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Entretien avec l'Al Lacoste : cabinet militaire, FAN et porte-avion

C'est un très grand honneur que nous accorde l'amiral Lacoste : il a bien voulu répondre à nos questions, prenant sa plume pour écrire en détail les leçons de son expérience. Dans ce billet, il évoque le rôle d'un chef de cabinet militaire à Matignon (poste peu connu qu'il faut examiner avec attention), l'importance de la force d'action navale et la nécessité d'un deuxième porte-avion.

Amiral, merci, au nom des lecteurs d'Egéa, de nous accorder ces propos toujours aussi éclairants.

O. Kempf

1 / Vous avez été directeur du cabinet militaire d'un premier ministre : quelles relations entretiennent au quotidien les responsables politiques de premier plan avec l'armée? cela a-t-il évolué, et pourquoi ?

J’ai été le chef du Cabinet militaire du 1er Ministre, de Sept.78 à Sept 80, deux ans sur les trois ans et deux mois du Gouvernement de Raymond Barre. J’ai eu la chance de servir dans une équipe étroitement unie autour d’un homme d’Etat exceptionnel, qui entretenait des relations de confiance avec le Président de la République. Il avait pour les questions de la Défense, des conceptions authentiquement gaulliennes, sans aucun préjugé défavorable envers « les militaires ». Ces deux années ont été pour moi parmi les plus riches et les plus exaltantes de ma carrière ; j’ai entretenu d’excellentes relations avec tous les membres civils de Matignon et avec les hommes politiques et les hauts fonctionnaires que j’ai rencontrés dans ces fonctions.

A l’époque la réalité de la menace militaire du Pacte de Varsovie était incontestable si bien que les « anti militaristes » de l’administration ne remettaient pas en cause les nécessités de la Défense, même s’ils cherchaient toujours à réduire ses crédits. Mais dans l’opinion publique et surtout dans les milieux de gauche, l’armée faisait l’objet des sarcasmes habituels alimentés par les souvenirs de l’Algérie et par les conditions inégalitaires d’exercice du service national. Il y avait déjà de nombreuses enquêtes sociologiques à ce sujet ; la Marine étant relativement plus épargnée que l’Armée de Terre et l’Armée de l’Air.

Je ne peux pas parler à la place de mes successeurs, je ne les ai jamais interrogés à ce sujet. Mon expérience personnelle n’est pas directement transposable à chacun de ceux qui ont connu entre 1980 et 2008, des évènements, des circonstances, des situations très différentes. Je pense en particulier, en politique intérieure, aux périodes de « cohabitation » et en politique extérieure, aux bouleversements géopolitiques d’après Guerre froide. Enfin il faut évidemment tenir compte aussi de la personnalité de chacun des Premiers Ministres qui se sont succédé à Matignon et de leurs positions personnelles sur les questions de défense.

Le chef du cabinet militaire est, au même titre que les principaux collaborateurs des ministres, un des auxiliaires impersonnels indispensables pour le fonctionnement du pouvoir exécutif. Une règle non écrite a prévalu pour éviter des déséquilibres entre les trois armées : les postes de chefs des cabinets militaires de la Présidence de la République, de Matignon et de la Défense sont répartis entre Terre, Air et Marine. Cet équilibre est encore respecté de nos jours, comme il l’est pour la répartition des principaux chefs de divisions à l’Etat Major des Armées.

Je vais tenter, à travers quelques exemples, de décrire sommairement le rôle et les activités d’un chef de cabinet militaire à Matignon.

Les collaborateurs d’un Premier Ministre sont répartis en plusieurs sections correspondant aux grandes fonctions du pouvoir exécutif : finances et économie – industrie – agriculture – social – enseignement, etc. et, évidemment, Défense. Le chef du cabinet militaire instruit à la fois les affaires de fond et les dossiers d’actualité de son ressort qui concernent le Chef du gouvernement. Il est donc en liaison avec les cabinets de plusieurs ministères et grands services. Au même titre que les autres principaux adjoints du Premier Ministre, responsables des autres sections, Il participe en personne aux réunions hebdomadaires présidées par le Directeur de cabinet. Et il est fréquemment appelé, en fonction des circonstances, à participer et parfois à présider, divers groupes de travail relatifs à des sujets « interministériels » en relation avec la Défense et la sécurité. Autrement dit, sa fonction est étroitement associée à la vie du gouvernement et au traitement des affaires du pays.

Exemples de quelques affaires de fond : préparation des « Conseils de Défense » présidés par le Président de la République – préparation, suivi, des arbitrages budgétaires pour les crédits militaires – relations étrangères, stratégie et sécurité extérieure. Par ex. à la fin des années 70, dans le cadre de la « guerre froide » : armes nucléaires en Europe, désarmement, position française vis-à-vis des USA, de l’URSS, .. ; accords de défense en Afrique et conflits « hors zones sanctuarisées par la dissuasion  », etc. J’étais également concerné par d’autres sujets de fond : les pollutions en mer et la coordination des mesures administratives et opérationnelles sous l’autorité des Préfets maritimes ; la sécurité nucléaire des installations électronucléaires civiles ; les industries d’armement et les exportations,.. 

