Clausewitz (IV, 3) L'engagement en général. (pp. 236-239)

1/ "Qu'est-ce que la défaite de l'adversaire ? c'est tout simplement la destruction de ses forces, par la mort ou par blessure ou par tout autre moyen" (p. 236). Sans s'attarder sur le "tout autre moyen" qui mériterait méditation, allons à la phrase suivante : "La destruction totale ou partielle de l'adversaire sera donc le but unique de tout engagement, en faisant abstraction des buts spécifiques des engagements particuliers". Cette dernière phrase amène plusieurs commentaires. En effet, on peut être d'accord avec elle si la destruction est, effectivement, le but de l'engagement. Mais on doit la désapprouver si l'engagement recherche un autre but que la destruction.

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Suite du billet sur la première partie de ce chapitre 3 du livre IV.

2/ Or, curieusement, je ne suis pas sûr que la destruction soit, en toute circonstances, la raison de l'engagement. D'ailleurs, dans le livre I, Clausewitz lui-même nous explique pourquoi les parties ne montent pas systématiquement aux extrêmes. Il en est de même au niveau tactique, si on suit la logique clausewitzienne (qui consiste, rappelons-le, à discerner une unité foncière qui unifie tous les grains de la guerre, qu'ils soient stratégiques ou, comme ici, tactiques). Dès lors, il peut y avoir des engagements dont le but premier n'est pas, immédiatement, la destruction de l'adversaire : il peut s'agir de marquer le terrain, de signifier une volonté à l'ennemi, ou même à la population environnante, etc... La dimension psychologique intervient ici, puisque CVC semble considérer qu'au niveau tactique il n'y a que les deux adversaires, quand au niveau stratégique il admet (il révèle) la présence de "la population". En ces temps de guerre irrégulière, "au milieu des populations", ne constate-t-on pas qu'elles sont devenues simultanément milieu et enjeu du combat ?

3/ Derrière ces deux exemples particuliers, on met en défaut l'assertion clausewitzienne, qui voit une continuité dans le fait guerrier, et non une solution de continuité (un saut de nature) entre la tactique et le stratégique. Dès lors, il faut bien constater que son discours sur l'engagement paraît incomplet.

4/ Fort bien, mais on me contredira en citant ce qui vient juste après : "L'idée selon laquelle la destruction des forces ennemies n'est qu'un moyen, l'objectif étant toujours ailleurs, n'est vraie qu'en général. Mais elle peut conduire à des conclusions fausses, sauf à se souvenir que la destruction des forces ennemies se retrouve dans cette objectif d'ensemble et n'en est qu'une variante proche". On m'accordera que l'objection de CVC est assez pauvre : en fait, il discerne bien une faille mais ne parvient pas à la résoudre, pour la simple raison qu'il s'accroche à son précepte de la destruction comme but systématique du combat, quelque soit son niveau.

5/ En fait, il répond à une objection de ses contemporains, qui promouvaient la notion de "dommage partiel". "D'après une certaine théorie sophistiquée, qu'il nous faut contrer, il est possible, en ne recherchant à infliger directement que des dommages partiels aux forces de l'ennemi, de causer des dommages majeurs et, grâce à des attaques astucieusement agencées, de paralyser les forces ennemies, de forcer sa volonté et de brûler les étapes" (p. 237) : il nous semble que CVC décrit ici les prémisses de l'opératique, ce niveau intermédiaire entre le tactique et le stratégique : mais je laisse là les spécialistes (Joseph) le préciser. Il reste qu'il se place encore et toujours dans une perspective d'affrontement direct, ce qui assoit le rôle de la destruction de l'adversaire comme but du combat.

6/ Or, la réfutation de CLausewitz paraît, là encore, pauvre. "Il existe au niveau stratégique une hiérarchisation bien comprise des engagements ; au vrai, la stratégie n'est que l'art de les hiérarchiser : nous n'entendons pas le nier, mais affirmer que la destruction directe des forces armées ennemies doit toujours primer. Nous voulons établir ici la primordiale importance du principe de destruction et rien d'autre" : ainsi, non seulement la hiérarchisation des actions appartient à l'art de la guerre, ce qui valide la notion de dommage partiel, mais la conclusion va à l'encontre de ce qui était affirmé juste avant, puisque dorénavant, la destruction n'est pas présente dans TOUS les engagements, mais doit conserver selon le maître une "primordiale importance", ce dont chacun voudra bien convenir. Mais là n'était pas la question.

7/ L'incohérence se poursuit : nous sommes dans un chapitre qui traite de l'engagement et qui succède à celui consacré à la stratégie. Or, Clausewitz ajoute : "rappelons que nous nous trouvons ici dans l'univers de la stratégie et non dans celui de la tactique..." : ça y est, le mot est prononcé ! "...que nous ne parlons donc pas des moyens tactiques employés (...) Par destruction directe, nous entendons succès tactique". Autrement dit : CVC traite de l'engagement. Vient la question des dommages indirects. Pour surmonter l'objection, CVC explique qu'il est subitement dans la stratégie. Que dans la tactique, il n'y a que la destruction directe. Tirons donc la conclusion : Tactique = engagement = destruction de l'autre = action directe. Fermez le ban. Dès lors : "les succès tactiques sont d'une importance primordiale dans la guerre" (p. 238). La page qui suit n'est que vaticinations pour tenter de camoufler ce qui m'apparaît comme une incohérence.

8/ Car on sent chez Clausewitz une sorte de mépris pour la tactique, comme si elle était trop fruste pour avoir du sens et donc retenir son intelligence. De là, peut-être, cette faiblesse momentanée de raisonnement.

O. Kempf

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