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"Défense européenne, la grande illusion" de JD Merchet

Ainsi donc, après avoir vainement attendu le service de presse, je me suis décidé à acheter le dernier opus de JDM, "Défense européenne, la grande illusion", paru ce printemps chez Larousse. Il ne m'en a coûté que 9,9 euros pour 125 pages stimulantes qui font du bien aux yeux.

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1/ Pourquoi du bien ?

parce que JDM dit tout haut des choses qu'on se répétait tout bas, mais qu'on ne susurrait pas trop fort tellement elles sont iconoclastes. A savoir que selon la pensée unique actuelle, "il faut l'Europe de la défense parce que c'est bien", et d'ailleurs "l'Europe de la défense est la prochaine manière de progresser dans la construction européenne", que cette pensée unique est basée sur des mantras qui ne résistent pas vraiment à l'analyse.

2/ C'est donc avec un goût prononcé et joyeux de la démolition des tabous du moment que notre auteur se livre, avec délectation, au crépuscule des idoles. Tout est dit dès l'abord : "le projet européen est fondé sur des mots. Il s'enracine dans l'idée que la politique peut s'extraire de la tragédie". "Parce qu'elle est toute entière négation de la tragédie, l'Europe ne pourra jamais assumer la responsabilité de la guerre". Quelle belle entrée en matière !

3/ "les nations sont trop petites et elles doivent s'associer si elles veulent continuer à jouer dans la cour des grands. On connaît l'antienne. Mais c'est faux" (p. 9). L'exemple des avions est éclairant : le Rafale, cavalier seul FR, marche mieux et coûte moins cher que l'Eurofighter. Et lui a été envoyé en opérations, ce qui n'est pas le cas de l'EF..... Quant à la Suède, elle nous prouve qu'un "petit pays" peut sauvegarder une industrie aéronautique indépendante, grâce au Gripen. Ne parlons pas du JSF (F 35), usine à gaz américaine qui intoxique GB, Italie, PB, Norvège et Danemark, et qui n'est toujours pas en service. Quant à l'A 400 M, est-il besoin de revenir sur ce "prodigieux succès" ? l'avion dont le premier exemplaire devait être livré en 2009 a pris quatre ans de retard, et on n'est toujours pas sûr qu'il sera construit.

4/ JDM passe ensuite aux "sommets", et au traité de Lisbonne. Il commence d'abord par les résultats de Cologne, en 1999. "La défense européenne a vocation à servir la paix (...) mais pas à défendre les pays européens!" (p. 31). Il note que les objectifs d'Helsinki se sont évanouis dans les sables mouvants des discussions d'expert, sans que cela ne soit rendu vraiment public.... (p. 33-34). Et il détaille les divisions (qui ne sont pas blindées, précise-t-il malicieusement) entre Européens, neutres et atlantistes....

5/ Le chapitre 3 démonte méthodiquement les grands succès de la PFUE en matière de défense. PFUE ? Pfuuu! Souvenez-vous, c'était le gage de notre retour dans l'Otan, et on allait voir ce qu'on allait voir. Flotte européenne de transport aérien? il faut attendre l'A 4000 M..... Groupe aéronaval européen ? Sachant que la mise en commun de navires de guerre se pratique depuis au moins dix ans, et que l'aéronaval dépend du seul Charles de Gaulle, quand il n'est pas en IPER... Atalante ? Super. Mais "on ne déploie pas de bateaux exprès pour cette mission" (p. 51). Restent Erasmus, et Musis, un programme de satellite espions. Est-ce cela, "le nouvel élan" de l'Europe de la défense ?

6/ Le chapitre suivant traite des opérations. Il est sévère, et part du principe que "les Américains font la cuisine, les Européens font la vaisselle", comme disait Kagan. Bosnie, RD Congo, Tchad, tout passe à la moulinette de notre critique, un peu sévère pour le coup. Quant à l'Afghanistan, EUPOL-Af est "un fiasco presque intégral" (p64) : à Kaboul "on n'en est pas encore à faire la vaisselle".

7/ Le chapitre suivant est en revanche tout à fait convainquant. Car il s'agit d'appuyer sur le bouton. Il s'agit bien sûr du bouton nucléaire. Mais pour que ça marche, la dissuasion est affaire de psychologie. Elle repose à la fois sur l'instantanéité, et sur la psychologie. Une affaire d'homme. Seul. Une affaire de monarchie nucléaire. La décision nucléaire, ça ne se partage pas.

