Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Représentation et structuralisme

La « représentation » est une des grandes novations de l’école française de géopolitique. Il s’agit de désigner par-là la façon dont les dirigeants construisent un espace géographique symbolique : cette représentation passe par des cartes (la carte de France amputée de l’Alsace Lorraine accrochée aux murs des classes), des récits (le tour de France de deux enfants), des écrits historiques (nos ancêtres les Gaulois, Malet et Isaac)... Dès lors, l’analyse géopolitique consiste à mettre à jour ces représentations, à les expliciter, à les démonter.

livre_apres_guerre.jpg

Mais au fond, il s’agit de l’application du structuralisme à la géopolitique : rappelons que l fondation de l’école française de géopolitique, par Y. Lacoste, date de 1976 et de son essai fondateur, « la géographie ça sert, d’abord, à faire la guerre » (fiche de lecture) : au beau milieu des années 1970 quand, justement, le structuralisme triomphait.

En fait, la technique de la représentation consiste à déconstruire les discours pour toujours relativiser. L’œuvre n’est pas inutile, mais elle ne peut suffire. En effet, cette posture paraît assez passive, et pas assez opératoire. Car la géopolitique a aussi un sens de pratique : celle de la mise en œuvre des rivalités de puissance sur un territoire. Ce n’est pas tout que d’analyser : il faut aussi prescrire. La géopolitique a un rôle actif, qui contribue à la définition d’une stratégie.

Pour en juger, qu’on se reporte à cet extrait de « l’après-guerre », écrit par Tony Judt. (on lira d’ailleurs le très émouvant témoignage de sa maladie).

« Le « structuralisme », ainsi qu'on devait l'appeler, était très séduisant. Dans sa façon de mettre de l'ordre dans l'expérience humaine, il avait un air de famille avec l'école historique des Annales, dont le représentant contemporain le mieux connu, Fernand Braudel, avait établi sa réputation sur l'étude de la « longue durée », décrivant les lents changements des structures géographiques et sociales sur de longues périodes, et convenait à merveille au milieu universitaire de l'époque. Plus à-propos était cependant l'accessibilité immédiate du structuralisme aux intellectuels et aux non-spécialistes. Comme l'expliquaient les admirateurs de Lévi-Strauss dans des disciplines apparentes le structuralisme n'était même pas une théorie de la représentation ; les codes sociaux, ou « signes », qu'il décrivait ne renvoyaient pas à des hommes, des lieux ou des événements particuliers, mais simplement à d'autres signes, dont un système clos. Il n'était donc pas sujet à des tests empiriques; rien ne pouvait l'infirmer : il n'y avait pas moyen de démontrer que le structuralisme se trompait ; et l'ambition iconoclaste de ses affirmations, alliée à cette imperméabilité à toute contradiction, lui garantissait un vaste public. Tout et n'importe quoi pouvait s'expliquer comme une combinaison de « structures » : ainsi que Pierre Boulez l'observa en intitulant une de ses compositions Structures, « c'est le maître mot de notre temps ».

Au cours des années 1960 apparut une pléthore de structuralismes appliqués : en anthropologie, en histoire, en sociologie, en psychologie, en science - politique et, bien sûr, en littérature. Les praticiens les plus renommés - habituellement ceux qui mêlaient la bonne dose d'audace intellectuelle et de sens naturel de l'autopromotion - devinrent des célébrités internationales pour avoir eu la chance d'entrer sur la scène intellectuelle alors que la télévision transformait en média de masse. En d'autres temps, Michel Foucault aurait bien pu être un favori des salons, une star des circuits de conférence parisiens comme Henri Bergson cinquante ans plus tôt. Mais quand Les Mots et les choses se vendit à 20.000 exemplaires dans les quatre mois qui suivirent la sortie, il devint une célébrité presque du jour au lendemain. Foucault lui-même désavoua l'étiquette «structuraliste», tout comme Camus protesta toujours qu'il n'avait jamais été « existentialiste » et qu’il ne savait même pas de quoi il retournait. Mais comme Foucault au moins eût été contraint de le reconnaître, peu importait au fond ce qu'il pensait. « Structuralisme » était désormais un raccourci désignant toute explication apparemment subversive du passé ou du présent, ébranlant les explications linéaires et les catégories traditionnelles et questionnant leurs postulats. Qui plus est, les « structuralistes » étaient des gens qui minimisaient, voire niaient, le rôle des individus et de l'initiative individuelle dans les affaires humaines.

Malgré ses applications protéiformes, l'idée que tout est « structure » laissait néanmoins quelque chose d'inexpliqué. Pour Fernand Braudel, Claude Lévi -Strauss ou même Michel Foucault, l'objectif était de révéler les rouages profonds d'un système culturel. Cette démarche pouvait répondre ou non à un élan subversif - tel n'était certainement pas le cas pour Braudel - mais elle avait pour effet de glisser sur les changements ou les transitions, ou de les minimiser. Des événements politiques décisifs, notamment, se révélaient résistants à cette approche : vous pouviez expliquer pourquoi les choses les choses devaient changer à une étape donnée, mais on ne savait trop comment elles le faisaient ni pourquoi tel ou tel acteur social individuel choisissait de faciliter le processus. En tant qu'interprétation de l'expérience humaine, toute théorie tributaire d'un arrangement des structures d'où le choix humain avait été éliminé se trouvait ainsi entravée par ses propres postulats. Intellectuellement subversif, le structuralisme était politiquement passif.

L’élan juvénile des années 1960 ne poussait pas à comprendre le monde. Dans ces années-la, on citait volontiers la onzième des Thèses sur Feuerbach, que Karl Marx avait rédigées à 26 ans seulement: «Les philosophes n'ont fait interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe, c'est de le transformer. » Pour ce qui était de changer le monde, il n'existait encore qu'une seule grande théorie prétendant rattacher une interprétation du monde à un projet global de changement ; juste un « Grand Récit » donnant le sens de tout mais en ménageant une place à l'initiative humaine : le projet politique du marxisme lui-même. »

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 17 janvier 2010, 20:42 par Laurent

Petit correctif :

L'ouvrage séminal d'Yves Lacoste s'appelait : "La Géographie, ça sert d'abord à faire la guerre", et non pas "La Géopolitique, ça sert d'abord à faire la guerre".

EGEA : je corrige immédiatement, d'autant plus que je l'ai lu deux fois, ainsi que je l'explique dans ma fiche de lecture... Lapsus tellement révélateur qu'il n'est pas significatif... Merci, Laurent, de me rappeler mes distractions... ;-)))

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/462

Fil des commentaires de ce billet