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Perspectives stratégiques 2010

Voici, avec l'aimable autorisation de la Revue de défense nationale, la première partie de l'article que j'y signe.

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Je ne saurais trop vous inciter à vous la procurer : la nouvelle maquette vaut le détour, elle est plus claire et surtout plus articulée : avec deux dossiers principaux (ce mois-ci, un dossier année stratégique 2010 et un dossier sociologie de la défense, avec notamment l'article du CGA Dudugnon, du Haut Comité pour l'Évaluation de la Condition Militaire (HCECM) : ces deux dossiers sont "académiques", selon les standards des meilleures revues. Puis une deuxième partie "repères, opinions et débats", contient des articles plus courts, plus vifs, plus poivrés. C'est l'espace naturel pour les jeunes auteurs, ou ceux qui veulent émettre des idées plus hétérodoxes. Une troisième partie "revues, rapports et recensions" rend compte à la fois des chroniques spécialisées (qui avaient disparu), des compte-rendus de colloques ou des grandes revues françaises et étrangère, enfin des fiches de lecture. La revue a changé de maquette, et s'est doté d'un comité de lecture.

Autant vous dire que nous sommes très fiers du bébé.

Abstract : This article deals with some of the strategic prospects for 2010. As well as a survey of the geopolitical scene (European countries, European security, nuclear security, the Middle East, extra-European areas, etc.), it outlines some longer-term systemic issues (the persistence of economic fragility, globalization, discontent with the monopoly of legitimate violence, transborder issues, biosphere challenges, etc.). This perspective gives both the depth of vision and the elevated viewpoint appropriate to the strategist.

PERSPECTIVES STRATÉGIQUES 2010

Tracer des perspectives est toujours un exercice risqué : il faut naviguer entre des prévisions assez précises pour être intéressantes, sans verser dans un pronostic trop détaillé qui démontrera, si jamais il est contredit par les événements, le ridicule de l’auteur de la prophétie. Une des difficultés de l’exercice tient à ce que, couramment, on prolonge des tendances que l’on croit suffisamment nettes pour devoir durer : or, il faut d’une part identifier les tendances significatives ; d’autre part ne pas oublier des tendances souterraines que personne n’a vues ; enfin, la prévision ne peut anticiper les aléas : qui aurait pu prévoir, la veille de l’attentat d’Ochoa en 2004, la victoire des socialistes espagnols ? C’est conscient de ces possibles travers que cet article décrira les perspectives stratégiques de 2010 : avec d’une part des perspectives géopolitiques localisées, d’autre part les tendances systémiques qui devraient animer le débat stratégique.

I Aperçus géopolitiques

L’analyse partira du noyau européen pour s’étendre à ses entourages successifs.

* 11 Pays européens

En Europe, l’attention se portera principalement sur le Royaume-Uni. Il est aujourd’hui probable que les conservateurs de M. Cameron remporteront les élections législatives : leur nouvelle politique étrangère demeure une inconnue : les Tories ne choisiront pas de privilégier la construction européenne, mais ils auront du mal à coller encore un peu plus au pacte transatlantique. En effet, les travaillistes avaient étroitement suivi M. Bush comme M. Obama. Il ne devrait donc pas y avoir de différence marquée. Toutefois, la parution de la révision stratégique de défense suscitera un grand intérêt : il s’agira de déterminer la posture nucléaire (combien de sous-marins ?), la posture navale (quel porte-avion ?), la posture militaire (réduire l’effectif pour améliorer l’équipement ?). Il faudra trouver le moyen d’équilibrer les comptes publics, fort abîmés par la crise, et de tenir simultanément le rang militaire, face justement au reste de l’Europe.

On suivra également avec attention les élections en Ukraine. Là encore, si on se fie aux sondages, ce devrait être Mme Ioulia Timotchenko qui devrait l’emporter. Au-delà des rumeurs d’affairisme, il s’agira pour elle de trouver une voie moyenne entre un rapprochement économique avec l’Occident, et un dialogue plus équilibré avec la Russie. La tâche sera affectée par plusieurs facteurs : à la fois équilibrer un certain revanchisme russe, tout en gérant au plus juste la question énergétique (factures de gaz et utilisation des gazoducs) alors que commencera de se poser, au cours de cette mandature, la question de Sébastopol : en effet, l’accord actuel permet à la flotte russe d’y stationner jusqu’en 2017.

Sans faire le tour de toutes les élections européennes (Suède, Croatie, Bosnie,…), toutes importantes pour les peuples qui y participeront, il faudra porter attention au risque de fractionnement européen. En effet, deux situations sont ici remarquables : il s’agira tout d’abord du jugement que rendra en janvier la Cour international d’arbitrage au sujet du Kossovo. Au-delà du cas balkanique, ce sont plusieurs pays européens qui sont à l’écoute du résultat : tous ceux où des minorités agissantes peuvent réclamer une autonomie accrue (Espagne, Slovaquie, Roumanie, ...). C’est d’ailleurs dans cette perspective qu’on suivra l’évolution de la Belgique. Le retour de M. Leterme au gouvernement, le raidissement flamand et, en retour, l’échauffement wallon risquent, plus que jamais, d’aboutir à une séparation : symboliquement, ce serait la « construction » européenne qui serait la plus gravement touchée.

