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De la bataille, par Christophe Richard (CID)

Le Chef de bataillon Christophe RICHARD (Collège Interarmées de Défense – promotion maréchal Lyautey) me fait l'amitié de m'envoyer un article écrit dans le cadre de ses études, et visiblement en réaction à un billet posté sur ce blog : il s'agissait de commenter le chapitre 11 du Livre 3 de "de la guerre", de notre bon maître, CVC. Le dit billet a par ailleurs fait l'objet d'un long commentaire de JP Gambotti, l'expert clausewitzien d'égéa : je ne doute pas qu'il réagira à cet excellent texte. Ne s'agit-il pas de reprendre le débat entre néo et anti clauswitziens (puisqu'il y a des lecteurs d'égéa, j'en connais, qui doutent des lumières de Clausewitz : mais n'est-ce pas, sur égéa, on a le droit d'exercer son esprit critique, y compris envers le tenancier.

Aubergier, tenanciste, du vin, et du meilleur !!!!

Mais laissons la parole à Ch. Richard (qui publie également un très bon texte dans le DSI de février : les meilleurs plumes vont dans les meilleures publications....)

O. Kempf

De la bataille

Le chapitre 17 du livre III de De la guerre constitue une synthèse aussi courte que lumineuse. Celle-ci présente les faits essentiels qui pèsent sur le caractère de la guerre moderne telle que la voit Clausewitz. Ces idées sont les suivantes. La bataille peut avoir un effet décisif et abattre d’un seul coup des Etats de première grandeur. Mais ce n’est pas par elle-même que la bataille est décisive, car même replié au cœur de son territoire et défait sur le champ de bataille, le défenseur peut conserver une force telle qu’il serait à même de renverser la situation contre un attaquant au potentiel offensif usé. Enfin, le peuple s’est imposé comme une composante essentielle de la puissance politique aux côtés de l’armée et du gouvernement. Cette synthèse qui identifie avant tout des faits tirés de l’expérience de l’époque conserve une pertinence évidente deux siècles après, pour peu que l’on cherche à en pénétrer les dynamiques.

Ce petit travail de mise en perspective autour de la bataille permet de se convaincre si besoin est de la valeur fondamentale de De la guerre. Bien qu’inachevée, l’œuvre de Clausewitz a sans doutes mis à jour pour reprendre l’idée du général Beaufre, la grammaire de la guerre.

Dès les premières pages des ses principes fondamentaux de stratégie militaire, rédigés en 1812 à l’attention du prince héritier de Prusse, Clausewitz déclare au jeune seigneur que : « La guerre consiste en une combinaison multiple de combats particuliers. Or, bien que cette combinaison puisse être sage ou déraisonnable et que cela conditionne grandement le résultat, c’est d’abord le combat lui-même qui a la plus grande importance. Car seule une combinaison de combats heureux peut donner de bons résultats. A la guerre, le plus important reste donc l’art de vaincre son adversaire dans le combat. Votre Altesse Royale ne saurait consacrer trop d’attention et trop de réflexion à cette idée. » Cette idée force de l’importance primordiale de l’engagement sanglant, et de sa forme la plus aboutie, la bataille a été reprise et développée dans De la guerre, dont l’engagement constitue au sens propre le cœur, c'est-à-dire le quatrième livre d’une œuvre qui en compte huit. Pour autant, Clausewitz nous livre aussi, en creux, des réflexions qui tendent à relativiser le rôle véritable de la bataille. Ainsi dans le chapitre 26 consacré au peuple en armes du livre VI sur la défensive, il déclare que : « Nul Etat ne doit jamais croire que son destin, son existence même, dépend d’une bataille unique, si décisive soit-elle ». Si la bataille est bien un « tribunal » pour reprendre l’expression du maréchal Foch, la portée de son jugement reste déterminé par des facteurs qui lui sont extérieurs, et qui tiennent avant tout de la manœuvre stratégique qui l’englobe, ainsi que de ses conséquences politiques. La bataille est avant tout un évènement, qui cristallise à un moment donné des forces et des tensions. Elle crée ensuite du fait de sa propre dynamique, de nouveaux potentiels de situation. Il revient au stratège de les comprendre et de les exploiter au regard du contexte politique dans lequel il évolue.

