Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Perspectives stratégiques (suite et fin)

Suite et fin de article d'hier : billet dédié à Stéphane T., Ch. R. et Stan dM, que je remercie encore....

Westphalie, planétisation et Teilhard......

O. Kempf

II Aperçus systémiques

Ce parcours géographique de la planète a suivi les lignes de partage couramment établies. Toutefois, l’analyse géopolitique impose de varier les focales. Augmentons celle de notre lorgnette pour examiner la planète dans son ensemble, dans son système. Il va de soi que les évolutions envisagées dépasseront la seule année qui vient : elles nourriront toutefois le débat stratégique en 2010.

* 21 La persistance de la fragilité économique

Du point de vue économique, il est probablement illusoire de croire que la zone Asie - Pacifique puisse constituer un isolat économique, qui serait indépendant de la conjoncture du reste du monde. Au contraire, l’idée sous-jacente à la notion de « G2 » est celle d’un lien indissoluble entre la Chine et les Etats-Unis : ce lien économique (les excès chinois, tant de croissance que d’épargne en bons du Trésor américain, compensant les excès américains et notamment les endettements records de tous les agents) entraînerait un duopole, Chinois et Américains réglant à eux deux les affaires du monde. Cette vue est à la fois un fantasme (de l’autre côté de l’Atlantique, celui de la pérennisation de la puissance américaine) et une phobie (de ce côté-ci, celui de l’isolement européen). A chaque fois, une appréciation inexacte de la réalité.

Car ce duopole paraît improbable. Improbable parce que les Chinois n’en veulent pas. Ils ont été profondément affectés par le manque de sérieux américain, la crise ayant sapé le prestige de la modernité à l’occidentale. Toutefois, Pékin agira par petites touches. Ses efforts pour constituer une monnaie d’échange alternative en sont le signe le plus remarquable. Cette tendance paraît très lourde, et elle vise à accentuer le déclin américain. En fait, l’autonomie asiatique ne sera pas économique : elle sera stratégique. Cela condamne le G2.

Quant à l’économie mondiale, elle connaîtra au mieux une stagnation probable : il n’y aura probablement pas de reprise franche, au mieux un faux plat, et les franches rechutes seront très possibles. La fragilité sera le trait dominant. Simultanément, les endettements massifs, notamment des acteurs publics, ne seront résorbés que par la seule solution possible qu’est l’inflation, possible dès 2010. Cette stagflation généralisée, nécessaire pour curer les excès, entretiendra la morosité et constituera donc le terreau favorable à de nombreuses crises.

* 22 Des mondialisations à la planétisation

Il faut désormais concevoir les mondialisations au pluriel : l’addition des processus (financier, économique, de communication, culturel) construit une mondialisation plus générale, une noosphère. Le mot est tiré du biochimiste V. Vernadski et a été repris par le paléontologue et théologien Teilhard de Chardin (il faudra écrire, un jour, une « lecture géopolitique de Teilhard de Chardin »). Cent ans après Darwin, on sait désormais que si l’évolution est un fait, il y a plusieurs théories qui la décrivent (sans parler de néo-créationnisme). Or, Teilhard propose la notion de planétisation , l’humanité prenant de plus en plus conscience d’elle-même sous l’effet d’une planète devenant de plus en plus petite : sans entrer dans des débats théologiques, la mondialisation à l’œuvre fait penser à cette planétisation.

Ce détour théorique nous amène à constater, avec J. Dufourcq et L. Woets , la fin du cycle westphalien. Cela signifie que la place de l’Etat au centre de l’organisation de l’espace international est en train de s’éteindre. Disant cela, on ne signifie pas que les Etats disparaîtront : seulement qu’ils devront prendre place dans un nouveau système. Le constat n’est pas nouveau. En revanche, on en tire la conclusion que ce nouveau système n’a pas encore accouché, et qu’il faudra, cette année encore, observer les jeunes pousses de ce qui adviendra. De ce point de vue, trois évolutions paraissent sensibles, et s’accentueront en 2010.

