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La dynamique du capitalisme, de Fernand Braudel

Une petite fiche de lecture, cela faisait longtemps. Le genre d'ouvrage indispensable, facile à lire (130 Pages) et qui vous pose un homme au moment de passer des moments délicats où plein de méchants vous posent des questions désagréables, éventuellement par écrit. Et même si ce n'est pas le cas, lire des "essentiels" dans le texte, cela aide à réfléchir.

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Braudel est l’homme de trois livres de référence : la Méditerranée au temps de Philippe II, l’identité de la France, et Civilisation matérielle et capitalisme (sans compter la Grammaire des civilisations, petit ouvrage qui demeure une bible pour l’amateur).. Ce dernier est une somme en trois volumes, qu’il n’est pas donné de lire à tout le monde. En revanche, ce petit ouvrage, « dynamique du capitalisme », reprend trois conférences prononcées par Braudel en 1976, soit trois ans avant la publication de l’ouvrage de référence : il s’agissait alors d’en présenter les grandes lignes. C’est donc une sorte de synthèse effectuée par l’auteur, et sa brièveté la rend accessible à l’amateur. Elle intéresse d’autant plus le géopolitologue (comme le reste de Braudel) qu’il y est développé le concept d’ « économie-monde » que chacun cite sans forcément avoir lu le texte d’origine.

Tout part de l’interrogation classique des causes de la domination européenne : « En résumé, si on la compare aux économies du reste du monde, l ‘économie européenne semble avoir dû son développement plus avancé à la supériorité de ses instruments et de ses institutions : les Bourse et les diverses formes de crédit. Mais, sans exception aucune, tous les mécanismes et artifices de l’échange se retrouvent en dehors de l’Europe, développées et utilisées à des degrés divers, et l’on peut y discerner une hiérarchie : à l’étage presque supérieur, le Japon ; peut-être l’Insulinde, et l’Islam ; sûrement l’Inde, avec son réseau de crédit, développé par ses marchands banyans, sa pratique des prêts d’argent aux entreprises hasardées, ses assurances maritimes ; à l’étage au dessous, habituée à vivre sur elle même, la Chine ; et finalement, juste au-dessous, des milliers d’économies encore primitives » (p. 39).

Puis il s’agit de distinguer la civilisation matérielle (les choses du quotidien) de l’économie de marché avant de développer ce qu’a de différent le capitalisme. « Au-dessus de la masse énorme de la vie matérielle de tous les jours, l’économie de marché a tendu ses filets et maintenu en vie divers réseaux. Et ce fut, d’habitude, au-dessus de l’économie de marché proprement dite qu’a prospéré le capitalisme. On pourrait dire que l’économie du monde entier est visible sur une vraie carte en relief ». (p. 39)

L’échange est ce qui est commun à l’économie de marché et au capitalisme. « Je me résume : deux types d’échange ; l’un terre à terre, concurrentiel, sophistiqué, puisque transparent ; l’autre supérieur, sophistiqué, dominant » (p. 66). Braudel suggère ici que le capitalisme n’est pas transparent, à la différence de l’économie de marché : cette distinction est une pierre dans le jardin de la théorie économique classique. « En réalité, tout est porté sur le dos énorme de la vie matérielle : se gonfle-t-elle, tout va de l’avant ; l’économie de marché se gonfle elle-même rapidement à ses dépens, étend ses liaisons. Or, de cette extension, le capitalisme est toujours bénéficiaire. Je ne crois pas que Josef Schumpeter ait raison de faire de l’entrepreneur le deus ex machina. Je crois obstinément que c’est le mouvement d’ensemble qui est déterminant et que tout capitalisme est à la mesure, en premier lieu, des économies qui lui sont sous-jacentes ». (p. 67).