Clausewitz, de la réhabilitation à la relativisation de la bataille.

Le contexte dans lequel Clausewitz forge sa pensée est tout d’abord marqué par la redécouverte de l’importance de la bataille, dû au fait que comme le signale le général Beaufre dans son introduction à la stratégie, celle-ci est désormais liée aux opérations qui la précèdent et la suivent. En effet, le changement ne tient pas au fait que la bataille soit devenue sanglante, et de ce point de vue une bataille comme celle de Malplaquet qui voit, en 1709, 85 000 Français affronter 110 000 Anglais, Hollandais et Impériaux, au prix de 30 000 morts et blessés est tout à fait comparable pour les effectifs engagés et le niveau des pertes à quelques grands moments de l’épopée napoléonienne. La différence fondamentale du siècle qui les sépare réside en ce que que la bataille napoléonienne est préparée par une manœuvre, et exploitée d’abord au niveau tactique par la poursuite, puis au niveau stratégique dans le cadre d’une campagne. C’est par l’exploitation que la bataille trouve son caractère décisif. Cette exploitation vise d’abord une destruction physique bien sûr, mais aussi et surtout morale. Car comme le souligne Clausewitz, ce sont les forces morales qui décident dans la bataille comme dans la guerre. Les force morales du niveau politique sont celles qui ne peuvent jamais être restaurées, c’est donc bien là et là seulement que se joue le sort de la guerre. La bataille constitue la voie la plus sûre pour parvenir à ce résultat, et le direct est préféré au sophistiqué, avant tout pour éviter de démultiplier les effets de la friction, concept essentiel des réflexions sur la guerre « réelle ».

Pour résumer, le caractère décisif de la bataille se manifeste dès lors que l’effet psychologique de l’instant l’emporte sur la durée, et que le ressort de la volonté politique se trouve brisé. Or, il est utile de le rappeler, ce ressort politique est le fait d’une trinité : un gouvernement, une armée et un peuple. La bataille permet de produire des effets moraux sur le gouvernement et le peuple par l’exploitation et la résonnance des destructions de toutes natures infligées à l’armée ennemie. Ainsi, la partie essentielle de la victoire tient à l’humiliation et à la honte, qui seules impressionnent le peuple et le gouvernement, donc sont de nature à produire des effets hors des rangs de l’armée vaincue. Mais ces effets ne sont jamais déterminés en ce qu’ils dépendent avant tout de perceptions d’ordre mental, elles mêmes propres aux acteurs qui participent avec l’armée à la trinité politique, dans les circonstances où ils se trouvent.

La relation complexe de « l’instinct naturel aveugle » et de la volonté politique.

Il convient de s’intéresser à présent à la deuxième idée développée sur le caractère de la guerre moderne, l’importance du peuple. Clausewitz a ainsi constaté l’importance nouvelle du peuple dans la puissance politique d’un Etat. Cette nouveauté rend les effets de la victoire instables. L’humiliation et la honte sont certes la partie essentielle de la victoire, mais leurs effets peuvent à court et moyen terme se retourner contre le vainqueur, en excitant l’instinct naturel aveugle, qui est l’apanage du peuple dans la guerre. Il est utile ici de faire un détour par la théorie du partisan de Carl Schmitt qui a analysé le sens des exemples contemporains de Clausewitz.

Le cas espagnol 1808-1813 : la puissance de « l’instinct naturel aveugle » substituée à la volonté politique brisée du gouvernement et de l’armée. Le cas espagnol est emblématique des ressorts nouveaux du politique. Après une abdication de l’autorité légale, donc une mise hors jeu du gouvernement, l’armée se souleva et chercha avec l’aide du peuple à s’opposer aux envahisseurs, assumant donc la responsabilité de la désignation de l’ennemi. Mais une fois vaincue, c’est le peuple qui s’est à son tour emparé du politique, en désignant l’ennemi, et en entamant la seule forme de guerre à sa portée, la guérilla. Cela entraîna une atomisation du politique, puisque la guerre d’Espagne fut en fait un ensemble de près de 200 petites guerres locales, menées par quelques 50 000 combattants irréguliers couplés il est vrai à un nombre similaires de soldats réguliers britanniques. Ce combat couplé fut assez efficace pour maintenir et user en Espagne plus de 250 000 soldats français ! Dès 1809 l’exemple espagnol avait frappé les esprits en Europe, et l’Autriche, lorsqu’elle reprit les armes, en appela au sentiment national allemand pour lutter contre les Français… Réalisant ainsi au moyen de publicistes et en faisant traduire et diffuser des textes espagnols, ce qui peut être considéré comme la première tentative méthodique d’imitation de cet exemple. Cela eut au final peu de conséquences mais déboucha en particulier sur la geste d’Andreas Hofer sur les terres propices à la guérilla du Tyrol.

