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Doctrines stratégiques arabes, par Xavier Haucourt

Un jeune thésard a eu l'amabilité de me consulter. Il travaille en effet sur les doctrines stratégiques arabes : le sujet est ambitieux, et surtout original. Je ne doute pas qu'il suscite votre intérêt, car les premiers constats effectués sont déjà passionnants. Voici donc les quelques remarques qu'il m'a communiquées, mas aussi les embryons de réponse que j'ai formulées. Pourriez-vous l'aider, en ajoutant ou précisant ce qui est ici dit ? nous vous en remercions. Je suis heureux pour ma part qu'égéa contribue, avec d'autres, au renouvellement du corpus stratégiste. Cela passe par votre aide active.

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O. Kempf

Xavier Haucourt :

1/ Puisque les armées arabes de la région ne disposent pas pour la plupart de documents sur leur doctrine d’emploi des forces comparables à ceux que l’on peut trouver pour les armées occidentales, il paraît difficile de répondre directement à vos questions. C’est pourquoi j’ai choisi de commencer par m’intéresser aux évolutions du concept d’ennemi chez les différents acteurs militaires de la région, notamment en m’interrogeant sur la place dédiée à la cause palestinienne dans les discours des différents acteurs, et en replaçant les évolutions en cours dans une perspective longue (grosso modo depuis les discours « révolutionnaires » de gauche et le panarabisme des années 1960).

2/ On notera ainsi avec intérêt le nouveau positionnement égyptien à l’égard de Gaza mais aussi celui du Hezbollah ou de la Syrie qui délaissent progressivement la cause palestinienne pour se tourner vers des discours plus nationalistes.

3/ Par ailleurs, en ce qui concerne l’ennemi intérieur, il n’est que très rarement désigné comme tel et il n’existe pas de documents de doctrine y faisant explicitement référence. Pourtant, la figure de l’ennemi intérieur apparaît en creux de certains discours, et on peut également essayer de dresser un état des lieux des différentes opérations des forces de sécurité intérieure qui ont eu lieu depuis le début des années 2000 (en Syrie, en Egypte, en Jordanie, au Liban, etc.) afin de voir si on peut dégager certaines constantes ou s’il existe des différences notables entre les procédés de ces différentes forces.

4/ Un de mes orientations part de la question suivante « faut-il s’appuyer sur des modèles (RMA, technologique, contre-insurrection, etc.) qui restent à définir afin qu’on discerne les adaptations locales éventuelles ou chercher une voie qui vous soit propre ? ». Pour l’instant, au fil de mes recherches, je constate que le débat porte surtout sur les limites de la stratégie occidentale – notamment de la guerre aérienne moderne. En fait, la majorité des écrits stratégiques ou militaires arabes visent à prendre un positionnement sur un conflit – à en faire un retour d’expérience (Liban 2006, Gaza, moins souvent l’Irak) – et à mettre en évidence les limites de la RMA, sans pour autant faire de « propositions ».

5/ Toutefois, j’ai remarqué deux choses auxquelles les acteurs arabes semblent particulièrement s’intéresser :

  • l’utilisation des roquettes ou des missiles antitanks par de petits groupes combattants de manière autonome ; on note un intérêt certain pour le combat de type guérilla, et de plus en plus fréquemment des références à Sun Tzu. On note également de manière intéressante la référence de plus en plus fréquente à Jabotinski, ce qui n’est pas anodin je pense.
  • le recours aux dispositifs fortifiés, notamment souterrains, et plus généralement tout ce qui touche à la problématique du « mur » - sachant que pour la première fois, on a une évolution intéressante et qui reprend en fait assez bien l’intuition que j’avais sur le fait de deux modèles qui reflètent une bipolarisation de la région ou une forme de dualité dans la région : de manière très caricaturale, on a A/ d’un côté les « pro-occidentaux » qui construisent des murs et des barrières de sécurité (Israël, les Etats-Unis à Bagdad, mais pour la première fois l’Egypte – à mon sens c’est un tournant pour ce que ça dénote de symbolique dans l’imaginaire et les rapports de pouvoir dans la région -, l’Arabie saoudite)/ B/ de l’autre, le « front du refus » qui eux cherchent des solutions de contournement de ces barrières (percements de tunnels, roquettes, mortiers, missiles sol/sol, sol-mer/sol-air ?, utilisation de drones, etc.).