Après la critique de Schumpeter, voici celle de Max Weber : « Pour Max Weber, le capitalisme, au sens moderne du mot, aurait été ni plus ni moins une création du protestantisme ou, mieux, du puritanisme . Tous les historiens sont opposés à cette thèse subtile, bien qu’ils n’arrivent pas à s’en débarrasser une fois pour toutes. Et pourtant, elle est manifestement fausse. Les pays du nord n’ont fait que prendre la place occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres capitalistes de la Méditerranée. Ils n’ont rien inventé, ni dans la technique, ni dans le maniement des affaires (...). Ce qui est en jeu, chaque fois, c’est le déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale, pour des raisons économiques, et qui ne touchent pas à la nature propre ou secrète du capitalisme. (...) Finalement, l’erreur de Max Weber me paraît dériver essentiellement, au départ, d’une exagération du rôle du capitalisme comme promoteur du monde moderne » (p. 69-70). Ces considérations sont fondamentales, tant pour le propos de Braudel que pour le géopolitologue. Pour Braudel, en effet, cette précision est essentielle à sa thèse d’économie-monde, qu’il va bientôt présenter. En effet, si la loi historique ne tient pas à des causes extérieures (la religion) mais à des causes internes à la marche économique ; ce sont celles-ci qu’il faut identifier pour expliquer les « centres » successifs de domination. Pour le géopolitologue, cela revient à relativiser l’influence excessive que l’on prête à la religion comme facteur explicatif : non qu’elle ne joue aucun rôle, que ce soit bien entendu ; mais elle n’a pas le rôle déterminant que d’aucuns voudraient lui attribuer, à la suite d’un huntingtonisme trop schématique pour être vraiment convaincant. Braudel conclut alors sa deuxième conférence par ces mots : « il y a des conditions sociales à la poussée et à la réussite du capitalisme. Celui-ci exige une certaine tranquillité de l’ordre social, ainsi qu’une certaine neutralité, ou faiblesse, ou complaisance , de l’Etat. Et en Occident même, il y a des degrés à cette complaisance : c’est pour des raisons largement sociales et incrustées dans son passé que la France a toujours été un pays moins favorable au capitalisme que, disons, l’Angleterre ». (p. 77-78) Ces mots font immédiatement penser à la Chine contemporaine : pour tout un tas de raison, et notamment celles évoquées par Braudel, il paraît difficile de la décrire comme un « capitalisme » tant le rôle de l’Etat y est prégnant.

Vient alors la troisième conférence. « Il y a une sorte de société mondiale, aussi hiérarchisée qu’une société ordinaire et qui est comme son image agrandie, mais reconnaissable. Microcosme et macrocosme, c’est finalement la même texture » (p. 84).

Puis il distingue : « par économie mondiale s’entend l’économie du monde pris dans son entier. Par économie-monde, j’entends l’économie d’une portion seulement de la planète, dans la mesure où elle forme un tout économique » (p. 85). « Une économie-monde peut se définir comme une triple réalité : elle occupe un espace géographique donné ; elle a donc des limites (...) Une économie-monde accepte toujours un pôle, un centre (...) Toute économie –monde se partage en zones successives (...) autour du pivot central. » (p. 85-86). Cette définition ouvre la voie à l’analyse géopolitique des rapports entre centre et périphérie, souvent reprise par l’approche anglo-saxonne de la géopolitique (cf. Immanuel Wallerstein). Braudel note au passage une hypothèse qui prend tout son sel de nos jours : « Imaginons aujourd’hui une franche, totale et définitive ouverture des économies de la Chine et de l’URSS : il y aurait alors rupture des limites de l’espace occidental, tel qu’il existe actuellement » (p. 85). Cette hypothèse semble aujourd’hui advenue. On en déduit qu’il y a une tendance au recouvrement des deux notions distinguées par Braudel : celle d’économie mondiale et d’économie-monde. Autrement dit, il n’y aurait plus d’économie-monde puisqu’il n’y aurait plus les attributs : espace géographique donné (et donc limité), centre, et zones successives. Seul ce dernier critère semble encore tenir, mais on peut y voir un effet de la réunion des économies-monde. Ce processus correspondrait, en termes économiques, à la planétarisation évoquée par ailleurs (cf. Teilhard). Braudel évoque ensuite les basculements d’économie-monde, qui sont bien connus (Venise, puis Anvers, puis Gênes, puis Amsterdam, puis Londres, puis New-York). « A l’horloge du monde européen, l’heure fatidique aura ainsi sonné cinq fois et, chaque fois, ces déplacements se sont réalisés au cours de luttes, de heurts, de crises économiques fortes » (p. 90). La question se pose alors : la crise 2001-2008 signifie-t-elle un basculement d’économie-monde (de Washington à Pékin) ou manifeste-t-elle un changement plus profond, la fusion de l’économie-monde et de l’économie mondiale ?