Le cas russe 1812 : « l’instinct naturel aveugle » juxtaposé à l’intention hostile inébranlable du gouvernement et de l’armée. La campagne de Russie de 1812 nous en apprend aussi beaucoup sur la nature profonde de cette force dont l’Europe prend conscience. Tolstoï dans Guerre et Paix a fait du partisan russe un représentant des forces élémentaires de la terre russe qui rejette l’occupant français, comme on se débarrasse d’un parasite gênant. De fait, durant l’été 1812, des troupes de partisans russes sous commandement militaire harcèlent la grande armée dans sa marche sur Moscou, et au cours de l’hiver des groupes de paysans s’attaquent à des éléments isolés. Carl Schmitt en tire l’idée de puissance tellurique comme caractère essentiel du partisan au XIXème siècle naissant. Incapable de trouver cette bataille au caractère décisif, la grande armée est piégée par sa conquête, et comme en Espagne elle se consume, cette fois dans une retraite éprouvante soumise à l’attrition par un milieu pauvre et hostile. Cette dynamique joue en appui de la volonté inflexible du Tsar et de ses généraux qui refusent de s’avouer vaincus. D’où les idées du chapitre 17 du livre III sur le caractère de la guerre moderne. « La Russie a montré dans la campagne de 1812 qu’il n’est pas possible de conquérir un empire de très vastes dimensions (ce qui était vraiment prévisible) et que les perspectives de victoire finale ne diminuent pas en proportion de la perte des batailles, des villes et des provinces (ce qui était jadis un dogme pour les diplomates, toujours prêts à signer une mauvaise paix provisoire) : quand l’élan de l’offensive adverse s’est épuisé, le défenseur est souvent au summum de sa force, au beau milieu de son propre pays ; il peut alors jaillir à l’offensive avec une énergie inouïe ; »

Le cas prussien 1813 : « l’instinct naturel aveugle » attisé et canalisé par l’intention hostile de la volonté politique renaissante du gouvernement et de l’armée. « La Prusse a montré en 1813 qu’un effort soudain peut sextupler la force d’une armée, grâce à la mobilisation de la milice, laquelle est aussi efficace hors des frontières qu’au pays même. » Mais avant cela, la Prusse a mené une tentative peu connue et importante d’utilisation du partisan. Il s’agit d’un édit qui fut promulgué le 21 avril 1813, et qui en 10 pages appelle sur ordre du roi de Prusse le peuple à prendre part au combat contre les Français par tous les moyens possibles, y compris le déchaînement du désordre total. Les partisans y sont « protégés » par des représailles dont on menace l’ennemi. Cette guerre n’eut finalement pas lieu sous cette forme, et dès le 17 juillet 1813 l’édit relatif aux milices territoriales fut modifié et purgé de tout dynamisme trop dangereux… Les landwehrs combattirent finalement sur un mode régulier lors des campagnes de 1813, 1814 et 1815. Contrairement aux mouvements de partisans espagnol tyrolien et russes, élémentaires et autochtones, il s’agit en Prusse de soulever et canaliser les énergies d’un peuple éduqué, consciencieux et raisonnable. Comme aimait à le rappeler Napoléon, tout au long de l’occupation française, jamais un civil Allemand n’avait tiré un coup de fusil sur un uniforme français. Le partisan était là plus une idée qu’un fait.

… Et deux siècles plus tard.