* 23 La contestation du monopole de la violence légitime

On connaît le mot de Weber, définissant l’Etat comme l’institution qui a le monopole de la violence légitime. Ce monopole continue de s’affaisser. Un des signes en a été le passage de la notion de défense à celle de sécurité : qu’on pense au Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité Nationale en France, ou au concept d’approche globale dans le cadre otanien. Derrière ces imprécisions sémantiques, on constate la rétraction des systèmes de défense.

Le phénomène va plus loin, puisqu’il se traduit désormais par des démembrements de la puissance publique : c’est le cas avec le développement des externalisations, la banalisation de l’état militaire (qu’on pense à la plainte d’une famille d’un soldat tué en opération), ou le développement des sociétés militaires privées, qu’il s’agisse de sous-traitance locales (CAPES-France au Kossovo, sous-traitance des boucles arrière à EUFOR Tchad, ...) ou de sociétés plus directement engagées dans les actions de sécurité (voir les nombreux exemples anglo-saxons en Irak ou en Afghanistan).

Le débat stratégique des récentes années s’est beaucoup interrogé sur la nouvelle nature de la guerre : asymétrique, bâtarde, au sein des populations, irrégulière (ce dernier qualificatif paraissant le plus satisfaisant). Il semble intéressant de constater que la plupart de ces nouvelles guerres sont non-étatiques. Il ne s’agit pas seulement de contrebattre le monopole de la violence, comme on pourrait le penser de prime abord. La vraie question tient à la légitimité, vrai cœur du propos wéberien. Au fond, l’objectif ne consiste pas seulement à gagner les esprits et les cœurs, comme le scandent de nombreux stratèges et commentateurs : il s’agit d’abord d’un combat des valeurs, qui seules assurent la légitimité. Il serait temps, de ce point de vue, que les Etats s’accordassent à leurs pétitions de valeurs : à cette seule condition, ils retrouveront la légitimité qui leur est contestée : la stratégie doit ici rejoindre la morale.

* 24 Les dépassements de l’ordre frontalier

L’Etat est aussi contesté dans ses frontières. Il s’agit désormais de quelque chose de plus subtil que ce qu’on a observé au XX° siècle, à savoir la double dissolution d’une régionalisation excessive ou des nombreux transferts de souveraineté. Le phénomène nouveau tient à la généralisation des zones grises : on peut les voir simultanément dans l’ordre intérieur (ce qu’on appelle couramment les zones de non-droit), et dans l’ordre extérieur (il ne s’agit pas seulement des Etats faillis, comme la Somalie, mais aussi des confins mal contrôlés, comme par exemple le Sahara, certaines zones montagneuses, des espaces maritimes).

La facilité des communications et la porosité frontalière vont de pair avec une certaine calcification des frontières, présentées comme des absolus intouchables : le principe est énoncé dans le cas africain, mais il faut constater qu’il s’étend au monde entier. Ce paradoxe d’une frontière intangible sans qu’elle sépare effectivement explique que certains veulent durcir cette frontière, et qu’on observe partout l’édification de clôtures, entre pays (Israël et Palestine, Etats-Unis et Mexique) ou à l’intérieur des pays (phénomène des parco italiens, ou de ce qu’on nomme des ghettos de riches un peu partout dans le monde).

Dans le même temps, les seules adaptations efficaces au nouvel environnement corrodent le principe de souveraineté. En effet, tous les phénomènes adaptatifs sont fondés sur les mêmes ressorts : réseau, individualisme et objectifs limités. Ainsi, le terrorisme, les mafias, les pirateries, les Etats faillis, la criminalité organisée, les paradis fiscaux constituent, dans leur diversité, autant de systèmes réticulaires qui sont très adaptés à la planétisation. Surtout, ces phénomènes sont tous fondés sur le contournement du système étatique. Ils ont certes tous plus ou moins déjà existé. Ce qui frappe aujourd’hui vient de leur virulence, de leur expression et de leur simultanéité. Cela introduit la nécessité d’un ordre supérieur, qui dépasse la souveraineté.

* 25 Le défi de la biosphère

Chacun a désormais entendu parlé d’un problème écologique : rapport Stern, films de A. Gore ou Y. Arthus-Bertrand, conclusions du GIEC, conférence de Copenhague, autant d’occasions de prendre conscience de la question environnementale.