8 Viennent alors des chapitres essentiels, et au sens propre, fondamentaux. Car JDM ose revenir à la distinction entre l'ami et l'ennemi, et il cite donc Carl Schmitt, tout infréquentable que soit ce dernier (que les choses soient bien claires : il est infréquentable, mais ses écrits demeurent....). Et il prend l'exemple d'un avion détourné qui se dirige vers Paris. Vingt minutes de vol pour prendre une décision... Au dernier moment, ça bifurque vers le nord, entre en Belgique : que fait-on ? les Belges n'ont pas d'avion d'alerte. Puis l'avion change encore de cap pour se diriger vers l'Allemagne. Qui tire? il y a des passagers à bord, etc.... En décrivant ce scénario, JDM démontre que la décision du feu ne se partage pas, et qu'il n'y a pas besoin ni d'une grande guerre patriotique, ni de la décision nucléaire. A partir du moment où la tragédie revient dans la décision politique, on attend à l'essence de l'État. Et donc, de l'homme d'État. Dans des endroits où la politique n'est plus affaire de compromis.

9/ Les Européens détestent évoquer ces questions. Pour une raison simple : ils ne veulent plus avoir à affronter l'histoire. "c'est l'essence même du projet européen. Il est noble, généreux, respectable, mais il est construit autour d'un vide : l'absence du Politique". Il est fondé "sur le refus de régler les problèmes par l'usage de la force" (p. 81). Or, selon Schmitt, l'ennemi est "une possibilité du réel".

10/ Oui, mais "l'Europe, c'est la paix". OK. Mais la question qui se pose est la suivante : est-ce la paix qui a fait l'Europe, ou l'Europe qui a fait la paix ? Si on va au-delà des bons sentiments et de la propagande (tient, il y aurait de la propagande européenne? je croyais que c'était réservé aux dictatures), "sans la paix américaine, il n'y aurait pas eu d'Europe" (p. 96). "Née de la guerre froide, la paix américaine a été le milieu écologique qui a permis aux idées longtemps utopistes d'union européenne de s'épanouir. La paix a donné naissance à l'Europe. Pas le contraire". (p. 100). Qu'ensuite, il y ait eu un cercle vertueux, c'est indéniable.

11/ Enfin, le rêve de l'Europe unie vient de loin, dans l'histoire. Un vrai mythe. Romain (césarien), et qui voulut être incarné par de nombreux disciples : Charlemagne, Othon, la papauté, Napoléon,... Il y eut des croisades : en terre sainte, Reconquista, Drang nach Osten des Teutoniques ... A chaque fois, il fallait un ennemi. Hier les Soviétiques. "Face à Staline, l'alliance atlantique n'était pas un luxe. Mais elle devint vite le prétexte confortable à certains renoncements" (p. 114).

12/ Vient la conclusion. Et tout d'abord, une remarque judicieuse : d'où vient cette popularité de l'idée européenne, quoi qu'il apparaisse dans les élections ? c'est qu'elle "est bien souvent la dernière de toutes les convictions politiques" (p. 121). Pour le reste, il faut prendre garde à nos fantasmes d'unité. Et veiller à ne pas se fabriquer un ennemi (musulmans, américains ou russes...). Car "s'agissant de l'Europe, la pluralité etl 'indépendance des nations sont un bien précieux" (p. 125).

Un livre roboratif, donc. Qui va à l'essentiel, et permettra à beaucoup de réfléchir avec distance à ce gloubi boulga qu'on nous présente sans cesse, et dont la complication sollicite tellement les neurones qu'on ne veut pas voir qu'elle masque beaucoup de vacuité. Un livre sévère, donc, mais essentiel. Et il faudrait maintenant une réponse, qui réponde à l'essentiel, pour convaincre à nouveau de cet alpha et oméga de notre conscience politico-militaire.

NB : Juste une remarque amicale : Quiévrain n'est pas une rivière, comme JDM le laisse croire (p. 77) mais la première commune belge que l'on rencontre après avoir traversé la frontière par la nationale Paris Bruxelles. Toutefois, ma science est fraîche, puisque j'ai fait cette découverte il y a trois ans seulement....

