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Diagonale de la défaite : interview d'Immarigeon

J. Philippe Immarigeon, que je tiens en amitié et dont les essais sont toujours stimulants (voir fiche de lecture), fait paraître demain samedi son dernier opus, "la diagonale de la défaite", chez Bourrin éditeurs.

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Il a eu la gentillesse de m'accorder un long interview (entretien, comme on dit en bon français, je sais). Juste histoire de vous allécher et de vous précipiter chez votre libraire...

O. Kempf

1/ Vous alternez les livres sur la France et sur les Etats-Unis : celui-ci évoque la défaite de 1940 : celle de la France? celle de la relation transatlantique ? celle de l'Occident ?

L’Occident est pluriel. Il y a l’Europe et il y a l’Amérique. Je ne comprends pas pourquoi le fait de le rappeler, alors même que les Américains ne cessent depuis deux siècles d’insister sur le fait qu’ils se sont construits contre l’Europe et ses « horreurs », déclenche des tempêtes. Il n’est pourtant qu’à se pencher sur les questions du droit naturel ou du déterminisme pour constater la béance entre un vieux continent qui débattra toujours de ces questions, et une Amérique puritaine et laplacienne qui les a définitivement tranchées. Or on n’ose pas parler de cette fracture atlantique parce qu’on s’obstine, pour des raisons qui m’échappent, dans cette illusion très franchouillarde d’une communauté de pensée que pourtant tout dément. Mais s’il y a un échec, c’est bien celui de cette idéologie américaine, celle du fatalisme de Condorcet, de l’universalisme d’Einstein et des foutaises freudiennes, une idéologie qui a porté « l’Occident » au pinacle 200 années durant parce que le modèle managérial et mécaniste qu’elle proposait correspondait à un moment de l’histoire de l’humanité, mais qui depuis dix ans est en échec dans tous les domaines (militaires, mais aussi, économique, industriel, alimentaire, écologique, etc.). Dieu merci pour l’Europe et la France, nous avons une autre tradition, celle de l’Humanisme, du libre arbitre et de l’indétermination, dont on retrouve d’ailleurs des éléments dans d’autres civilisations a priori plus éloignées de la nôtre que la civilisation américaine. Encore faut-il la faire vivre.

2/ Au-delà de ces considérations, vous tracez en fait une généalogie de la géopolitique européenne du XX° siècle, une sorte de géohistoire de l'Europe récente. Grande-Bretagne, Royaume Uni, héritage de Versailles, tout est-il dit dès 1920 ou 1930 ? La défaite réside-t-elle dans le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et cette validation du principe des nationalités, prélude au thème de l’Etat-nation?

Mes considérations sur la crise de Munich et le piège de Versailles que Hitler nous retourne ont surtout une portée éducative : nous n’étions pas gouvernés par des imbéciles dans les années vingt et trente, et ce qu’ils durent résoudre était tout sauf évident. La crise de Munich, toujours caricaturée, en est l’emblématique symbole. Aujourd’hui, nos dirigeants seraient toujours incapables de gérer une telle crise et le principe des nationalités leur explose dans la figure à intervalles réguliers, quand ce n’est pas eux qui amorcent le pétard (rien qu’en 2008, Kosovo puis Georgie). Il est vrai que l’Europe ne sait toujours pas ce qu’elle veut ni sans doute ce qu’elle est, et cela vaut tout autant pour la notion d’Etat-nation que pour ses frontières extérieures, sa relation à la guerre des autres et comment y intégrer sa non-guerre, etc. Si encore nous avions de nouveau des Churchill, de Gaulle ou Blum et à leur côté des Bergson ou Valery pour y réfléchir... Mais nous n’avons que des Sarkozy, qui prennent BHL pour un philosophe et dont la propre capacité d’entendement reste en-deçà de La princesse de Clèves. Fort heureusement, nous n’avons pas en face, à l’horizon d’une décennie, de Hitler pour profiter de ce déclin. Mais si ce jour advient, nous aurons un nouveau Sedan.

3/ A propos des machines, vous soutenez une thèse paradoxale : le "retard" technologique français ou, plus exactement, le retard d'équipement n'est pas un retard, c'est au contraire un point de vue prospectif, l'histoire ayant montré que le matérialisme américain ne conduisait pas au succès. N'y a-t-il pas là anachronisme entre des leçons de 1940 et celles de 2010 ?