En effet, la situation n’est pas favorable. Certes, la ratification du traité de Lisbonne met un terme aux tergiversations institutionnelles qui agitent l’UE depuis dix ans. On peut donc espérer un travail européen plus apaisé, notamment avec la construction du nouveau service européen pour l’action extérieure (SEAE). C’est sans compter les raidissements d’angoisse que l’on observe déjà au travers des élections, avec la montée en puissance de multiples partis radicaux et nationaux : Royaume-Uni, Suède, Danemark, Pays-Bas, Belgique, Suisse, Italie, Slovaquie, Pologne, .... il n’est quasiment pas d’exemple européen où l’on ne connaisse de tels mouvements. Crise économique, mouvements démographiques (affaissement des naissances, immigration), mondialisation culturelle, pollutions sont autant de facteurs explicatifs : le résultat constitue pour les sociétés européennes une situation risquée dont il faut prendre conscience.

* 12 Sécurité européenne

La sécurité européenne sera polarisée par la Russie : tout dépendra des suites de la renégociation du traité START . Les espérances américaines se heurtent en effet à la patience russe, qui veut surtout obtenir des avantages en matière de défense anti-missile. On évoquera bien sûr la proposition Medvedev d’un processus de sécurité européenne, qui consiste pour lui à « contrôler » l’Alliance atlantique et l’UE, qui n’ont pas vraiment l’intention de le laisser faire. Toutefois, il faudra trouver les moyens d’une négociation, afin d’intéresser les Russes à leur destin européen. La question du traité des Forces Conventionnelles en Europe (FCE) entrera dans ce cadre général.

Cela posera en retour la question du lien transatlantique : en effet, les Européens ont été ravis de l’élection de M. Obama, mais ne l’ont pas beaucoup aidé que ce soit pour fermer Guantanamo ou pour renforcer l’Afghanistan. Dans le même temps, il faut bien constater que pour l’Amérique, l’Europe n’est plus une priorité stratégique. Il se pose alors une double question : derrière tous les discours, va-t-on vers un approfondissement inéluctable du fossé (le rift) transatlantique ? et si cela advient, quelle politique autonome l’Europe va-t-elle mener ? Car elle a désormais les moyens de cette autonomie (traité de Lisbonne), le contexte (une Russie faible malgré les apparences et une Amérique moins présente) et l’occasion, avec la question de l’énergie : dans ce dernier cas, il faudra examiner les choix qui seront effectués entre les deux projets concurrents de gazoducs (Southstream ou Nabucco).

Aussi examinera-t-on avec attention le concept stratégique qui sera adopté à l’automne par l’Alliance Atlantique : il manifestera, en creux, les grandes tendances. Soit les Alliés maintiennent l’équilibre actuel, au risque de son obsolescence, soit ils organisent un dialogue plus structuré entre l’Amérique et une structure européenne identifiée comme telle, l’Otan n’étant plus qu’un instrument subordonné. Pour cela, il faudra passer outre la réticence turque, déterminée à conserver sa position au sein de l’Alliance face à une UE qui la rejette. On observera, à ce propos, les négociations intra chypriotes, que l’on peut considérer comme un marquant de cette évolution.

* 13 Sécurité nucléaire

Le président Obama a présenté une grande politique nucléaire, promouvant le désarmement. On peut d’ailleurs remarquer qu’il l’a fait non à l’occasion du sommet de Strasbourg-Kehl, mais lors de son discours de Prague : symboliquement, l’Otan n’était plus le cadre de cette rhétorique nucléaire. Or, cette « grande politique » passait par un certain nombre de conditions. La première tient aux traités : la question du START a prouvé qu’il n’était pas aisé d’obtenir la coopération russe. D’autres rendez-vous auront lieu en 2010 : conférence de révision du traité de non-prolifération (TNP) en mai, négociations sur un traité interdisant la production de matières fissiles pour les armes nucléaires (dit traité "cut off"), la ratification par les Etats-Unis du Traité d’interdiction des essais nucléaires (TICE). Plus que jamais, la question du nucléaire sera posée.

Elle sera d’abord conceptuelle : comment renouveler la doctrine pour tenir compte à la fois des nouveaux adversaires potentiels (dissuasion du fort au faible, au fou,…), et des nouvelles techniques (miniaturisation, missiles de croisière) qui permettent un emploi moins apocalyptique de l’arme ? elle sera ensuite géopolitique, avec d’une part la nécessité de penser la possibilité de dissuasion à plusieurs joueurs, mais aussi les cas particuliers : la bombe iranienne, de plus en plus probable, provoquera-t-elle la reprise de programmes nucléaires en Arabie, en Egypte, en Turquie ? la bombe nord-coréenne provoquera-t-elle une remise en cause du statu quo régional (cas de la Corée du sud, du Japon, cas de la succession éventuelle de Kim Jon Il, éventuelle réunification coréenne) ? quel renouvellement des armes nucléaires à l’Otan ? S’agissant de l’Iran, la question n’est pas seulement régionale : on sent bien que la posture extérieure de Téhéran repose énormément sur l’équation politique intérieure. Or, celle-ci paraît rien moins que figée. Il faut donc être très prudent dans les affirmations sur « l’Iran » qui paraît bien plus contrasté et mouvant qu’il n’y paraît.