Enfin, ce dernier petit passage : « Edward Fox, dans un livre qui a fait beaucoup de bruit, n’a pas eu de peine à montrer qu’il y avait au moins deux Frances, l’une maritime, vivante, souple, prise de plein fouet par l’essor économique du XVIII° siècle, mais qui est peu liée avec l’arrière-pays, tous ses regards étant tournés vers le monde extérieur, et l’autre, continentale, terrienne, conservatrice, habituée aux horizons locaux, inconsciente des avantages économiques d’un capitalisme international » (p. 105) : on décèle le futur projet braudélien qu’est l’identité de la France....

Au final, un intéressant ouvrage qu’on lit rapidement, et qui permet de prendre connaissance de la pensée braudélienne et son concept fameux d’économie-monde.

Réf: Fernand BRAUDEL, Flammarion : Champs histoire, Paris, 2008, 121 pages (1ère édition chez Arthaud, 1985)

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 12 janvier 2010, 20:58 par

Ah! Braudel! Mon premier amour (en Histoire s'entend)! Excellent livre de synthèse de la pensée braudélienne à venir ou déjà exprimée....
Merci Olivier de ce voyage en nostalgie.

EGEA : oui, on ne s'en lasse pas. Je vais même entamer bientôt des relectures, c'est dire..... En revanche, Duby m'attire moins alors que je l'ai beaucoup plus lu autrefois.

2. Le mardi 12 janvier 2010, 20:58 par

Hasard ou coïncidence, je viens de lire ce petit bouquin bougrement intéressant.

Le rapprochement, à notre époque globalisée, des notions d' "économie mondiale" et d' "économie-monde" vient effectivement à l'esprit. Pour autant le concept de "pôle unique" (centre) est-il toujours aussi vrai ? Le sera-t-il dans un futur proche ?

Concernant Grammaire des civilisations (pas encore lu), Huntington dit s'en être inspiré. Que faut-il en penser ? Qu'il en a retenu une vision simplificatrice ?

Egéa : j'ai lu la "grammaire" avant Huntington. Puis je me suis aperçu que Braudel a, le premier, évoqué "le choc des civilisations". Je crois que d'autres l'avaient prononcé, mais il est sûr qu'Huntington a cité Braudel. Cela ne veut pas dire que Braudel voulait par là signifier ce qu'a voulu démontrer Huntington : on ne saurait être responsable de ses héritiers.... Une lecture comparative des textes le prouverait aisément. Mais il est sûr qu'il y a une forme de filiation.

3. Le mardi 12 janvier 2010, 20:58 par

Autre question : Braudel explique donc que le capitalisme se superpose à l'économie de marché, que cette dernière lui préexiste. Mais une économie planétisée comme la nôtre peut-elle exister sans capitalisme, avec uniquement des échanges transparents, sans rente de position ni oligopoles ?

EGEA : excellente question. Mon frère Hervé prétend que oui, mais il est aussi partisan de la décroissance.......... Moi,je ne sais pas, mais il est évident que théoriquement, le problème se pose. Je lui pose la question....

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