Il n’y a effectivement pas de retard français en 1940, bien au contraire, le Reich ne prendra l’avantage technologique qu’en 1942 sur les Alliés, pour tenter de compenser l’infériorité en nombre. La querelle des chars est à ce titre secondaire : la question n’est pas de combien d’engins nous disposions -– davantage que les Allemands et de meilleure qualité – mais comment cela s’intégrait-il ? Or si les Allemands voyaient la machine en tant que telle, et subordonnaient toute leur stratégie autour du moteur avec pour résultat qu’ils menèrent la bataille avec leur seule avant-garde motorisée et blindée, ayant décidé la disjonction des blindés du reste des unités (l’aviation tactique n’étant là que comme artillerie volante), la France intégra ses chars dans une pensée globale qu’on nommerait aujourd’hui intégration. Tout devait agir de concert. Et c’est là, comme le soulignent à l’envie les historiens américains, que nous fûmes précurseurs par rapport à la doctrine reprise par les Etats-Unis en 1942 et qui est devenue le standard OTAN.

Or cette stratégie de guerre totale fut battue en cinq jours par une manœuvre purement tactique. Le problème soulevé est donc sens le suivant : s’il est exact que le principe mécaniste et déterministe de bataille conduite qui a échoué en 1940 a porté les armées américaines à la victoire en 1945, il n’en reste pas moins que la Blitzkrieg de 1940 n’est ni un accident ni un coup de chance – même si la contingence et le hasard y ont joué pour beaucoup. Mais pour des raisons culturelles dont les Américains ne parviendront jamais à se départir, ils pensent que la managed battle va pouvoir un jour solutionner tous les types de guerres et toutes les adversités pour rendre une nouvelle Blitzkrieg type 1940 impossible. La fameuse phrase de Donald Rumsfeld sur les « imprévus imprévisibles » qui a tant fait rire posait le problème de fond : peut-on envisager de refermer toutes les fenêtres de vulnérabilité, ou restera-t-il, quelque soit la perfection du modèle, un risque irréductible certes marginal mais totalement imprévisible que seules l’intuition, l’action, l’improvisation pourront combattre le moment venu ? Ces questions étaient très précisément débattues dans les années trente côté français, on avait bien vu le danger qui se profilait, on a cru le corseter et rendre la guerre improbable parce que tout aurait été envisagé par avance et que l’adversaire ne trouverait plus de faille. L’erreur de Gamelin était donc déjà celle des généraux du Pentagone, même si ces derniers mettent sur le compte du manque de moyens techniques (principalement dans le domaine des communications) notre échec de 1940. Or on constate en Orient qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de moyens mais d’une question de fond que la pensée otanisée refuse d’aborder parce que ce serait remettre en cause, et pas seulement à la marge, les fondements mêmes de la RMA et de la Transformation qui ne sont jamais que les déclinaisons modernistes des instructions sur l’emploi des forces du général Pétain de 1917.

4/ Votre quatrième chapitre évoque, au travers du cas de la préférence française pour la guerre défensive, l'élaboration d'une conception stratégique : vous y voyez un abus du retex, comme si le passé suffisait à établir les fondements d'une doctrine stratégique. Est-ce toujours le cas ?

Il y a deux retex : d’un part le tactique, le retour immédiat d’informations et l’ajustement en temps réel du combat. Lorsque Doughty, le grand spécialiste américain de notre stratégie de 1914 à 1940, écrit que l’absence de moyens de communication a empêché les Français de réagir à temps, il suggère qu’en 2010 le Pentagone l’aurait pu dans les mêmes circonstances. Rien n’est moins certain : on sait très précisément que le GQG comprend qu’il se passe quelque chose dans les Ardennes le 13 mai 1940 en début d’après-midi : exactement 48 heures plus tard, Gamelin a compris que c’est foutu, il le dit à Daladier qui le dit à Reynaud qui le téléphone à Churchill. Et ça l’était effectivement, quand bien même les ordres de contre-attaque avaient été immédiatement exécutées, la seule chose à faire était, comme l’avait fait Joffre en 1914, de déguerpir des positions frontières pour se replier le plus vite et le plus loin possible, et recommencer une tout autre bataille. Question : les Américains, avec leurs moyens actuels, pourraient-ils ajuster, dans les mêmes circonstances et en 48 heures ? Au vu de ce qui se passe en Afghanistan, et malgré leur vantardise, la réponse est clairement : non ! Le pourront-ils un jour ? On verra, mais pour l’heure c’est très hypothétique. Numérisation et centralisation n’ont toujours pas pu remplacer intuition et autonomie des chefs d’unité. Encore faut-il former les hommes capables de cela, et ce non pas sur le terrain ni à West Point mais dans les écoles.

