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L'île mystérieuse, de Jules Verne

Nous en avions parlé il y a quelque temps (voir les commentaires de ce billet), et voici que j'ai terminé "L'île mystérieuse" de Jules Verne.

1/ Jules Verne est un auteur de roman géographiques, cela va sans dire. La dimension géopolitique est sous-jacente, jamais formellement explicitée. Qu'en est-il ici ?

2/ A priori, elle ne devrait absolument pas transparaître. Songez : quelques hommes en rupture de ban atterrissent sur un îlot perdu du Pacifique sud, non connu des cartes, à l'écart des routes maritimes. Aucune souveraineté, aucun habitant, nulle rivalité de puissance ... où donc aller chercher de la géopolitique là-dedans ?

3/ L'ouvrage est divisé en trois parties : la première évoque la mise en valeur de l'île, la seconde la perception d'une présence, la troisième révèle le secret. C'est la première partie qui a le plus de résonances géopolitiques. En effet, grâce aux connaissances de l'ingénieur Cyrus Smith, les naufragés réussissent à transformer les ressources naturelles qu'ils trouvent : ils fabriquent une lunette d'observation, du fer, de la dynamite, des armes, une briqueterie, des bougies.... Ces passages sont merveilleux car ils démontrent la puissance de l'esprit humain dans la transformation de la nature. Il y a un aspect magique à découvrir les ressources de l'ingénieur, qui contourne tous les obstacles. Les ressources naturelles ne sont rien sans les ressources humaines qui les mettent en valeur.

4/ Mais au-delà, il s'agit bien d'une colonisation, au sens premier du mot. C'est d'ailleurs cet aspect qui déplait tant à Y. Lacoste, qui y décèle, sans forcément l'expliciter, l'affirmation du génie triomphant de l'Occident. Il reproche la connotation positive du mot. Remarquons toutefois que cette île est "déserte" : à la différence de Robinson Crusoé, nul Vendredi ne s'y trouve. Le reproche qu'on pourrait faire à Robinson (mettre en scène l'asservissement des peuples) ne peut être fait à J. Verne.

5/ Ou alors, et c'est je crois le fond du problème, il faudrait reprocher ce triomphe sur la nature vierge, cette "exploitation de la nature". En gros, toute exploitation serait condamnable, depuis Marx. Je crois d'ailleurs que c'est cette perspective qui anime nombre d'alter-mondialistes, et nombre d'écologistes inconsciemment marxistes : le mythe d'une exploitation abusive (les classes populaires autrefois, la nature aujourd'hui), le mythe eschatologique du grand soir (la révolution autrefois, les catastrophes naturelles aujourd'hui). Le recyclage du social dans l'environnement....

6/ Revenons donc sur ce mot d'exploitation, car c'est au fond lui qui pose problème. Le dictionnaire nous apprend qu'il s'agit de "faire valoir, tirer parti", puis de "utiliser dune manière avantageuse: exploiter la situation", enfin de "se servir de (qqn) en n'ayant en vue que le profit". Ainsi, le premier sens est positif, le second aussi (opportunisme tempéré), seul le troisième sens est critiquable, car on y sent l'abus et l'injustice. Nos colons exploitent l'île, au bon sens du mot. Ce n'est pas critiquable. En revanche, on ne peut approuver la sur-exploitation.

7/ Cette discussion constitue le soubassement aux controverses actuelles sur l'environnement, et au-delà sur la géopolitique des ressources. En ce sens là, l'île mystérieuse est un roman géopolitique, d'autant qu'il donne l'exemple d'un autre naufragé, retrouvé sur un île distante, qui est revenu à l'état de nature : à la fois parce qu'il était seul et qu'il n'avait pas l'intelligence de transformer son environnement. Revenu dans la société des hommes, il redevient lui-même humain. La leçon est claire : c'est l'intelligence, qui ne peut être que sociale, qui fait de l'homme ce qu'il est . Et il ne peut faire autrement que transformer son environnement.

8/ Il reste que la fin du livre est symbolique : la nature n'est jamais totalement contrôlable. En effet, volcanique, l'île Lincoln explose à la fin du roman (non pas du fait des hommes) : la domination de l'homme atteint là ses limites. L'exploitation peut reculer les limites, non les franchir : ce constat rejoint l'actualité, et valide finalement le projet de la conférence de Copenhague, mais d'un point de vue plus responsable que les cris d'orfraie de certains. S'il faut transformer le monde, il faut aussi l'entretenir.

PS: je trouve le billet du jour (sur la pensée unique écologiste) d'I. Rioufol malvenu : que le vocabulaire religieux utilisé soit polémique, soit, le billetiste est dans son rôle de trublion idéologique qui joue d'une certaine provocation. Mais qu'il arrive à ce contre-sens de recycler le malthusianisme pour défendre une vision productiviste de l'exploitation de la nature, c'est quand même pousser le bouchon de l'incohérence un peu loin. Et se montrer absolument pas convaincant.

O. Kempf

Références :

  • Yves Lacoste et "l'île mystérieuse" de Jules Verne : ici lire la p. 7.
  • Jules Verne et Élysée Reclus : ici

Commentaires

1. Le samedi 12 décembre 2009, 19:59 par

Intéressante lecture, qui fait le lien entre cette fiction et la réalité (du moins la réalité de notre inconscient collectif). Je voudrais ajouter deux brèves remarques en attendant de vous proposer très prochainement un commentaire plus élaboré et plus géopolitique que ci-dessous.