Il reste que toutes ces considérations dépendent dans une très large mesure de la révision de posture nucléaire, qui sera publiée par les Etats-Unis au début de 2010. Le nouveau discours nucléaire américain devra à la fois traduire les intentions du président Obama, et maintenir la crédibilité de la dissuasion. Ce sera, à coup sûr, la pierre angulaire des questions nucléaires en 2010.

* 14 Orients proches ou moyens

Le Proche-Orient ne devrait pas apporter beaucoup de bonnes nouvelles. La position d’Israël est en train de s’affaiblir, malgré sa domination militaire : tous les voisins s’en éloignent (Turquie, voire Egypte et Etats-Unis, sans même parler de l’Europe qui commence à monter le ton) quand les opposants au pire subsistent, au mieux s’organisent (Hamas, Syrie). Deux facteurs de fragilité peuvent se déclencher en 2010 : il s’agit d’abord de l’éventuelle succession égyptienne, si H. Moubarak disparaît ; il s’agit ensuite et surtout de la possible dissolution de l’autorité palestinienne, si M. Abbas persiste dans ses intentions. L’intransigeance israélienne serait alors confrontée à une situation difficile. Alentours, au Moyen-Orient, on surveillera l’évolution irakienne. Si des confrontations sont probables, le pire n’est pas sûr et il est envisageable de voir un Irak émerger peu à peu. Le plus grand facteur de danger dépendra non des chiites ou des sunnites, mais des Kurdes : en effet, paradoxalement, la détente en zone turque risque d’exacerber les revendications en zone irakienne, notamment autour de la ville de Mossoul ; les élections irakiennes seront à cet égard l’occasion de clarifier la chose. La péninsule arabique devra traverser deux crises : l’économie devrait continuer de souffrir ce qui affectera l’équilibre régional, tandis que le sud de la péninsule pâtira à la fois des troubles au Yémen et de la piraterie dans le golfe d’Aden.

En Afghanistan, la stratégie du général Mc Chrystal n’est pas forcément vouée à l’échec. Le principe de réalité prévaut, et les alliés ont identifiés deux des trois problèmes majeurs : les belligérants sont des talibans d’abord pachtounes (le ressort idéologique d’Al Qaida est moins virulent), la gouvernance du pays pâtit de la corruption du pouvoir en place, la drogue est un formidable dissolvant d’ordre (ce dernier point est souvent omis). Autrement dit : ce n’est pas vraiment l’islam le problème. Plusieurs facteurs sont gages de succès : la volonté dans le temps (n’en déplaise à tous ceux qui affirment, l’air entendu, que « c’est perdu »), l’afghanisation (mais avec des moyens réels, notamment en terme de solde), la remise en question des sociétés militaires privées (dont on s’aperçoit qu’elles ont intérêt à ce que les problèmes perdurent). Il faudra ensuite déterminer une action efficace contre la drogue. Pour le reste, la politique actuelle de soutien au Pakistan, qui permet enfin de fermer la frontière (la ligne Duran), impose de définir un équilibre à trouver entre Kaboul, Islamabad et New Delhi. C’est à l’aune de ce travail qu’on pourra prévoir le succès des décisions de M. Obama, plus que dans le volume des renforts des uns (Américains) ou des autres (Européens). Le surge n’est pas qu’une affaire de volume !

* 15 Espaces extra européens

Plus loin de l’Europe, 2010 devrait voir la confirmation de la nouvelle donne extrême-orientale : on semble en effet observer un rapprochement sino-japonais. Il est bien sûr paradoxal, compte-tenu de l’histoire de la rivalité des deux nations, mais pas si illogique si on pense à l’affaiblissement américain . Surtout, possible matrice d’une « communauté de l’Asie orientale » proposée par le Japon, il constitue un équilibre qui rassurerait les petits pays voisins. Il faudra toutefois confirmer cette tendance, d’autant que les fragilités demeurent. Elles sont économiques, mais surtout démographiques (vrai au Japon comme en Chine) ou écologiques.

L’Amérique du sud devrait continuer de surprendre favorablement. Le Brésil devient une puissance reconnue, beaucoup de tensions bilatérales paraissent s’apaiser, la réunification du continent semble possible. La situation de l’Afrique paraît plus contrastée, avec des zones de développement économique et de stabilisation, et des trous noirs qui s’affaissent. On suivra avec attention les crises du golfe de Guinée, pétrolifère et donc susceptible d’intrigues extérieures et de troubles intérieurs.

La deuxième partie sera publiée demain....

O. Kempf

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