livre II Chapitre 1 page 113 , « …la tactique sera la théorie de l’emploi de la force armée dans l’engagement, et la stratégie la théorie de l’emploi de l’engagement au service de la guerre ». Jamais Clausewitz n’a varié dans cette acception corrélative de la stratégie et de la tactique. Je rappellerai une définition encore plus simple qu’il donnait en 1812 au prince de Prusse dont il assurait la formation militaire : « La stratégie est la combinaison des différents combats qui composent la guerre en vue d’atteindre le but de la campagne et celui de la guerre. » En conséquence, insiste Clausewitz « le plus important à la guerre reste donc l’art de vaincre son adversaire dans le combat. »


Combats, batailles, engagements, mettons au passif de la traduction l’utilisation indifférenciée de ces termes et l’on comprendra que la manœuvre stratégique est la combinatoire des batailles et que la manœuvre tactique est la combinatoire de « la multitude des actes isolés » qui composent la bataille. Pour moi « l’union des forces dans le temps » et la différence entre l’engagement consécutif au niveau tactique et l’engagement simultané au niveau stratégique, s’expliquent dans le sens où la bataille est le lieu du corps au corps, du temps court, et qu’il est rare comme le souligne Clausewitz de l’emporter dès le premier succès ; la fatigue, l’attrition et la létalité, nécessitent une économie des forces du premier ordre, donc une nécessaire succession d’engagements de choc et de feu, ; la stratégie relève d’une économie des forces du second ordre, nous sommes au niveau de la campagne, du temps long et des grands espaces, il s’agit d’amener de grandes entités à se rencontrer pour mener bataille ; dès que l’engagement est décidé, et Clausewitz l’explicite dans le chapitre suivant, la réserve stratégique devient inutile. D’ailleurs comment manœuvrer une réserve stratégique au niveau de la campagne ou de la guerre à l’époque de Clausewitz, si l’on considère les problèmes de transmissions des ordres, distance et sécurité et les délais de mouvement et d’intervention de la force réservée jusqu’aux lieux d’engagements possibles ? A comparer avec l’espace /temps de la bataille napoléonienne….


Mais je suis assez d’accord avec vous, je trouve ce chapitre intellectuellement fondé, je veux dire bien inscrit dans la démarche de Clausewitz, mais daté. D’ailleurs, ce n’est pas dans sa théorie du combat que l’on trouve les grands invariants qui ont fait florès dans les écoles de guerre.


Très cordialement


Jean-Pierre Gambotti

EGEA : Ce rappel des définitions est utile. Toutefois, et vous le savez aussi bien que moi, CVC n'a rédigé vraiment que le premier livre : d'où sa définition que vous donnez. Mais ainsi que vous l'aviez rappelé lors d'un billet précédent, les livres suivants ont été établis par la veuve à partir des projets et des notes de son époux (un peu comme les ouvrages d'Hegel sont tirés des notes de cours de ses étudiants, et nécessitent également une lecture critique). Il y a donc des possibilités d'inachèvement et d'incohérence. Je trouve ainsi que ce chapitre ne brille pas par son équilibre interne. Or, c'est le point central du livre III, me semble-t-il. Cette faiblesse ne veut pas dire que le reste de l'oeuvre est infondé. Seulement qu'il faut une lecture critique du maître, justement pour s'approprier ce qui est vraiment convainquant. Pour l'instant, je reste sur ma faim.

2. Le lundi 25 mai 2009, 20:52 par Jean-Pierre Gambotti

Clausewitz, pour moi, est d’abord un mécanicien. D’ailleurs les opérationnels modernes se sont saisis de la cinématique de la guerre qu’il a imaginée, pour élaborer une méthode de raisonnement des opérations à présent quasi universelle. Ainsi peu importe que De la guerre ne soit qu’un compendium post mortem, il nous permet à la fois de bien penser la guerre et d’approfondir et de méditer les concepts fondamentaux de cette mécanique. Et pour ma part j’estime que pour lire avec profit ce recueil intellectuellement très chargé, il est nécessaire d’utiliser quelques clés, et l’une d’entre elles, en l’occurrence, est cette définition - plus proche d’ailleurs de l’axiome - de la stratégie et de la tactique. Bien sûr je confirme que je trouve cette distinction dans le temps des engagements stratégique et tactique, datée. Mais le raisonnement, eu égard aux prémices, tient la route. Réunion des forces dans l’espace, union des forces dans le temps, Clausewitz annonce, le principe de l’économie des forces, ce n’est pas rien.
Très cordialement
Jean-Pierre Gambotti

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