Disons la succinctement, en évitant les polémiques qu’on entend trop souvent. Il y a un changement climatique. Il est notable que celui-ci se soit accéléré ces dernières années, ce qui suggère qu’il y ait une responsabilité humaine. Sans aller jusqu’à partager les cris les plus alarmistes de certains, on ne peut que constater le développement de la pollution, qu’on ne peut admettre comme un bien. La biosphère est donc désormais une ressource qui est commune à l’humanité. Les Etats ne peuvent résoudre, seuls, dans l’unique aire de leur souveraineté, les problèmes du désordre écologique. A problème global (l’adjectif reprenant ici son sens premier), réponse globale : une double planétisation

Or, le changement climatique a plusieurs conséquences géopolitiques possibles : le dégel de l’Arctique est le plus connu (ouverture de nouvelles routes maritimes, exploitation plus facile de ressources minérales, intérêts militaires). On peut également penser aux possibles submersions îliennes ou littorales (cf. le groupe des petits Etats insulaires ). On mesure mal enfin les relations de cause à effet entre ce dérèglement et les catastrophes naturelles qui peuvent se déclencher. Il reste possible, sinon probable, que cela affectera le cadre de vie et les équilibres naturels de nombreuses zones de la planète, et donc les équilibres sociétaux.

Mais l’environnement ne se résout pas à la seule question climatique. De plus en plus, on considère qu’il englobe des ressources aujourd’hui considérées comme gratuites ou quasiment gratuites : il s’agit de ce que les économistes appellent des biens collectifs purs, comme par exemple les paysages, l’air, ou l’eau. Il semble que la maîtrise de ces ressources, et d’abord de l’eau, acquerra une importance croissante. Le XX° siècle a pensé les ressources comme des ressources minérales : il faut désormais élargir la gamme des ressources rares, objet de compétition, et donc de conflits potentiels. Cela se traduira par des défis politiques de gestion de l’espace (géopolitiques, donc) : irrigation, alimentation, exode rural, transferts de populations, …. et leurs conséquences stratégiques.

La question de l’environnement ne peut donc se limiter aux résultats de la conférence de Copenhague, même si celle-ci a été l’embryon de cette responsabilité partagée de la planète. Le stratège doit désormais appréhender une géopolitique des ressources, sans sombrer dans le travers malthusien qu’on rencontre trop souvent. Il doit discerner ce qui demeurera de la responsabilité des Etats, et ce qui relève d’une action collective. Il doit enfin réfléchir aux questions de sécurité environnementale, et notamment aux aspects militaires de cette sécurité.

Conclusion

Les perspectives stratégiques pour 2010 sont donc celles d’une longue transition entre un ordre westphalien finissant et celle d’un nouvel ordre encore à dessiner. Comme toujours, cela occasionnera des désordres et des crises. A chaque fois, on fournira des analyses circonstanciées, et l’on aura raison. Il faudra pourtant prendre garde à dégager les points communs et à élever le regard. C’est la double nécessité de la perspective stratégique : elle doit prendre de la hauteur pour obtenir un tableau d’ensemble (la perspective), mais aussi parce que la fonction du stratège lui impose des responsabilités plus élevées et des décisions aux conséquences plus étendues. Cette ascension de l’esprit est d’autant plus impérative qu’on vit dans des temps tumultueux.

Commentaires

1. Le lundi 18 janvier 2010, 22:14 par Hernani

Bravo pour cette perspective stratégique! Mais quid de la porosité des frontières des réseaux informatiques, ou de l'Internet qui est l'outil même du contournement des Etats (cf. Twetter et la crise iranienne). Le cyberespace est un des lieux de toute perspective stratégique (Revue de la défense nationale - mars 2009 - "Internet? Infrastructure vitale!").

EGéA : cela ne fait-il pas partie de la planétisation ?

2. Le lundi 18 janvier 2010, 22:14 par Hernani

On peut effectivement considérer que cela fait partie de la planétisation...mais j'y vois un risque sémantique d'un terme peut-être trop vague: comme si tout cela était virtuel, conceptuel alors que les réseaux ont une existence réelle! Et surtout, les effets d'attaques sur les réseaux ont des impacts immédiats et souvent peu contrôlables du fait des interconnexions.

EGéA: voir mon billet ce soir

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/464

Fil des commentaires de ce billet