C’est à mon sens « en creux » si je puis dire qu’il faut essayer de dégager les principes de conduite de la guerre chez les différents acteurs de la région (je parlerais en fait plutôt d’adaptation aux nouvelles conditions conflictuelles) et essayer de voir s’il existe des transformations par rapport à la période de la guerre froide.

6/ Autre question « faut-il des actions différentes pour chacun des ces ennemis et donc des organisations, des matériels, des tactiques et une doctrine spécifiques »? il existe certainement des organisations, voire des matériels différents pour ces différents types d’ennemis. Mais la distinction entre forces de sécurité intérieure et forces armées n’est pas toujours claire et renvoie plutôt au concept de forces spéciales ou de gardes prétoriennes. Leur action répondent bien souvent à des nécessités de politique intérieure et constituent des réactions aux événements dans l’urgence, plutôt qu’à des procédures définies par avance. Pour autant, on peut se demander si on ne peut pas essayer d’en tirer des principes d’action implicites. Finalement, la question à laquelle il est relativement difficile de répondre c’est de savoir si les acteurs eux-mêmes voient la nécessité de formuler des doctrines.

7/ Pour savoir comment évolue le débat dans la région : je pense qu’il est intéressant de procéder par comparaison : par exemple, en termes de reconstruction des forces armées, il faut comparer ce qu’il se passe au Liban et en Irak. En ce qui concerne, la définition de l’ennemi, notamment l’ennemi sioniste ou israélien (la terminologie reste à définir), la comparaison de la Syrie et de l’Egypte sur 30 ans serait à mon sens très instructive.



Réponse d'O. Kempf

Votre document est tout à fait intéressant, et sort, me semble-t-il, de ce qu'on lit couramment. Je pense que les précisions que vous apportez vont dans la bonne direction.

1/ épistémologiquement, vous devez expliquer la difficulté à laquelle vous faite face : pas (peu) de document écrit, et pas de conceptualisation (de doctrine), d'où : comment "reconstruire" ce qu'on aura du mal à justifier ? justement en analysant les pratiques, les représentations, en déconstruisant (il y a là un vocabulaire structuraliste qui peut donner des pistes, mais à manier avec précaution car il est tombé en désuétude)... Cela impose donc un travail de "catégorisation" des pratiques, catégories qu'on teste ensuite selon deux focales, la temporelle (dans le temps de votre recherche, mettons de l'après-guerre à nos jours) et la géographique (Syrie vs Irak vs Jordanie vs Turquie vs...).



2/ Prendre la notion d'ennemi me semble tout à fait pertinent. Il faut d'ailleurs ici citer Carl Schmit, certes controversé (compromission avec les nazis) mais cité par les penseurs contemporains, y compris de gauche : regardez donc comment il est utilisé aujourd'hui. Mais c'est le penseur politique de l'ennemi, il serait fautif, me semble-t-il, de l'éviter. Attention, au passage, à votre usage abusif du mot "concept" : préférez "notion", moins ambitieux et plus analytique. De l'ensemble de vos descriptions et constats, vous pourrez alors "conceptualiser" 'la notion d'ennemi dans l'inconscient stratégique arabe contemporain' ou qq chose comme ça. L'analyse de la dérive égyptienne sera passionnante, je n'en doute pas : à manier toutefois avec précaution, sans esprit de système (eg sans 'vouloir' prouver : soyez prudente dans les assertions).



3/ La distinction ennemi intérieur/extérieur me semble féconde, même si elle ne me paraît pas forcément spécifique au monde arabe : en fait, tous les pays décolonisés ont des armées dont le rôle n'est pas tellement de défendre la frontière, mais d'installer l'ordre légitime : il n'y a au fond pas grande différence entre police et armée, cf. l'Afrique. Le cas arabe a justement ceci de particulier que l'armée sert aussi à l'extérieur, à cause d'Israël. En clair, la nouveauté n'est pas dans l'ennemi intérieur (plutôt la norme en cas de décolonisation) mais l'ennemi intérieur. En partant de cette constatation, l'intérêt sera alors de faire une analyse soignée de cette duplicité, suivant les différents cas.