Exemples de quelques affaires conjoncturelles : la crise de Gafsa ( la Libye de Khaddafi attaque le Sud tunisien ) – la situation au Proche Orient, au Liban.. ;- le projet de vente d’une « marine de guerre » à l’Irak de Saddam Hussein ; – le lancement du contrat Sawari avec l’Arabie Saoudite ; – les troubles au Tchad,…..

Je pense que la fonction est de nos jours, plus encore que de mon temps, particulièrement importante. Le Livre Blanc annoncé par Nicolas Sarkozy, candidat à la Présidence de la République a été mis en chantier tout de suite après son élection. Il marque un tournant capital qui répond aux bouleversements géopolitiques, stratégiques et économiques des dix huit dernières années. Pour les Armées, c’est une nouvelle rupture. Après celle de la suspension du Service militaire et de la création d’une armée de métier, c’est un rééquilibrage territorial historique : les Armées de terre et de l’Air ne sont plus majoritairement déployées dans les marches du Nord Est du territoire. C’est aussi un rééquilibrage « fonctionnel » qui a mis fin, dans l’armée de Terre, à l’ancienne structure en implantations territoriales et en « corps d’Armées » remplacées par un ensemble de Brigades capables d’alimenter des formations « à la demande » pour des missions extérieures, et non plus pour les menaces permanentes de la défense du territoire. D’autres rééquilibrages majeurs sont en cours dans l’armée de l’Air et la Marine. La Gendarmerie a quitté le Ministère de le Défense pour celui de l’Intérieur. C’est dire qu’il y a eu et qu’il y aura encore de nombreux arbitrages qui concernent au premier chef le Premier Ministre !

Plus importantes encore sont les conséquences des nouvelles formes de conflits armés, la globalisation des risques et des menaces dans les contextes du multilatéralisme et de la montée des puissances émergentes en Asie. Le Livre Blanc en a tenu compte, en tirant les leçons des plus récents conflits pour mettre en évidence les continuités entre Défense, Sécurité extérieure et Sécurité Intérieure. C'est-à-dire que s’imposent plus que jamais toutes sortes de pratiques de coopération interministérielles, intereuropéennes, interalliées et internationales. Matignon est évidemment en position centrale entre civils et militaires, administratifs et opérationnels. Le rôle du Cabinet militaire me paraît devoir être plus indispensable que jamais !

2/ Vous avez ensuite dirigé l'Escadre de la Méditerranée, l'ancêtre de la force d'action navale. pensez-vous que la marine nationale est encore en mesure de "tenir" les deux façades maritimes ? est-ce d'ailleurs un objectif à lui donner ? un porte-avion est-il assez ? l'alternative n'est-elle pas deux ou zéro ?

En quittant Matignon, alors que la limite d’âge s’approchait, j’ai voulu commander à nouveau à la mer, la principale raison d’être d’un officier de marine. C’était aussi pour moi le besoin d’appliquer concrètement les conceptions « opérationnelles » sur l’utilité et l’emploi des forces navales que j’avais défendues pendant plusieurs années, notamment à l’Ecole de guerre. A cette époque nos navires étaient répartis entre deux escadres, celle de l’Atlantique et celle de la Méditerranée, avec un déséquilibre au profit du sud, du fait de la présence des deux porte-avions à Toulon. Nous avions encore un nombre suffisant de navires de surface, de sous marins et d’aéronefs pour justifier la répartition des forces sur les deux façades, mais j’avais réussi à organiser des rencontres entre les deux escadres pour mettre en commun les doctrines et les pratiques.

Dans les années suivantes, les réductions budgétaires et le non remplacement des navires anciens sont évidemment une des premières causes de la création d’ALFAN. Je m’en suis d’autant plus réjoui que le cadre réglementaire de l’époque m’avait empêché de faire aboutir plusieurs de mes projets, et que j’ai pu observer, de loin, les progrès réalisés par mes successeurs. La Force d’action navale constitue un « réservoir de capacités opérationnelles » qui est en mesure de fournir « à la demande » des unités, disponibles, entraînées, pour répondre aux situations de crise dans le cadre des interventions décidées par le pouvoir politique. Il reste pour chacune des « façades », comme d’ailleurs pour d’autres zones géographiques d’intérêt national ( Dom TOM, points d’appui outre mer, Océan Indien, Pacifique ), des navires et des éléments d’Aéronautique navale adaptés aux missions permanentes de « service public » ou d’intérêt militaire. Depuis plus vingt ans les occasions n’ont pas manqué pour prouver la validité de cette organisation. Notamment pendant les crises du Proche Orient, du Kossovo, les guerres du Golfe et d’Afghanistan.