Au point 5, l'on peut mentionner le symbole du Titanic, dont le succès cinématographique n'est pas seulement dû à son aptitude à faire pleurer Margot, mais aussi dû à deux thèmes toujours vendeurs : celui de l'opposition des catégories sociales (j'évite le mot "classes") et celui de la sanction finale, collective, infligée par la nature parce que quelques (ir)responsables négligent le danger.

Au point 7, un contre-exemple : un oiseau qui bâtit son nid transforme son environnement et en tire parti. Il le fait parfois de façon sociale, en couple. Mais ce n'est pas de l'intelligence parce qu'il n'invente rien et ne reproduit pas non plus une technique qui lui a été consciemment enseignée.

EGEA : intéressante remarque sur le point 7. Juste une question (ouverte, n'y voyez pas malice) : l'intelligence est-elle seulement humaine ?

2. Le samedi 12 décembre 2009, 19:59 par

Du fait que je suis incapable de répondre à votre question sur l’intelligence, je vous oriente vers plus qualifié que moi : Stanley Kubrick et son « 2001, l’odyssée de l’espace » (sorti en 1967). Le premier quart d’heure de ce film admirable constitue un tout : c’est « l’aube de l’humanité » lorsqu’un singe supérieur acquiert l’intelligence, invente une arme et devient ainsi le premier homme. La suite est un développement du concept de surpassement. A voir absolument si vous ne connaissez pas.
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Votre îlot perdu du Pacifique sud me remémore une question plus géopolitique dont je n’ai pas la réponse mais qui mérite d’être posée. Beaucoup d’îlots inhabités sur les océans sont sous une souveraineté française qui pourrait être contestée. C’est notamment le cas en Polynésie, mais aussi dans l’Océan Indien.

La Polynésie française comporte environ 150 îles dont plus de la moitié (nombre en augmentation) sont inhabitées : lorsque ces îles inhabitées sont situées hors des eaux territoriales d’une île habitée, c’est-à-dire à plus de douze milles nautiques (environ 22km, c'est souvent le cas), nous les considérons comme françaises mais c'est juridiquement contestable.
Voici maintenant une hypothèse imaginaire mais plausible : supposons que vienne s’y installer, sans rien demander à personne comme les colons de Jules Verne, une colonie de ressortissants chinois, péruviens, ou néo-zélandais : s’agit-il alors d’immigration clandestine ou s’agit-il d’une prise de possession d’un territoire en déshérence par une communauté étrangère qui acquiert de ce fait des droits ? Il s'agit notamment de droits de pêche, très rentables, sur la zone économique exclusive dans un rayon de 200 milles nautiques (360 km) à l’entour.
Les droits de pêche dans les eaux polynésiennes, et leur renouvellement, font depuis longtemps l’objet d’âpres négociations commerciales toujours remises en cause. Occuper, sans violence et en toute légalité, telle ou telle île inhabitée modifierait considérablement la donne. Il en est de même autour de nos îles inhabitées de l’Océan Indien où les zones de pêche sont très convoitées.

Bien entendu, nous pourrions évoquer l’ancienneté de notre présence, même si nous n’y sommes plus physiquement. Cet argument reste-t-il valable, je ne sais pas et c'est déjà une question de géopolitique.

Mais imaginons, car avec Jules Verne nous sommes dans l’imaginaire, qu’une nouvelle île apparaisse dans la ZEE de Polynésie mais hors de nos eaux territoriales : nous ne pourrons nous y prévaloir d’aucune ancienneté. Ce sera tôt ou tard le cas avec le volcan sous-marin Macdonald en Polynésie, qui culmine actuellement à 27m sous la surface de l’océan : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mont_M...) Quelle sera alors notre souveraineté sur cette île nouvelle, la question se pose comme dans « Tintin et l’étoile mystérieuse ». Hergé, comme Jules Verne, pose des questions de géopolitique qui ne seront pas éternellement imaginaires. Nous ferions bien de ne pas nous laisser surprendre par l’émergence d’une réalité prévisible.

La question de ces îles plus ou moins françaises mais extra-territoriales en Polynésie pose déjà un problème concret : elles sont souvent utilisées pour la culture du "pacalolo", la drogue locale : hors de notre juridiction, les cultures peuvent être détruites mais les contrevenants ne peuvent pas être poursuivis en justice.
Votre île mystérieuse pose déjà des problèmes concrets et en posera d'autres.

EGEA : je connais bien sûr Kubrick, un de mes cinéastes culte (je sais, c'est d'un banal)... Pour le reste, ça fait un billet en première page....

3. Le samedi 12 décembre 2009, 19:59 par

Dans mon premier commentaire, j'ai fait allusion au Titanic sans savoir à ce moment-là qu'il existait un film écologiste baptisé "le syndrome du Titanic" dont l'auteur n'est pas de ceux pour qui j'ai de la considération, ce qui explique mon ignorance. Je suis désolé de la pauvre banalité de ma comparaison avec le Titanic, mais je ne m'étais pas trompé sur les "thèmes toujours vendeurs ".

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