4/ Sur la RMA, la dissymétrie joue depuis longtemps en faveur d'Israël ,tant pour les avions que pour les chars ou, désormais, pour les nouvelles technologies. L'intérêt pour la guérilla ne tient pas à sa tactique, mais à son utilisation 'débrouillarde" de technologies pour une guerre du pauvre, eg l'inversion de l'asymétrie telle qu'on l'entend habituellement. Lire ici les guerres bâtardes d'A de La Grange. Ou suivre le débat en cours sur AGS sur "les guerres low-cost".



5/ Sur les contournements (par le haut, roquettes et missiles et par le bas, souterrain) vous avez parfaitement raison. Je crois avoir été n des premiers à signaler cette théorie du contournement souterrain dans un de mes billets sur Gaza. Mais on est là de l'ordre de la "tactique", ce qui se rapproche le plus d'une doctrine stratégique (éviter l'affrontement direct, et instrumentaliser les "contournements" : par combattants interposés (Palestiniens, puis Hezbo/Hamas), par moyens (missiles et tous les systèmes de feux indirects, souterrains), ..) ou par désordre (intifada, terrorisme)... Se pose alors la question de la "réalité" et de l'effectivité" de cette instrumentalisation : y a-t-il volonté pré-existante, ou pragmatisme utilisant les événements ?

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 10 février 2010, 21:35 par

Puisque vous nous y invitez, cher Monsieur Kempf, voici mon commentaire en espérant qu’il sera utile.

Dès le titre, l’on attend autre chose parce que le monde arabe ne se limite pas au Proche-Orient, mais l’exposé s’y limite. Il faut aller jusqu’en Mauritanie ; jusqu’au Sahara occidental qui n'a toujours pas trouvé de statut définitif sur le plan juridique ; examiner le Soudan (Darfour) ; s’intéresser à la Somalie et à sa tentative de prendre le contrôle de l'Ogaden en 1977 ; se demander si les prétendus « rebelles » autour des mines d’uranium au Niger sont commandités de l’extérieur et par qui ; ne pas oublier les prétentions récurrentes, solidement armées sinon argumentées, de la Libye et du Soudan sur le Tchad : le raid soudanais sur N’djamena en février 2008 était bien une action de guerre qu’une étude sur les doctrines stratégiques arabes ne peut pas, me semble-t-il, ignorer.

Il faut aussi constater, car c’est essentiel pour le déroulement des opérations comme pour les prétentions stratégiques des acteurs locaux, que le monde arabe est intégralement à l’intérieur du prétendu « arc de crise » vu d’Amérique. C’est-à-dire que tous les conflits qui s’y déroulent ou pourraient s’y dérouler sont placés sous la menace d’une intervention lourde américaine (et, s’il-vous plaît, pas « occidentale » sans définir ce que veut dire occidental). Bref : il serait utile que l’auteur définisse ce qu’il entend par « monde arabe ». Wikipedia peut y aider http://fr.wikipedia.org/wiki/Monde_... , tout en avertissant d’emblée que « l'expression de "monde arabe", bien qu'assez largement utilisée, est source de nombreux débats ». Je n’y ajoute donc rien mais je fais seulement observer qu’au sud, la lisière est floue et que ce flou permet des conflits où l’on peut parler de stratégies arabes.

Que notre jeune auteur ne prenne surtout pas mes remarques en mauvaise part : je m’en voudrais de le décourager.

égéa : vous avez raison : il s'agit du proche orient que je définis simplement, (en le distinguant du moyen orient) comme "pays asiatiques ayant ou ayant eu récemment un rivage sur la Méditerranée" : cette formulation permet d'inclure la Jordanie et l'Egypte (si on considère que le Sinaï est asiaitque) aux côtés de la Turquie, de la Syrie et du Liban. Le Moyen Orient étant alors considéré comme "les autres pays asiatiques soumis à la domination ottomane, ainsi que l'Iran" ce qui désigne outre les pays de la pnéinsule arabique, l'Irak et l'Iran : la Jordanie pouvant également être dans cette description.

