Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

"Le marché noir de la bombe", livre de B. Tertrais, fiche de lecture par J. Pellistrandi

Bruno TERTRAIS : Le marché noir de la Bombe, enquête sur la prolifération nucléaire, Buchet-Chastel, 2009-10-20

Jérôme Pellistrandi nous fait la gentillesse d'une nouvelle fiche de lecture, sur le dernier opus de B. Tertrais. On y verra que la prolifération n'est pas un art si facile qu'il y paraît... Merci Jérôme. EGéA.

Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS) est un de nos experts reconnus des relations internationales dans le domaine de la sécurité. Ainsi, il a été membre de la commission en charge du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007-2008. Depuis une dizaine d’années , il s’est particulièrement intéressé aux questions des armements nucléaires et son dernier ouvrage traite donc d’un sujet particulièrement sensible : la prolifération nucléaire.

Les inquiétudes autour d’une bombe nucléaire « islamique » n’ont cessé de s’accroître, accentuées après le 11 septembre 2001. Très vite, l’administration américaine a mis en avant l’axe du mal incluant l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord, puissances militaires réputées pour être proliférantes. Curieusement, le Pakistan n’était pas cité dans les pays à risque. Depuis, l’illusion a été levée et la réalité de cet automne 2009 n’est guère encourageante. En effet, à l’heure où l’Iran poursuit plus ou moins ouvertement son programme nucléaire à des fins militaires, la crainte est grande de voir une escalade des tensions au Moyen-Orient si Téhéran ose franchir le seuil nucléaire.

L’intérêt du travail de Bruno Tertrais, outre le fait qu’il est en français , est de mettre à jour et d’expliquer comment depuis près de deux décennies, c’est le Pakistan qui a été au cœur du processus de dissémination des technologies nucléaires et combien il porte une part de responsabilité dans la crise actuelle. Le paradoxe, alors que l’Europe fête le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin, est que l’effondrement de l’Union Soviétique ne s’est finalement pas traduit par un pillage tant redouté de ses compétences et de ses moyens nucléaires, malgré des inquiétudes légitimes et des incertitudes toujours d’actualité. Moscou a su garder le contrôle malgré d’énormes difficultés. À l’inverse, Islamabad –parce que de facto dans le camp occidental depuis toujours- a bénéficié d’un laisser-aller et de l’aveuglement généralisé des pays occidentaux peu regardant initialement sur les transferts de technologie venant de pays européens vers les laboratoires pakistanais.

La description du processus nucléaire du Pakistan est tout à fait passionnante d’autant plus qu’elle mêle tous les ingrédients du genre : des chercheurs animés d’un vrai sens patriotique mais aussi d’ego démesuré s’appuyant sur une cupidité les amenant à rechercher la fortune et les incitant à aller au-delà des objectifs officiels, des politiques comme Benazir Bhutto, prisonniers d’une caste militaire toute puissante et avide de puissance, des industriels et des entrepreneurs occidentaux peu soucieux de sécurité et à la recherche de marchés lucratifs, des services secrets manipulateurs, souvent en concurrence et aux objectifs souvent contradictoires et enfin des opinions publiques nationalistes, versatiles ou pacifistes. Il faut tout d’abord retenir que l’acquisition de l’arme nucléaire est un processus long, complexe et coûteux. Dès lors, le risque d’apprentis terroristes bricolant une bombe dans un atelier clandestin semble appartenir plus à la fiction qu’à la réalité technologique et politique. Il faut par contre, des compétences nombreuses dans différents domaines comme la physique, la métallurgie fine, l’électronique, la chimie et de nombreux autres champs d’activités. Cela signifie une ressource démographique capable d’assumer une telle charge d’intelligences. De ce fait, des pays comme l’Iran et le Pakistan, avec des populations nombreuses et éduquées, remplissent ce critère. Ce n’est pas le cas de la Libye, dont la démographie ne permettait pas de disposer du vivier scientifique et technologique suffisant pour mener à bien des recherches sur le nucléaire en toute autonomie. La Syrie s’inscrit aussi dans ce cadre. Il faut aussi des moyens financiers importants permettant d’acheter les équipements industriels nécessaires. Cela signifie un effort important de l’Etat concerné. Pour le Pakistan, peu doté en ressources naturelles, le poids du budget militaire a toujours été très important en raison de l’antagonisme historique avec l’Inde. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Tripoli a contribué directement au financement des travaux nucléaires d’Islamabad. Pour un pays comme la Libye, l’argent n’a pas été le problème limitatif. Là encore, cela récuse l’action de groupes terroristes. En effet, même si certains peuvent rassembler des millions de dollars, la mise en œuvre d’un programme nucléaire se chiffre en milliards de dollars. A l’inverse, cela pousse à des formes plus pernicieuses de terrorisme en utilisant les ressources d’armes chimiques ou biologiques dont la mise au point est moins coûteuse.

