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La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre d'Yves Lacoste

Relire ce livre quinze ans après est chose passionnante. Je l’avais lu en 1984, dans de tout autres conditions et un tout autre projet, plus utilitaire. Plus jeune, aussi…. Le relire avec un œil de géopolitologue apporte énormément.

Tout d’abord, il faut donner une précision qui est rarement soulignée : attention aux virgules du titre. Elles sont souvent omises alors qu’elles signifient un cheminement intellectuel, et le vrai propos de l’auteur. Il s’agit en effet de montrer que la géographie, ça sert : c’est utile ! même si cette utilité a d’abord été fondée sur des considérations étatiques, puisqu’il s’agit de la souveraineté, et de la défense de celle-ci. La géographie est science étatique, au moins autant que l’histoire. D’ailleurs, remarquons que la géographie moderne (la carte de Cassini) est contemporaine de l’ordre westphalien…. Donc si ça sert à faire la guerre, ça ne sert pas qu’à ça. Or, beaucoup comprennent le livre comme un plaidoyer expliquant que la géographie ne sert qu’à faire la guerre…

La date du livre, ensuite : 1976. A l’époque, l’histoire est encore dominatrice, elle règne sur les esprits. La géographie est complexée, subordonnée. L’histoire est majestueuse, quand la géographie est servile. Dans le même temps, l’époque est au post-mai 1968, avec plein de relents marxisants sur la conscience politique des sciences humaines. Ce livre se situe au carrefour de ces deux influences : Y. Lacoste se rebiffe contre l’abaissement de la géographie, considérant que cela favorise en fait « les puissants » qui « eux », s’en servent ; il prône donc une géographie politique, qui n’est pas marxiste (même s’il a lu Marx, comme tout intellectuel de son époque) : il prend soin en effet d’expliquer pourquoi sa géographie politique va plus profondément que la géographie marxiste. Ou plutôt, il explique que la géographie étant politique, il ne faut pas la laisser au seul(s) pouvoir(s) mais qu’elle devienne un instrument de la conscience politique des masses, etc…

Tout cela paraît donc, à bien des égards, daté : pourtant, une lecture contemporaine n’est pas gênée par cette désuétude apparente. Car derrière les fadaises sur la conscience politique populaire, il y a du fond, beaucoup de fond. Et si on écarte, assez facilement, les oripeaux militants, on trouve un argumentaire qui est passionnant pour le géopolitologue. Et toujours actuel. En clair, il faut continuer de lire ce livre, même aujourd’hui, en 2009.

Le mot géopolitique, d’abord : il apparaît certes dès la page 9, mais accolé de l’adjectif « hitlérien » : Lacoste n’a pas encore vraiment adopté le mot en 1976. Il s'est beaucoup plus détaché du contexte dans la postface de 1982, où il adopte le mot qui représente justement son évolution, et son projet. Il est intéressant d’ailleurs de noter cette évolution d’une géographie politique, vieille tradition de la géographie française (cf. les Ancel, les Demangeon,…) vers une géopolitique, qui est le moyen par lequel la même université française a transformé sa géographie politique. Au point qu’aujourd’hui, la plupart des « géopolitologues » sont des géographes, ce qui pose problème, mais c’est un autre débat.

Que montre Lacoste ?

  • Que la géographie, celle qu’on apprenait en classe (cf. la géographie de nos grands-mères) est un formidable outil de construction de l’identité nationale, au moins aussi puissant que le discours historié de Mallet et Isaac.
  • Que la géographie française a été organisée autour de l’école vidalienne (Tableau de la géographie de la France, récemment réédité) qui éclipse la nature politique des choses. On notera d’ailleurs la très intéressante comparaison entre Vidal, qui invente le concept de « région », moyen « géographique » permettant d’oublier la dimension politique, et un Elysée Reclus qui étatise la géographie, assumant la dimension politique de celle-ci, quelque utopiste que soit son approche (il faut, évidemment, réhabiliter E. Reclus qui a été oublié).
  • Que l’approche multiscalaire (plusieurs échelles d’analyse) permet seule de décrire une réalité qu’on représenterait autrement de manière trop uniforme, et donc peu pertinente.
  • Que la carte, outil de « représentation » est rien moins que neutre et qu’elle doit être « lue » (on décèle là le futur apport Lacostien, qui inventera plus tard le concept géopolitique de « représentation », dans un sens non pas cartographique mais identitaire)
  • Qu’il faut conduire une réflexion épistémologique sur la géographie, sans tomber dans la fascination d’une approche quantitative, à la mode de la New Geography américaine (tient, un débat fort similaire de celui qui existe en économie !)
  • Et plein d’autres choses encore...

