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Mars et Thanatos : la vraie asymétrie guerrière. (une analyse de JP Gambotti)

Le Général Gambotti m'envoie une excellente analyse sur ce que j'appelle "la vraie asymétrie guerrière" : celle du rapport à la mort. Les lecteurs de l'indispensable Philippe Ariès ("essai sur l'histoire de la mort en Occident" : vous DEVEZ l'avoir lu, c'est indispensable) y trouveront les conséquences stratégiques du tabou nouveau de nos sociétés : la mort. Et on aura, en prime, une lecture clausewitzienne qui n'est pas pour déplaire à l'auteur de ce blog : enfin, on réarticule la guerre régulière à la guerre irrégulière, dans ses fondements. La population est seconde dans l'affrontement des volontés. Mais je suis là déjà dans le commentaire : lisons plutôt JP Gambotti.

EGéA.

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Mars et Thanatos Les deux guerres en coalition que l’Occident mène depuis le début de cette décennie dans un Orient de plus en plus compliqué et de moins en moins lisibles aux porteurs d’idées simples, sont certainement les plus observées, les plus commentées et les plus étudiées de l’Histoire. Pourtant, pour l’Afghanistan précisément, c’est seulement après huit ans de conflit que l’OTAN a adopté une stratégie qui semble conduire à un état final recherché réaliste, pertinent et adéquat. Jusqu’à présent les coalisés ne trouvaient de convergences stratégiques que dans leurs « retours d’expériences », percutantes analyses après action d’échecs douloureux subis en commun….Et encore, cette forme de résipiscence opérationnelle avec effet sur la doctrine d’emploi des forces, n’était le fait que de l’acteur subalterne, le soldat, le politique se gardant bien de toute autocritique. Du moins les recueils de « lessons learned » du niveau politique étaient-ils moins disponibles à la lecture du vulgum pecus que les enseignements strictement militaires.

Mon objet n’est pas de revenir sur les causes qui ont conduit à cette situation incertaine en Afghanistan : intérêts divergents des Etats formant la coalition, complexité politico-ethnique du pays, collusion des haines anti-occidentales de l’AfPak et des pays riverains, inadaptation des armées occidentales à la guerre de contre-insurrection (…), mais d’insister sur un facteur civilisationnel de plus en plus prégnant dans notre approche occidentale de la guerre et qui pèse défavorablement quand on considère les forces en présence dans ces nouveaux conflits, notre rapport à la mort.

Je pense que dans ces guerres où les intérêts vitaux des pays coalisés ne sont pas en jeu, le taux de mortalité des nationaux est un des facteurs décisifs du choix de la stratégie de la coalition. Par exemple, si le critère de « protection de la force» est premier ou trop déterminant dans la conception des opérations, le principe 28 de Kilcullen, principe cardinal dans son approche de COIN, « Quoi que vous fassiez gardez l’initiative : dans la contre-insurrection l’initiative est tout … » est impossible à réaliser. Comment gagner et conserver l’initiative, et in fine imposer sa volonté à l’adversaire, si notre action est d’emblée grevée par un niveau de violence insuffisant au regard des circonstances du combat ? Et pour rapprocher Kilcullen de Clausewitz, rappelons « qu’à la guerre il ne peut y avoir de limite à la manifestation de la violence.. » Considérant que le taux de mortalité en COIN est une arme redoutablement efficace car elle agit dans le domaine du sens, et que donner du sens ou influer sur le sens de la guerre en asymétrie est une manœuvre majeure, nous devons maitriser son effet de ciseaux: la coalition recherchant pour elle-même et la population à minimiser les pertes, l’insurrection glorifiant les pertes dans ses rangs et imputant toutes les pertes de la population à l’occupant.

Par la surmédiatisation inhérente à ce siècle, les pertes de la coalition résonnent toujours de manière dramatiquement négative dans nos opinions publiques, tandis que ses propres pertes héroïsent toujours l’insurrection. Ainsi tout se passe comme si le rapport à la mort était systématiquement pénalisant pour l’efficacité stratégique de la coalition et multiplicateur d’efficacité pour l’insurrection : la coalition est stratégiquement dans une situation de perdant/perdant.

« La politique est la fin, la guerre est le moyen ». En application de ce principe clausewitzien, les pays belligérants utilisent la violence pour contraindre l’adversaire à exécuter leur volonté et la mort en est son instrument banal. L’opinion publique des pays occidentaux, par son refus civilisationnel de la mort est en contradiction avec la guerre comme moyen de règlement des conflits. Mais si elle s’interdit la guerre, il faut qu’elle ait le courage de ne pas s’engager dans ce duel porté aux extrêmes et accepter d’emblée la volonté de l’adversaire. Si elle s’engage au contraire dans ce processus de la violence légitime elle doit accepter Clausewitz et Powell, c'est-à-dire l’engagement de toutes les ressources et toutes les capacités disponibles du pays pour vaincre l’adversaire, ce qui est toujours le but de la guerre. Dans cette logique fondée sur la létalité comme moyen, le peuple ne peut plus être « l’irrationnel » de la trinité clausewitzienne et constituer paradoxalement le centre de gravité de l’adversaire. Ainsi les populations pèsent-elles sur la victoire ou la défaite selon leur capacité d’encaisse de la mort.

Thanatos dans ce commerce est le complice de Mars. Les soldats sont conscients de cette terrible vérité, ils acceptent de recevoir la mort, ils acceptent de la donner mais il est nécessaire que le peuple assume la somme de douleur afférente à cette double exigence ou refuse la guerre.

Incontestablement après les tueries de masse de l’apocalyptique XX° Siècle l’Occident s’interroge sur l’avenir de la guerre. Dans cette réflexion, il faudra compter avec l’asymétrie du rapport à la mort dans le monde contemporain.

Jean-Pierre Gambotti

Commentaires

1. Le lundi 8 juin 2015, 08:56 par Antoine

Bonjour,
En ligne sur mon blog, une fiche de lecture portant sur les Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours de Philippe Ariès : http://100fichesdelecture.blogspot....

EGea : j'avais lu cela il y a très longtemps, ce la m'avait beaucoup impressionné et marqué. J'apprécie beaucoup Ph. Ariès.

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