Les idées développées dans la synthèse lumineuse du chapitre 17 du livre III sur le caractère de la guerre moderne semblent avoir bien traversé l’épreuve du temps. En 1870, les Etats allemands se voient imposer « la guerre après la guerre » par une France défaite mais qui refuse de s’avouer vaincue, et cette dernière voit la guerre civile succéder à la guerre. En 1916, la bataille de matériel est dans une impasse, la puissance militaro-industrielle sait détruire, mais elle est incapable d’exploiter. Aussi, elle ne parvient pas à produire ses effets moraux au travers du mental de belligérants entraînés dans la guerre totale. En 1940 la France est terrassée par le caractère décisif d’une bataille exploitée par une opération audacieuse. Pourtant le refus inflexible de la défaite d’un Churchill, d’un Staline et d’un Hitler, vient rappeler que cette dernière reste avant tout une idée, qui doit faire son chemin des faits objectifs engendrés par les destructions physiques, à travers un prisme mental pour s’exprimer dans une dimension morale. Ce cheminement, dans le contexte de propagande et d’absolu propre aux guerres totales a sans doute trouvé sa forme la plus achevée après les destructions de la seconde guerre mondiale. Dans l’ombre de la dissuasion nucléaire, l’ordre entre l’effet moral subjectif et l’effet physique de destruction objectif s’est trouvé renversé. La bataille a pu alors devenir une sorte d’impasse au rôle purement sacrificiel et symbolique .

Parallèlement à cela, le partisan a poursuivi lui aussi son évolution, franchissant de Lénine et Mao à Al-Qaïda des étapes déterminantes qui en font désormais le bras armé  de forces « politiques » autonomes capables d’évoluer hors des cadres étatiques. Après avoir conquis l’Etat au XXème siècle, le partisan atomise la trinité et la recompose dans le brouillard des états défaillants avec lesquels, sous des formes hybrides, il apprend à développer une relation symbiotique comme le Hezbollah. Mais, le fait est là en Irak et en Afghanistan comme au Liban et comme deux siècles plus tôt en Espagne, des guerres succèdent à la guerre.

La stratégie et la manœuvre quant à elles ont investi des espaces nouveaux, et l’exploitation du fait « tactique » du combat s’opère désormais aussi dans la sphère informationnelle dans ses dimensions les plus larges. Là se détermine le sens des défaites et des victoires, dans une guerre vécue non plus comme totale, mais comme globale. La différence pourrait tenir en ce que la première tirait sa logique de l’idée d’absolu, alors que la seconde tendrait plutôt vers celle du relatif. La bataille y conserve sa place sans doute, mais sa capacité à prendre un caractère décisif lui échappe.

Si le style évolue et se transforme, la grammaire, elle, reste immuable pour reprendre l’image du général Beaufre. C’est ce qui donne toute sa valeur à l’œuvre de Clausewitz. Mais il importe de connaître la grammaire pour adapter le style à l’époque. Ainsi, l’armée de terre française propose son interprétation dans le document FT01 publié en 2007 par le CDEF (commandement de la doctrine d’emploi des forces). Ce document pose la bataille comme nécessaire dans une phase préalable d’intervention. Mais il précise que le caractère décisif doit être cherché dans la phase suivante de « stabilisation » au sein des populations, par une manœuvre globale, qui en constitue l’exploitation.

Pour conclure.

La bataille reste donc un évènement considérable de la guerre. Mais les destructions qu’elle engendre ne créent de décision que par l’exploitation de leurs effets moraux sur la volonté politique de l’ennemi. Toute la question est donc de bien saisir les ressorts de cette volonté politique afin de conduire la manœuvre à même d’y parvenir, car une victoire peut-être perdue et une défaite féconde. Il convient à cette aune de bien peser l’avertissement de Clausewitz qui considère que les succès tactiques sont d’une importance primordiale à la guerre, et que… «D’après certaine théorie sophistiquée, qu’il nous faut contrer, il est possible, en ne recherchant à infliger directement que des dommages partiels aux forces de l’ennemi, de causer des dommages majeurs, et, grâce à des attaques astucieusement agencées, de paralyser les forces ennemies, de forcer sa volonté, et ainsi de brûler les étapes. Sans doute, un engagement livré en un endroit donné sera plus important qu’un autre. Sans doute, il existe au niveau stratégique une hiérarchisation bien comprise des engagements ; au vrai la stratégie n’est guère que l’art de les hiérarchiser ; nous n’entendons pas le nier mais affirmer que la destruction directe des forces armées ennemies doit toujours primer. Nous voulons ici établir la primordiale importance du principe de destruction et rien d’autre. (Livre IV-chapitre 3). Qu’aurait-il pensé de l’ordre pour le moins pédant si ce n’est loufoque, donné en juillet 2006 à sa division par un général israélien? « … Les forces doivent réaliser une infiltration à grande échelle par un raid de faible signature ; s’établir rapidement sur les zones de contrôle, puis créer un contact létal avec les zones bâties (par « essaimage »), susciter un effet de choc et de stupeur susceptible de paralyser tout l’espace d’intervention, puis passer en mode de domination, parallèlement à une déconstruction systémico-spatiale de l’infrastructure ennemie (« occupation ») . Le style est important, car c’est lui qui permet d’adapter la force au caractère de la guerre, mais il doit respecter la grammaire tiré de sa nature pour rester compréhensible.