Car il y a d’autre part il y a le retex « historique ». Les Américains, avec qui j’ai étudié, vécu et travaillé, sont vraiment gens extraordinaires : s’il est un domaine dans lequel leur culture est d’une ignorance crasse, c’est bien l’Histoire, y compris la leur. Et voilà que, par secousses telluriques, ils fondent sur tel ou tel événement qu’ils séparent de son contexte, et construisent tout un artifice sans avoir aucune base philosophique ni aucun recul pour cela. La Bataille d’Alger, par exemple… Ils disent aujourd’hui : il faut faire comme Lyautey. Non : il faut être Lyautey. Ils en sont incapables vu la faillite de leur système éducatif – dont on ne veut pas voir qu’il est le fondement de l’inadaptation de l’Amérique aux nouvelles conditions de concurrence – et s’ils veulent jouer les Massignon, les Foucault ou les Lawrence, qu’ils commencent donc par apprendre la langue du cru, qu’ils s’immergent dans le milieu autochtone en situation de vulnérabilité, et surtout qu’ils « couchent » au lieu de faire venir en Orient ethnologues et anthropologues (ce qui trahit incidemment leur racisme foncier envers tout ce qui n’est pas à leur image). Mais pour eux il existe pour tout problème un modèle intemporel que les expériences passées permettent de cerner de proche en proche. Ils ne comprennent pas que si l’histoire présente des similitudes elle reste essentiellement contingente : ce refus de la contingence est exactement ce que de Gaulle reprochait à notre doctrine des années trente. Il font donc une lecture totalement idéologique des guerres passées et de leurs propres échecs, exactement ce que dénonce Doughty dans la manière dont les Français avaient voulu conforter leur doctrine et ne voir avant 1940 que ce qui les arrangeait dans la guerre du Rif, dans celle d’Espagne et même celle de Pologne.

5/ Vous évoquez l'attachement au terrain, à la carte, au plan : comme si ce dernier recouvrait les deux dimensions, celle de la représentation topographique d'un lieu et celle de la conception d'un projet.

Ce qui est frappant dans la pensée dite linéaire française de 1940, c’est la volonté de contrôler le terrain mais surtout d’intégrer chaque élément tactique dans un « grand tout » stratégique. Et ce qui vaut pour la géographie vaut pour les moyens, les déploiements des forces, les systèmes d’armes etc. En ceci nous sommes, dès 1917, des précurseurs. Or la Blitzkrieg utilise cette intégration totale pour, en cassant un élément, déstabiliser et faire tomber l’ensemble : elle le fait en 1940 mais elle l’avait déjà fait avec Ludendorff en 1918. Si la défense en profondeur et le principe d’autonomie et de séparation de unités avait été de règle à ces dates là, les Allemands n’auraient pas agi ainsi. Ils auraient procédé autrement, ils auraient peut-être perdu ou gagné, mais autrement.

Or ce principe d’intégration totale qui nous a fragilisé est précisément celui que nous nous imposons dans la globalisation. Et nous ne sommes pas au bout des désillusions : imaginons que les Talibans, en s’emparant d’un terminal de gestion des tickets restaurants du camp de concentration de Bagram, remontent, en faisant sauter les codes, jusqu’au targeting des missiles des sous-marins Classe Ohio ? C’est stupide comme supposition, mais à force de tout vouloir intégrer, on se recréée des Ardennes et des Sedan et on les signale à l’adversaire. Et tout cela pour un avantage finalement limité qui nous coûte en revanche des moyens considérables uniquement pour sécuriser ou neutraliser des failles que nous ouvrons nous-mêmes. A part garantir des marchés d’armement juteux et gonfler les profits du complexe militaro-industriel, il n’y a strictement aucun intérêt à cela. Nous ferions mieux de nous préoccuper de gagner des guerres frustres et simples, par exemple de sécuriser le détroit d’Ormuz pour le jour où les Iraniens feront une prise de gage sur Dubaï, plutôt que de délirer sur une arme nucléaire perse qui, pour reprendre un mot de Robespierre, « n’est qu’un épouvantail agité par des fripons pour faire peur à des imbéciles ».

6/ Vous suggérez la notion de stratégie quantique : il faut penser local pour agir global, et non l’inverse. Cela ne revient-il pas à renier notre universalisme ?