Dans les conflits armés de plus grande ampleur, la force d’action navale est articulée autour du Porte- avions. Pendant quarante ans, en de nombreuses occasions, le Foch et le Clémenceau ont joué un rôle irremplaçable, démontrant l’importance pour un pays comme le nôtre de pouvoir disposer d’une base aérienne mobile, libre d’opérer à partir des espaces internationaux, hors des contraintes territoires des Etats souverains.

Dans le monde de 2010 notre aviation embarquée est la seule, avec celle de l’USNAVY, à disposer encore du savoir faire, unique au monde, pour mettre en œuvre un groupe aérien d’avions de dernière génération. Elle l’a prouvé, avec éclat dans l’Océan Indien aux côtés des Etats Unis quand ils ne disposaient pas encore de bases terrestres en Afghanistan. Les Britanniques ayant perdu ce savoir faire, nous sommes la seule puissance navale européenne qui en dispose encore.

La question du deuxième porte avions est évidemment critique ; les raisons budgétaires avancées sont déterminantes dans le contexte économique actuel. Mais si l’on prend en compte le « coût de possession », les intérêts industriels et sociaux de la construction navale, aéronautique et des équipements de pointe et l’importance politique et opérationnelle d’une permanence, le bilan est incontestablement en faveur de la construction d’une deuxième plate forme. L’alternative n’est pas « deux ou zéro » ; c’est l’optimisation de la seule plate forme disponible, la réduction des périodes d’indisponibilité et la poursuite des études pour être prêt à répondre à une montée des périls inattendue. Ou bien à une prise de conscience de nos partenaires de l’Union Européenne, qui auraient tout intérêt à associer leurs Marines pour manifester la présence de l’Europe dans le monde, comme elles le font, modestement en ce moment, pour protéger le trafic maritime dans l’est de l’Océan Indien face aux exactions de la piraterie.

Pierre Lacoste

NB Egéa : j'ai adressé d'autres questions à l'amiral, que je publierai les jours et les semaines qui viennent.

Commentaires

1. Le samedi 13 février 2010, 22:23 par

Je salue en passant l'amiral Lacoste que j'ai croisé discrètement sur le film les Missions de Potsdam..

Ses propos sont en totale symbiose avec les miens. Il sait, à quel point le renseignement, est une action indispensable à la prise de décision d'un chef, à quelque niveau qu'il puisse être. Le renseignement ne se résume pas à l'action de chercher et de recueillir, encore faut-il savoir l'exploiter vers le haut et faire connaître à l'exécutant ce qu'il doit savoir vers le bas..

Ces questions que l'amiral connaît si bien, je serais ravi un jour de lui poser, si l'occasion s'en présente...

Pour revenir sur le problème du second porte-avions, la question de son opportunité devrait se poser après avoir simplement expliqué que la France est d’abord et avant tout, une puissance maritime, que toute notre histoire est tournée vers la mer, et que nos intérêts y sont stratégiques. Cela posé, les conclusions viendront d’elles-mêmes…

égéa : d'habitude, on explique que la France est une puissance duale, à la fois continentale et maritime, et qu'il est dommage d'oublier cette deuxième dimension. Vous allez plus loin en privilégiant la nature maritime....

2. Le samedi 13 février 2010, 22:23 par

Soyons iconoclaste jusqu'au bout.. Depuis la victoire de Bonaparte en Russie et notre retraite qui suivit, comme quoi il fût toujours possible de gagner des batailles et de perdre une guerre, notre intérêt pour les nations de l’Est s’est relativement réduit.. Le Glacis du continent européen et celui de la grande Russie et au-delà de l’Asie, ne pouvait désormais représenter qu’une menace d’invasion.. Ce qui se confirma par la suite. Le XIX siècle fût celui de l’extension de la colonisation de la France par la mer vers le reste du monde et pour une bonne part vers l’Afrique.. La guerre froide renforça ce désintérêt pour le monde de l’Est, alors que celui-ci de Varsovie à Saint Pétersbourg jusqu’à Vladivostok n’avait pas oublié ce que la culture française avait pu leur apporter.

Ce ne fût pas envers eux uniquement de la négligence mais un peu de mépris. A la chute du mur de Berlin les initiatives de la diplomatie française marquèrent le déficit de connaissance vers ce continent pour lequel nous ne sommes que l’extrémité. L’Allemagne, elle naturellement portait son regard au-delà des ses territoires de l’ex- RDA, et nous fûmes bien faibles..
Oui la France est duale à la fois maritime et continentale mais de manière inégale, il ne faudrait pas qu’elle soit trop marquée par son histoire, et qu’elle sacrifie les deux en pensant trouver le juste équilibre sans consacrer suffisamment de moyens pour assumer militairement et diplomatiquement toutes les contraintes..

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