Chef de bataillon Christophe RICHARD Collège Interarmées de Défense – promotion maréchal Lyautey

Commentaires

1. Le jeudi 11 février 2010, 21:13 par Jean-Pierre Gambotti

Puisque l’ambition de Clausewitz était d’écrire « un livre qui ne serait pas oublié au bout de deux ou trois ans, et que pourrait au besoin prendre en mains à plus d’une reprise celui qui s’intéresse à cet objet», De la guerre a atteint son objectif et je pense faire dans la litote en disant que c’est une œuvre durable, tant il est nécessaire de lire, relire, méditer ces pages rédigées par Clausewitz mais organisées par Marie von Brühl . Et si je précise à nouveau cette particularité, c’est que la longue maturation de la pensée de Clausewitz n’a pas été linéaire, que certaines de ses idées se sont affinées au cours de ses travaux et que cette œuvre non aboutie, finalisée post mortem, invite nécessairement ses lecteurs au débat. Et je suis ravi de constater qu’après avoir longtemps raisonné clausewitzien, mais en citant abondamment Foch, les stagiaires du CID s’interrogent sur le fondement de la pensée stratégique contemporaine et prennent conscience que concernant la méthodologie nationale de conception des opérations, Clausewitz est déjà jusque dans les détails….


Invité au débat, tout en refusant la qualité d’expert que me confère généreusement – et malicieusement, Olivier Kempf, je ne me permettrai que quelques brèves remarques sur ce texte du chef de bataillon Richard, étant d’accord sur l’essentiel.


D’abord sur la bataille et la bataille décisive. A mon sens on ne peut traiter de la bataille qu’en la raisonnant dans la problématique globale de la guerre et en introduisant dans la réflexion le concept de centre de gravité. Je renvoie le lecteur à mon commentaire sur la Bataille principale, Livre IV chapitre 11. C’est à l’issue d’un long cheminement intellectuel que Clausewitz se convainc de la nécessité de penser la guerre comme la confrontation de deux centres de gravité ( Livres VI et VIII) et s'il est un principe irréductible de la pensée clausewitzienne, c’est bien ce duel poussé aux extrêmes ayant pour but l’annihilation par action réciproque sur, et par le centre de gravité. Et c’est l’objectif de la bataille. A mon sens sur le chemin du centre de gravité adverse, tous les engagements pour la conquête de tous les points décisifs des lignes d’opérations participent de la bataille décisive, aussi serait- il serait judicieux de considérer la bataille décisive dans une acception générique.


Mais, et ce sera ma deuxième remarque, il faut aussi se départir de l’idée que la bataille consiste essentiellement à délivrer de l’énergie cinétique sur des cibles dures et que la notion de centre de gravité n’est véritablement pertinente que dans les situations de coercition. A mon sens, dès que deux entités sont en conflit, se met en route cette dynamique de confrontation des centres de puissance de chacun des protagonistes et la décision peut être emportée dans un domaine apparemment connexe mais qui est une vulnérabilité critique du centre de gravité. Clausewitz donne cet exemple dans le domaine de la guerre « On devrait donc établir comme un principe que si l’on peut défaire ses ennemis en détruisant l’un d’entre eux, la défaite de ce dernier doit être le but de la guerre, car dans ce cas le coup atteint le centre de gravité commun de toute la guerre », Livre VIII Chapitre 4. Mais pour un conflit de type asymétrique nous savons à présent que les lignes d’opérations ressortissent à tous les domaines PEMSII, selon l’acronyme américain, et ouvrent en même temps que la complexité, le champ des vulnérabilités. Ces nouvelles guerres peuvent se gagner en construisant des routes par exemple : si la liberté de circulation obtenue permet de détourner certaines franges du peuple de rejoindre l’insurrection, c’est le domaine des opérations qui subit une interaction positive. Suivront les rétroactions dans une spirale bénéfique .