Bruno Tertrais souligne également l’importance des hommes. La volonté de certains a joué un rôle majeur, en particulier au Pakistan avec Abdul Qadeer Khan. Celui-ci peut être considéré comme le père de la bombe pakistanaise mais aussi comme celui qui, en l’absence d’un véritable contrôle gouvernemental, s’est lancé dans une course à la prolifération dont on mesure aujourd’hui les risques potentiels. Né en 1936, Abdul Qadeer Khan appartient à une génération élevée dans la haine de l’Inde et des Hindous. Dès lors, sa participation puis son implication comme un des principaux responsables des recherches nucléaires obéissent à ce sentiment nationaliste qui s’appelle le patriotisme. Il s’agit de défendre le Pakistan contre l’ennemi héréditaire. Dans les années 60 et 70, le jeune chercheur a l’occasion de se former et de travailler en Europe, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Belgique. Durant cette période, la crainte de la prolifération nucléaire n’est pas d’actualité et il faut souligner le laxisme de nombreux organismes et d’entreprises européennes qui n’hésitaient pas à exporter des matériels sensibles vers le Pakistan, mais aussi vers d’autres pays comme l’Irak, alors soutenu par l’Occident contre l’Iran.

La description des réseaux mis en place par Abdul Qadeer Khan est tout à fait passionnante et illustre comment celui-ci a su faire fructifier les compétences de certains pays. Ainsi, le Pakistan et la Corée du Nord ont échangé leurs savoirs-faires. Islamabad a fait bénéficier Pyongyang de ses succès dans le domaine nucléaire tandis que le régime nord-coréen a su transféré ses techniques dans le domaine balistique. Par ricochet, cela a permis à certains états de commencer à profiter de cette double démarche. Ainsi, la Libye, après avoir constaté qu’elle n’était pas capable de développer seule son arme nucléaire, a payé Abdul Qadeer Khan pour acheter « clé en main » sa bombe. En 2003, Kadhafi annonce renoncer officiellement à ses programmes d’armes de destruction massive, mettant ainsi fin à une trentaine d’années d’efforts au final infructueux. Cette décision a permis au leader libyen de sortir de son isolement et d’éviter de finir comme Saddam Hussein.

La liberté d’action d’Abdul Qadeer Khan lui a permis d’établir des liens avec d’autres pays dont l’Iran à partir de 1984. Téhéran, engagé depuis l’époque du Shah dans l’acquisition de l’arme nucléaire, a ainsi pu gagner du temps notamment pour la mise au point des centrifugeuses, équipements indispensables pour enrichir l’uranium. Au cours de l’été 2002, les agissements du dirigeant pakistanais sont apparus au grand jour et ont mis Islamabad dans une situation diplomatique très problématique en apparaissant comme « Le » pays proliférateur, au moment même où les Etats-Unis et une coalition étaient engagés en Afghanistan. Certes, Abdul Qadeer Khan a été astreint à résidence et ses activités ont été stoppées. Cependant, sa popularité au sein de la population pakistanaise où il est perçu comme le « père de la bombe » a amené l’ancien président Pervez Musharraf à le pardonner.

Il n’en demeure pas moins que le mal a été fait et que les dégâts doivent désormais être gérés par la communauté internationale.

Aujourd’hui, une quarantaine de pays seraient des puissances nucléaires « latentes » dans la mesure où ils mettent en œuvre des centrales nucléaires de production électrique et qu’ils disposent des compétences requises dans ce domaine. Des pays comme le Brésil ou le Japon appartiennent à ces puissances intermédiaires, mais la principale préoccupation porte sur le Proche et le Moyen-Orient. En effet, le risque est, dans l’hypothèse où Téhéran franchirait le seuil, que d’autres pays par crainte du régime chiite, se lancent eux aussi dans cette course à l’atome. Bruno Tertrais cite ainsi l’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Egypte et l’Algérie.Le paradoxe est que ces pays craignent davantage la bombe iranienne virtuelle que la bombe israélienne. Le risque est donc majeur. Il évoque aussi la possibilité que la Corée du Nord cherche à mettre à l’abri une partie de ses moyens nucléaires. La Birmanie, proche du régime stalinien de Pyongyang pourrait ainsi bénéficier du soutien nord-coréen.

Les mois à venir seront décisifs avec la montée inexorable des capacités nucléaires iraniennes. La complexité des négociations illustre bien la dangerosité de la crise avec Téhéran en raison des ambiguïtés de Moscou et de Pékin, dont l’attitude varie en fonction d’intérêts propres. Par ailleurs, l’instabilité du Pakistan n’est pas un gage de sécurité avec une attitude également ambiguë de certains cercles dirigeants favorables aux Talibans afghans. L’Europe, malgré la France et le Royaume-Uni, semble bien faible et peu encline à mettre en avant sa puissance militaire dans ce processus diplomatique, où Washington et Moscou restent les acteurs majeurs. Au final, les risques sont aujourd’hui bien plus grands avec des incertitudes stratégiques majeures.

Le livre de Bruno Tertrais est donc indispensable pour comprendre les enjeux actuels et décrypter le fonctionnement de la prolifération nucléaire. Il est à souhaiter que les autres champs de la prolifération, notamment pour les menaces chimiques et biologiques fassent l’objet de publications du même intérêt.

Jérôme Pellistrandi

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/358

Fil des commentaires de ce billet