On lira avec le plus grand intérêt la postface de 1982, qui apporte des éléments nouveaux, outre que le mot géopolitique soit désormais assumé : C’est en effet un excellent tableau de la lutte épistémologique entre géographie et histoire entre les deux guerres, puis la déréliction géographique après la deuxième guerre mondiale.

  • le repentir vidalien (La France de l’est, 1916), écrit dans le traumatisme de la guerre et négligé à l’issue (on cite le « géopolitique et géostratégie » de l’amiral Célérier, en Que sais-je, que je ne connaissais pas) ;
  • le maintien de la suprématie historique dans l’entre deux guerres, avec Lucien Fèbvre (introduction géographique à l’histoire, 1922) et l’école des Annales (voir billet), malgré les quelques tentatives d’émancipation de la géographie (J. Brunhes, 'Géographie de l’histoire'', 1921).
  • Cette formule heureuse : « cette exclusion du politique (je dis bien le politique et non la politique) a eu pour effet… » (p. 213).
  • La volonté de prétendre que « le monde est beaucoup plus compliqué qu’on n’a voulu le croire » (p. 220), qui résume l’ambition géopolitique.

Car au fond, c’est LE politique qui permet de lier la géographie à l’histoire.

Un livre engagé, mais passionnant, par celui qui animera la naissance de l’école géopolitique française contemporaine. Que celle-ci s’endorme un peu et retombe dans une géographie « classique » est un autre débat : il faut pour l’instant apprécier ce livre, toujours intéressant à double titre :

  • Parce qu’il marque une rupture épistémologique essentielle (or, il n’y a pas de géopolitique sans réflexion épistémologique sur la discipline), même si on ne sait toujours pas aujourd’hui si la géopolitique est une géographie réinventée, ou si elle est une autre discipline…. (vous devinez que je prône la deuxième approche.. débat à ouvrir avec B. Tratnjek)
  • Parce que les instruments d’analyse qu’il propose demeurent pertinents, quelle que soit la réponse qu’on apporte à la question précédente.

Est-il besoin de vous conseiller vigoureusement de le lire..? Indispensable, je vous dis....

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 5 novembre 2009, 22:51 par

Merci de rappeler l'intérêt de ne pas s'arrêter au titre pour penser connaître l'ouvrage d'Yves Lacoste qui propose une réflexion qui reste actuelle.

Comme vous le montrez, il y a deux courants de pensée par rapport au positionnement épistémologique de la géopolitique. Je suis d'accord avec vous pour souligner que deux méthodologies se distinguent entre

  • l'approche géopolitique (qui me semble partir de l'analyse des acteurs pour étudier le faisceau de facteurs et de conséquences, au prisme des rivalités de pouvoir et des représentations qu'ont les acteurs des territoires convoités/appropriés/disputés, comme le montrait bien Yves Lacoste)
  • et l'approche géographique (qui me semble partir de l'étude des territoires et des phénomènes spatiaux pour ensuite intégrer la question des acteurs).

Si les sujets d'analyse peuvent être les mêmes, l'approche par les acteurs ou par les territoires montrent bien qu'il existe deux types d'analyse. Du moins, est-ce le regard d'une modeste doctorante ! Il reste beaucoup à écrire sur cette épistémologie, et merci de participer à ce débat et de nous aider à en comprendre les enjeux !

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