Votre approche sur la relation complexe entre les termes de la trinité est intéressante et je vous suggère de lire sur Clausewitz Homepage, l’article d’Alan D.Beyerchen, sur Clausewitz, La non-linéarité et l’imprévisibilité de la guerre, qui peut compléter votre réflexion.

Pour terminer je serai un peu plus critique sur votre vision optimiste du bon usage de la grammaire de la guerre dans l’élaboration du FT01. A mon avis il s’agit même d’un contresens d’avoir décidé a priori que les nouvelles guerres comprendraient « règlementairement » trois phases : intervention, stabilisation normalisation. Certains, dans une euphorie néo-clausewitzienne décidant même que le centre de gravité la guerre se situerait dans la phase de stabilisation ! Pour moi, ce séquençage préempte la stratégie à conduire, alors que le phasage devrait résulter du travail de conception de l’opération. De surcroît je suis intellectuellement désemparé que ce document ne soit pas considéré comme caduc, alors même que les guerres actuelles nous montrent que ces « phases » sont de facto intriquées… justement parce que ce ne sont pas des « phases » mais des « tâches stratégiques », tâches à conduire concomitamment.

Pour ma part, je considère que le bon usage de la grammaire clausewitzienne aurait dû nous conduire à approcher ces nouvelles guerres par la systémique, non par l’analyse cartésienne. Ce ne sont pas des lignes d’opérations complexes qui nuisent à l’efficacité de l’action, mais l’utilisation simpliste des principes clausewitziens dans la conception et la conduite d’une guerre complexe.


De même je ne suis pas totalement d’accord avec votre conclusion. L’opposition entre la simplicité de Clausewitz, « la primordiale importance du principe de destruction » et l’hermétisme apparent de l’ordre d’opérations israélien peut en première lecture surprendre. Mais, permettez-moi de remarquer que votre manœuvre est un peu biaisée ! Concernant Clausewitz nous sommes dans la bataille basique d’attrition, au niveau du simple engagement tactique et « c’est la combinaison de ces engagements qui permettra d’atteindre le but de la campagne et celui de la guerre. » Pour notre commandant de division israélien, nous sommes d’évidence au niveau opératif, voire stratégique dans un environnement complexe. S’il utilise une terminologie inhabituelle pour un officier français elle n’est pas ésotérique, ce texte a du sens et donne la succession des missions à la fois dans la lettre et dans l’esprit, destinées je pense à des subordonnés de haut niveau. Je sais que Tsahal a été fortement critiquée suite au conflit israélo-libanais de 2006, et j’ai moi-même lu des synthèses d’études sur le combat en zone urbanisée-disponibles sur le web- dont l’intellectualisme surprend, pour faire dans l’euphémisme. Mais pour revenir précisément à notre sujet, je pense que c’est la grammaire de la guerre qui a été apparemment omise dans cette affaire, une seule question, mais un peu perverse : le centre de gravité adverse pour cette opération avait-t-il été correctement défini ?
Très cordialement
Jean-Pierre Gambotti

Egéa : merci à Jean-Pierre Gambotti. Quelques simples remarques : 1/ je publie cette semaine un petit billet sur la pensée systémique...  Simple, car je ne suis pas un spécialiste de la chose...;; 2/ Enfin, on remet en cause la présentation monopolistique du FT 01 : une étape à un moment, utile donc ! mais pour autant, dépassable... Nous voici donc au moment de dépasser le FT 01, et je trouve très cocasse (signe malicieux du destin) que ce soit des élèves actuels du CID qui procèdent à cette joyeuse remise en cause 3/ A propos de l'ordre israélien cité dans le texte  : il est certes compréhensible mais pas à la première lecture... c'est le moins qu'on puisse dire. Intellectualisme, c'est le moins qu'on puisse dire. Rappelons qu'à l'époque, il s'agissait de mettre en œuvre une méthode EBAO.. et qu'à la suite de l'échec israélien, les Américains eux-mêmes en sont revenus.

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