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 4 août 2009, 20:37 par

Bonjour,

Merci pour cette fiche de lecture d'un ouvrage qui devrait trouver à court terme une place sur mon chevet. Je suis amplement d'accord sur le constat que cette pusillanimité face aux défis contemporains place l'Union Européenne dans la désormais bien remplie corbeille des utopies politiques. D'ailleurs je parle généralement d'impuissance commune lorsque de grandes actions de l'UE qui doivent être menées finissent lamentablement par tourner en eau de boudin. Et ça ne se cantonne pas qu'à la défense hélas (il suffit de suivre le feuilleton GALILEO comme exemple parmi tant d'autres).

Pourquoi un "machin" aussi rigide, aussi intrusif et au final aussi inefficace? Qui ne profite en définitive ni aux Etats ni aux peuples. Je suis d'accord que nous vivons depuis près de 60 ans dans une bulle de paix, mais elle signifie aussi que nous décrochons de l'Histoire et que nous refusons de relever les défis contemporains, par lâcheté ou par paralysie collective. Les Européens deviennent amnésiques de leur Histoire, et se refusent à se donner les moyens de renouer avec leur dynamisme d'antan, et c'est là une réelle tristesse.

Cordialement

2. Le mardi 4 août 2009, 20:37 par yves cadiou

Mes remerciements, Monsieur Kempf : voici une fiche de lecture qui incite à lire ce livre pour "réfléchir avec distance à ce gloubi boulga qu'on nous présente sans cesse, et dont la complication sollicite tellement les neurones qu'on ne veut pas voir qu'elle masque beaucoup de vacuité".
L'allusion à Casimir de l'île aux Enfants est excellente et m'en rappelle une autre, beaucoup plus ancienne, sur le même sujet : le "mélange apatride" dans lequel la France ne devait pas "verser ses hommes, ses armes, son argent". Ce qui interpelle à la lecture de votre fiche (et aussi, je suppose, à la lecture du livre) c'est que soixante ans plus tard le problème est resté fondamentalement le même.
Quant au "prétexte confortable à certains renoncements", c'est à rapprocher de "la paresse de pensée" dont parlait récemment le président de La Saint-Cyrienne ici http://www.saint-cyr.org/cyr-5500.p...

En définitive, il est très réconfortant de constater que la paresse de pensée rencontre des oppositions sérieuses.

EGEA : Fichtre : le Yves Cadiou qui publiait sur Théâtre des opérations ! mazette ! quel honneur Bienvenue sur EGEA, cher monsieur...

3. Le mardi 4 août 2009, 20:37 par Jean-Pierre Gambotti

Discordance.
Pour ma part je n’ai pas attendu le service de presse pour lire "Défense européenne, La Grande illusion"de Jean-Dominique Merchet, mais je ne me résolvais pas à tirer trop tôt sur le pianiste! Car si j’apprécie le percutant exercice journalistique, je suis plus réservé sur l’essai, donc sur la thèse.

Pour faire court je pense que si JDM avait été quelque peu clausewitzien il aurait pris conscience de sa démarche tautologique. Sans maltraiter Clausewitz mais le pastichant pour éviter de le citer "ad nauseam", nous savons que la guerre ne peut pas être la continuation d’une absence de politique. En conséquence sans Europe politique, point de défense européenne. Et les navrantes vicissitudes de la construction d’une défense européenne qui constituent l’argumentaire de JDM démontrent en fait… un truisme.

La défense européenne n’est qu’une illusion dans la mesure où l’Europe politique ressortit à la gymnastique du cabri qu’évoquait de Gaulle dans sa conférence de presse de 1965. JDM a tort de s’en réjouir, car le processus d’unification de l’Europe fait partie du maelström des forces profondes des nations et de l’histoire en marche de notre continent. La mondialisation, dans son acception la plus large, pousse les Etats à abandonner leur égoïsme génétique et à faire mentir Disraeli : les Etats européens ont à présent des amis et des intérêts, des amis qui sont leurs intérêts et des intérêts chez leurs amis.

Les pères fondateurs de l’Europe en choisissant la "voie des faits " (CECA, CEE) plutôt que la "voie des idées", ont tutoyé le génie du pragmatisme, mais il est vrai qu’ils ont failli sur la Défense avec l’échec de la CED, parce qu’ils ont eux aussi méconnu Clausewitz et le caractère transcendantal de la guerre. L’abandon du droit à la violence légitime d’un Etat et le transfert du pacte en létalité des citoyens d’avec leur exécutif élu à une entité supranationale exige que celle-ci soit politique. Et c’est une condition dirimante.

