Pierre-Marie Guillon : Désarme, citoyen

Pierre-Marie Guillon : Désarme, citoyen

Editeur « L’hérésie retrouvée », 2009,

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En vacances, j’ai un voisin qui est un homme charmant. C’est un homme profond avec qui nous discutons des sujets graves qui siéent à l’environnement du lieu : le défrichage d’un vieux chemin, l’art contemporain, la restauration des menuiseries anciennes, la qualité comparée des marchés de quatre-saisons alentours. C’est aussi un marcheur. On ne se méfiera jamais assez des gens qui marchent : le pied est un formidable instrument de méditation, les pèlerins le savent bien. Notre homme ne s’inscrivant pas dans ce projet, ses promenades sur les GR lui laissent l’esprit libre.

Voici donc qu’il décide de coucher sur le papier le résultat de ses méditations, et même de les publier. Il est charmant, je vous l’ai dit, aussi a-t-il été assez gentil pour m’envoyer un exemplaire. Surprise : il s’agit d’une réflexion sur la politique de défense de la France.

L’homme est un solitaire, je vous dis : il avait sous la main le parfait interlocuteur pour tester ses idées, fi ! il a persisté dans son chemin solitaire et sa réflexion individuelle. Et on dira que les Français ne s’intéressent pas à leur défense ....

Quel est donc son discours ? il est simple : la guerre n’a plus lieu d’être en Europe, les hypothèses d’emploi de la bombe atomique sont improbables et peu crédibles, la France n’a plus les moyens de se payer tout ça, et la vraie guerre aujourd’hui est, vous l’aurez deviné, économique et culturelle. Conséquence logique : désarmons.

C’est bien sûr un peu frustre. Si l’auteur a lu le Livre Blanc sur la Défense, il ne connaît rien de la stratégie à l’âge nucléaire (Clausewitz ? Beauffre, Gallois ? Aron ? de qui voulez-vous parler ?). Son analyse de l’emploi de l’arme a toutefois du mérite, si on considère justement le manque d’expertise de l‘auteur : d’une certaine façon, elle est rafraîchissante et par moments stimulante. Mais PM Guillon oublie juste une chose : on ne désinvente pas l’arme nucléaire. Il ne voit donc pas sa conséquence imparable : c’est la bombe qui nolens volens garantit la paix européenne, bien plus que la vertu des hommes. C’est le fondement essentiel de son raisonnement qui est là mis à bas, sans qu’il soit besoin d’évoquer les imprécisions ultérieures.

L’homme se prétend bien sûr incompris et marginal, puisqu’ayant cherché sur Internet, il n’a pas lu d’exposé anti-militariste. On passera sous silence les poncifs du genre (la confusion habituelle entre métaphysique et religion, l’inévitable critique de la Marseillaise) ou les erreurs factuelles, qui sont pardonnables, pour mettre en valeur des vérités qui sont indéniables et qui m'interrogent également, puisque il y a aussi du bon dans ce livre : « A cette contradiction, il existe deux explications possibles : soit une légèreté très gravement coupable de nos responsables politiques et militaires, soit le fait que ces mêmes responsables ont tous cessé de croire, en leur for intérieur, à tort ou à raison, sans nécessairement en avoir pris conscience, à l’existence du risque de guerre ou de se prémunir contre lui » (p. 90).

J’ai toujours tendance à penser que tout livre détient une part de vérité. Ce qui m’intéresse dans celui-ci n’est pas seulement sa cohérence, mais ce qu’il révèle : d’être très représentatif de tout un courant qui tend à devenir dominant, celui de la négation de la guerre. Il s’agit d’un anti-militarisme qui n’est pas révolutionnaire, mais qui est inclus dans le système. En ce sens, malgré l’appel final à ce que « la vraie gauche » se saisisse du sujet, l’auteur est représentatif du conformisme ambiant (n’est-il d’ailleurs pas sciences-po, gérant financier, journaliste). C’est le nouvel anti-militarisme conservateur, pragmatique, économe. C’est la nouvelle idée reçue de Bouvard et Pécuchet : il n’y a plus la guerre comme avant, il n’y a donc plus besoin de l’armée comme avant, d’ailleurs la conflictualité moderne est économique et il faut faire des économies. On croit entendre ceux qui vous expliquent comment « rationaliser », terme signifiant dans toutes les organisations, publiques ou privées, le moyen de couper dans les effectifs et les budgets. L’auteur ne pense donc pas à contre-courant, quoi qu’il le prétende : il est représentatif de cette nouvelle génération de « responsables » et ne fait qu’émettre le discours dominant de demain.

Ou plutôt d’hier, car le discours globalisant (il n’y a plus de souveraineté, l’Etat est inutile) a pris un rude coup conceptuel avec la crise actuelle.

En fait, mon principal désaccord tient à la compréhension de l’Etat. Pour l’auteur, l’armée est une conséquence de l’Etat. Or, c’est bien évidemment l’inverse qu’il faut admettre : pour organiser la société il faut légitimer la violence ce qui impose une armée permanente, donc des subsides, donc des impôts, donc une démocratie pour consentir l’impôt. L’aventure européenne ne pose que la question du déplacement du curseur du lieu de l'Etat. Que l'Europe ait un projet irénique (la paix universelle kantienne) ne signifie pas pour autant la fin de la guerre, n’en déplaise à l’observateur peu attentif : juste un changement de la guerre, qui n’est plus la guerre industrielle et étatique d’autrefois : mais cela, les stratèges modernes l’ont compris depuis longtemps.

J’ai hésité quelque peu à évoquer ce livre : en parler, c’est en faire la publicité. Toutefois, on ne masque pas les idées : leur vigueur (je ne parle pas de leur vérité ou de leur pertinence) leur appartient. Le danger tient à ce que le discours est simpliste, même s’il a de la cohérence et des arguments : c’est même à cause de cela (de son apparence rationnelle, et des vérités qui s’y trouvent aussi, il ne faut pas les évacuer) qu’il risque d’avoir du succès. Car des responsables, seulement éduqués à un économisme dominant, ont une inculture stratégique qui pourrait (à supposer qu’ils aient envie de lire l’ouvrage) porter crédit à ce genre de discours.

Ainsi, un livre qu'on peut lire, ne serait-ce que pour exercer votre esprit critique devant la doxa qui vient.... O. Kempf

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