2. Le mercredi 10 février 2010, 21:35 par Laurent

Une référence bibliographique qui me semble indispensable pour travailler sur cette question :

Kenneth M. Pollack
"Arabs at War - Military Effectiveness, 1948-1991"
University of Nebraska Press, 2002
Gros "pavé" de 700 pages comprenant lui-même une impressionnante bibliographie.

Voici ce qu'en dit Anthony H. Cordesman :
"An important reference for anyone working on the history of the Middle East, regional security studies, and military and arms control analysis."

égéa : merci

3. Le mercredi 10 février 2010, 21:35 par

D’accord avec vous pour le Proche-Orient : asiatique et riverain de la Méditerranée. J’ajouterais « ou riverain de la Mer Rouge ». Je viens d’aller sur wikipedia pour qui le Proche-Orient n’existe tout simplement pas : c’est le "Middle-East" des Américains et ça s’appellerait donc en français, démontrant qu’il faut prendre wikipedia avec précaution, le "Moyen-Orient".

Pour moi le Moyen-Orient, c’est ce qui se trouve entre le Proche-Orient et l’Extrême-Orient. C’est logique mais simpliste et mal commode à cause de la difficulté de définir la profondeur du domaine « riverain de la Méditerranée » : se référer à des frontières administratives pour faire pendant à la rive méditerranéenne, ce n’est guère satisfaisant dans la mesure où elles sont relativement récentes et ne s’appuient pas sur des lignes naturelles. La frontière Irak-Iran pourrait cependant convenir, à la fois parce qu’elle prolonge des mers (le Golfe arabo-persique et la Caspienne) et parce qu’elle marque la limite entre deux vieilles civilisations, celle de l’Empire perse et celle de l’Empire ottoman. Et aussi pour la satisfaction de contredire Samuel Huntington qui a théorisé le choc des civilisations et ne fait aucunement mention d'une telle limite : il englobe tous les pays du Middle-East dans une grande civilisation islamique (la différence avec "musulmane" contient une accusation tacite).

Quant à la limite entre le Moyen et l’Extrême (je suis tenté d’esquiver la difficulté en disant qu’on sort du sujet qui portait sur le monde arabe), j’adopte une solution de facilité qui, j’en conviens, est très contestable aussi : je lui fais suivre les frontières orientales des pays en –stan.

Enfin, (mais peut-être aurais-je dû commencer par là) il faut se demander à quoi servent ces interrogations sur le positionnement ou même l’existence de telles limites. Ce pourrait être le simple plaisir de tout formater dans des constructions intellectuelles, assez rassurantes mais somme toute inutiles.

Non, j’y vois un intérêt stratégique : démarquer notre pensée des schémas américains. Je partage assez les analyses de Jean-Philippe Immarigeon et j’ai la conviction que nous devons garder nos distances, pour notre identité, pour notre positionnement international, pour notre cohésion intérieure. Par conséquent il est indispensable de ne pas englober notre Proche-Orient et notre Moyen-Orient dans un même "Middle-East". Celui-ci est une notion importée qui se focalise sur la donnée religieuse, trop vite mélangée à "l’obscurantisme" et au terrorisme dans les schémas américains comme, malheureusement, dans trop de discours officiels français.

Je suggère par conséquent à notre jeune thésard, non seulement de remplacer le mot "occidental" par "états-unien" ou par "otanien", mais aussi de compléter son titre par « au Proche-Orient ».

égéa : les pays en -stan constituent donc l'Asie centrale (en précisant quele Pakistan est un pays frontière, à la fois Asie centrale et Asie du sud) ; laissons "otanien" à l'otan et admettons le "états-uniens", plus précis qu'américains, même si ce dernier est commode. Et du coup, on évite "occidental", ou plutôt on l'utilise en ajoutant systématiquement des guillemets : ce que je fais.

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