On a pu imaginer que la "voie des faits", c'est-à-dire l’engagement d’armées nationales en coalition dans les conflits de l’après 1989, permettrait de construire une armée européenne par les pieds, puisque la tête rechignait, mais la "politique" est l’antinomie de la "Politique" et les caveats, outre la prégnance des commandements nationaux sur les TO, sont les conséquences de cette conflictualité.

Pour ma part, j’estime qu’une Défense européenne est inéluctable car les Etats européens ont des intérêts communs, mais elle ne sera possible que lorsque le président de l’Europe sera élu par les citoyens européens. Jusqu’à cette échéance nous ferons la valse hésitation des pusillanimes, mais "deux pas en avant, un pas en arrière, c’est toujours avancer", disait Lénine. De fait nous sommes déjà dans le tuyau des abandons de souveraineté et nous serons contraints à terme à l’acceptation d’une forme de supranationalité, car le processus de la construction européenne ressemble à la stratégie de Tariq à Gibraltar, brûler ses navires pour interdire tout retour en arrière.
Cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

4. Le mardi 4 août 2009, 20:37 par

La discordance de Jean-Pierre Gambotti n'est pas si discordante. Une défense européenne ne peut pas exister sans une autorité politique européenne, nous le savons tous depuis longtemps et c'était déjà le problème de la CED.
Comme la CED en son temps, une défense européenne aujourd'hui serait illusoire parce que, sans dépendre d'une autorité politique commune, elle ne consisterait qu'à rendre nos armées nationales "interopérables", probablement sur des critères américains au titre du vieil argument du "pilier européen de l'alliance atlantique". Alors ne pouvant plus agir seuls parce qu'on glisse facilement de l'interopérable à la mutualisation, mais sans que nos forces dépendent d'un pouvoir politique unique, nous ne ferions que les guerres des autres. C'est ce qui semble être l'évolution actuelle et c'est à juste raison que par ailleurs le Général Desportes nous met en garde contre le risque de rêver américain.
Par conséquent, il est bon de déclarer que la défense européenne est une illusion et qu'elle l'a toujours été. C'est sans doute ensuite que prend naissance la discordance entre MM. Merchet et Gambotti : pour celui-ci la défense européenne est inéluctable.
Mais au présent le fait est qu'elle n'existe pas.
JDM fait le constat d'un ratage durable. C'est me semble-t-il ce que Olivier Kempf nomme "démolition des tabous" et Jean-Pierre Gambotti "exercice journalistique".
Derrière la longue illusion, derrière ce qui sert de serpent de mer à ceux qui prétendent « faire avancer l’Europe » comme on fait avancer le schmilblick sans en avoir la moindre idée, il y a aussi une question fondamentale qui pourtant n'est jamais posée. L'absence de cette question confirme la vacuité de l'expression "défense européenne" : une défense européenne pour faire quoi et aux ordres de qui ?

5. Le mardi 4 août 2009, 20:37 par Jean-Pierre Gambotti

Au risque de paraître fruste dans ma rhétorique et épais dans mes idées, je persiste à penser que la Défense européenne est inéluctable parce que l’Europe politique est elle-même inéluctable. Pour reprendre une idée force du couple Toffler, nous devons cesser de penser l’avenir avec les idées de la "Vague" passée. L’Europe est une entité de 500 millions de "sujets", et, pour ressusciter Rochefort, "sans compter les sujets de mécontentement", ceux-là même qui sont les freins à son épanouissement, mais d’évidence ce demi-milliard d’hommes est dans une dynamique d’agrégation pas de dispersion.

Et ce mot d’agrégation me fait penser à Renan, "Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation." La nation, ce désir d’avoir un avenir en commun, et l’Etat cette superstructure qui l’organise, sont sous nos yeux, n’en déplaise aux contempteurs un peu réflexes de l’Europe, dans un processus de construction irrémédiable .

Et pour ce faire, dans la grande pulsion qui pousse l’homme à œuvrer d’abord pour l’épanouissement de sa tribu, nous formatons le monde à nos objectifs d’Européens et nous organisons l’avenir à notre profit. Ainsi avons-nous et aurons-nous des intérêts européens à défendre. A défendre. CQFD .
Cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

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