Non au contraire, sauf que nous ne comprenons pas le mot de la même manière, Américains et Français. D’abord s’il existe des lois universelles, elles sont discernables dans la localité faute de quoi elles ne sont pas universelles comme l’écrivait déjà Plotin. Ensuite si les parties du monde sont interdépendantes, nul n’est besoin de tenter d’agir sur la globalité puisque que, par effet induit, une action locale entre en résonance avec le tout, comme l’avait bien vu Paul Valéry. Cette idée de globalité n’a donc aucun sens logique ni philosophique, elle est même le signe du rabaissement de la pensée depuis une vingtaine d’années.

Ou plus ancienne : la globalisation ou mondialisation n’est que l’avatar d’une erreur philosophique première, que chez nous Condorcet et Laplace ont fait à la fin des Lumières et en opposition à leurs prédécesseurs : poser le postulat d’un égalité naturelle réelle d’où découle l’égalité politique, alors que pour Rousseau et notre Déclaration de 1789 il ne s’agit que d’une fiction utile pour expliquer pourquoi l’égalité juridique passe par la dénaturation des individus. En vertu de quoi un Américain voit le Taliban, qui est hors du monde américain parce qu’il ne lui ressemble pas, comme un barbare à exterminer car il fait tache. C’est exactement le « choix » qui avait été laissé aux Amérindiens par Thomas Jefferson dès 1783 : soit l’assimilation soit la déportation. Nous, Français, voyons le Taliban comme un Autre différent et respectable en tant que tel, quand bien même nous tentons de lui imposer nos propres principes que nous estimons supérieurs aux siens : c’est Lyautey. Dit autrement, à côté de Condorcet qui estimait qu’un même principe doit s’appliquer en tous lieux et en tous temps, il y a Montesquieu et sa théorie des climats.

C’est pour cela que la méthode américaine n’est pas aujourd’hui d’inventer pour l’Afghanistan un modèle adapté aux particularismes locaux, mais d’aller chercher un autre modèle que le leur mais qui leur ressemble, et qui leur permette de gérer les particularismes locaux. Mais in fine c’est toujours un modèle typiquement « occidental » que l’on plaque ex abrupto, sauf que ce n’est plus du Westmoreland mais du Salan mâtiné de Templer. Le Pentagone cherche à sauver la RMA en l’amodiant à la marge avec du folklore colonialiste à la Antinéa et en la baptisant COIN.

Ce qui est consternant, c’est que plus les beaux esprits clament que le monde a changé et plus ils s’enferment dans de vieux concepts désormais contreproductifs. Je ne vois donc pas pourquoi ni comment la guerre de Gamelin telle que la refait McChrystal aurait plus de chance de fonctionner sur l’Indus que sur la Meuse. Nous sommes bien passés d’un avant-guerre à l’autre…

Egéa : Jean-Philippe Immarigeon, je vous remercie

Commentaires

1. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Phil.

Cette analyse est très stimulante en effet.
Elle perd toutefois de sa crédibilité avec l'utilisation de l'expression "camp de concentration de Bagram" qui traduit une position très idéologique; et semble traduire une forme de rejet passionnel.

Ce camp de détention est sordide, très certainement. Il ne correspond pas à une volonté génocidaire toutefois.

égéa : oui, le mot est excessif, c'est le problème des polémistes. Attention toutefois à ne pas confondre camp de concentration et camp d'extermination, seuls les seconds ayant un projet exclusivement génocidaire. Mais cette petite précision historique n'enlève rien à l'horreur du fait, et à l'imprudence de la comparaison avec Bagram.

2. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Jean-Pierre Gambotti

Effectivement cet entretien avec Jean-Philippe Immarigeon devrait inciter le lecteur à courir chez son libraire, curieux qu’il sera de découvrir par le menu la thèse esquissée dans ces prolégomènes. Je courrai donc, mais auparavant permettez-moi quelques remarques très marginales quant à l’importance des sujets abordés.
Mais d’abord dire que l’on ne peut qu’admirer dans cet entretien le foisonnement des idées et la modernité de la rhétorique, sorte de surf webien, qui donne au lecteur un superbe panoramique des problèmes traités, je suppose, dans l’essai.
Trois remarques donc. La première concerne la référence à Rumsfeld et sa préoccupation sur « l’imprévu imprévisible ». Il me semble que ce qui est rapporté par Bob Woodward dans Plan d’attaque ( ?), c’est plutôt la préoccupation de Rumsfeld face à « l’imprévu inconnu », tandis qu’il dispose, dit-il, plus de maîtrise face à « l’imprévu connu ». Cette interrogation de Rumsfeld est à mettre en parallèle avec cette pensée d’Edgar Morin , citée par le général Desportes dans Décider dans l’incertitude, « Si l’ignorance de l’incertitude conduit à l’erreur, la certitude de l’’incertitude conduit à la stratégie » Ainsi Rumsfeld, le si controversé, avait plus de finesse stratégique qu’on ne lui en a attribuée. Itou pour ces rustauds de militaires américains.
Ma deuxième remarque est apparemment polémologique, mais en fait elle est plutôt d’ordre méthodologique. A mon sens « penser la guerre » nécessite l’usage d’une méthodologie qui est aujourd’hui unifiée, c’est Clausewitz et Jomini revisités par les stratèges américains qui ont retraversés l’Atlantique dans les cantines de l’OTAN. L’utilisation de cette méthode est dans sa majeure partie un exercice scientifique, donc totalement objectif, in fine seul le choix du concept d’opération ou de l’idée de manœuvre, ressortit aux moyens, aux intérêts nationaux et au rapport du pays concerné avec la mort. Ainsi, je pense que s’il existe un gap stratégique nous devons nous interroger sur le concept de point culminant, apparemment anodin, mais cardinal dans la planification américaine et si négligé dans la planification française.
Dernière remarque, je lirai avec beaucoup d’intérêt la théorie de la stratégie quantique, difficile à appréhender dans cet entretien. Mais je voudrais rappeler que la guerre est aussi, selon Gaston Bouthoul, un phénomène social et que pour cette raison les stratégies qui sont mises en œuvre ne peuvent pas être le produit de théories définitives et mécanistes. Penser local pour agir global un jour et inversement sur un autre théâtre, c’est plutôt stratèger avec intelligence et pertinence, surtout quand on mène des guerres molles, lacunaires spatialement, sociologiquement, politiquement, militairement. A mon sens la globalité a un sens quand on la considère comme un tout et ses parties et plus j’observe l’Afghanistan, plus je pense que la systémique a de l’avenir en stratégie.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

3. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par

Bonjour,

Personne ne dit que les camps de Guantanamo ou Bagram correspondent à une volonté génocidaire, simplement c'est le terme utilisé partout depuis la guerre des Boers pour désigner ce type de camp où l'on détient toujours sans jugement et souvent sans raison des milliers de personnes. Et des camps de ce type il y en a en Corée du nord, au Vietnam, en Syrie, en Chine etc.

Par ailleurs, je ne sais pas davantage que l'ensemble des Français comment sont traités les détenus que nos troupes y mettent sous contrôle américain. Le jour où, conformément d'ailleurs au nouvel article 35 de la Constitution, le gouvernement viendra rendre compte tous les quatre mois de cette guerre devant la représentation nationale, il est des mots qui seront effectivement déplacés... ou au contraire rétrospectivement parfaitement justifiés. D'ici là, pourquoi ne pas parler "d'évènements d'Afghanistan", comme on le fit de l'Algérie ?

Bien à vous.

Immarigeon

4. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Hernani

Entretien très intéressant! Merci. Je gardais le souvenir d'un article d'Immarigeon dans la RDN sur le libre arbitre....je retrouve ici sa pensée.
Je voudrais émettre un commentaire sur la notion d'intégration critiquée par l'auteur. Immarigeon considère que l'intégration interdit ou perturbe la décision et le libre arbitre du chef et conduit à la défaite. Mais la situation n'a-t-elle fondamentalement changée par rapport à 1940? Les talibans comme les armées sont dans un monde interconnecté et de fait intégré. Tous agissent au sein des populations: cels implique de fait des systèmes plus intégrés!
On ne peut par exemple nier les effets de la modialisation au sens des réseaux informatiques par exemple. Il existe par exemple une prolifération des armes cybernétiques (voir conf de l'IFRI à ce sujet). Thomas Shelling prix Noble d’économie parlait «de la peur réciproque de l’attaque surprise» : nous sommes dans cette situation et c'est pourquoi le chef a besoin de systèmes intégrés mais surtout de personnes compétentes pour analyser les informations collectées par ces systèmes. La maîtrise de l'information a toujours été une des clés de puissance et dans la société de l'information cela prend encore plus de sens. Enfin, je crois que l'on peut dire que la France a toujours vu l'apport technologique comme une extenssion de capacités existantes tandis que les Américains (mais aussi les Allemands avec la radio par exemple ou les chars) ont tendance à revoir les doctrines d'emploi à la suite des nouvelles technologies...
Hernani

5. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par

@ JP Gambotti

Bonjour,

Je suis d'accord avec votre première remarque que je développe à deux endroits dans l'ouvrage, relevant qu'on s'est foutu de Rumsfeld un peu vite (la faute aux Américains, aussi, qui passent leur temps à enfoncer des portes ouvertes en croyant inventer la poudre). Morin a raison, et le titre du général Desportes est à mon sens le suivant : on ne décide que dans l'incertitude. Et c'est bien pour cela que la pensée quantique (vous serez déçu, c'est abordé uniquement sous l'angle de 1940, mais ce sera très certainement mon prochain essai) est une vraie pensée de l'action parce qu'elle pose le principe de l'indétermination donc du libre choix voire de l'intuition et de l'imagination créatrice d'un futur improbable, alors que la pensée du management tente au contraire de réduire à tout prix l'indéterminé et l'imprévu à du déjà connu modifié et adapté. Avec pour résultat qu'elle ne fait que dupliquer ou amodier l'existant (piège que Bergson avait déjà vu), et surtout qu'elle permet à nos adversaires, qui gèrent leur guerre dans le flou et le brouillard, de nous imposer leur mode de guerre parce que eux sont davantage, involontairement certes, dans l'incertitude.

D'où d'ailleurs cet acronyme de l'OTAN parfaitement imbécile d'IED. "Improvised", mais pour qui ? Certainement pas pour ceux qui programment, minutent et prévoient leurs attaques. Mais sûrement pour notre pensée modélisatrice qui ne comprend pas davantage cette guerre que nos généraux ne comprirent le côté "foutraque" de la Blitzkrieg que les Allemand imposèrent à notre "bataille conduite" en 1940.

Voilà la diagonale.

Bien à vous.

Immarigeon
Egéa : je me suis élevé depuis longtemps contre cette notion d'IED, que j'ai proposé (sur AGS) de traduire par "bombe de fortune". Le vieux road side bomb des balkans avait du sens, lui.

6. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par

Je propose de traduire IED par "mine artisanale". Ou par "mine" tout court : le jour où les mines ne seront plus artisanales en Afghanistan, cette nouveauté sera significative : ça signifiera que les insurgés ont l'appui politique d'Etats extérieurs (savoir lesquels) ou qu'ils ont assez d'argent (en connaître l'origine) pour acheter aux trafiquants d'armes.

égéa: je ne crois pas que l'argent soit un problème. Pour l'acquisition de techniques, je n'ai pas beaucoup de doutes....

7. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Buddy Spike

Un excellent opus, comme toujours très fouillé et érudit.
Un point cependant: si la thèse sur notre absence de retard dans le domaine des chars est totalement convaincante, elle "passe" en revanche un peu vite sur point essentiel de la déferlante de mai-juin 40: le retard tragique de notre aviation. Comme souvent le rôle, déterminant cependant, de l'aviation, est un peu minoré. Dans le domaine du bombardement par exemple, seule composante qui aurait pu nous permettre une réelle contre offensive, notre armée de l'air accuse en mai 40 un retard qui touche au tragique. Le parc se limite à un échantillonnage réduit de quelques bombardiers décents (Leo 45 par exemple) surnageants dans une mer d'antiquités. Ces bombardiers vétustes et "bons à rien faire" ne serviront qu'à se faire massacrer sur Maastricht et sur les ponts de la Meuse, pour rien. Dans le domaine de la chasse, priorité de Vuillemin pourtant, la situation n'était qu'à peine plus enviable avec, comme toujours un déploiement d'avions valables relevant de l'échantillonnage au milieu d'un déploiement généralement gériatrique. Encore faut-il ajouter que cette aviation fut également aveugle (faute d'un réseau radar comme en disposait la RAF) et maladroitement saupoudrée tout au long du conflit.
Un dernier point plus contemporain, le management intégré du conflit et les dingueries de la numérisation du champ de bataille proviennent en droite ligne, douhetisme maladif des américains, des tentatives déjà faites dans domaine avec la numérisation de l'espace aérien. La Liaison 16, c'est son nom, (data link standard de l'Otan) permet un monitoring en temps réel de tous les mobiles aériens. Dernier joujou à la mode otanesque, si elle est relativement convainquante dans le domaine aérien (et encore, quelle vision orwellienne du combat aérien !), la liaison 16 est évidemment inapplicable au combat terrestre composé par définition de mobiles aux trajectoires parfaitement impossibles à modéliser parce que produites par l'être humain. Mais allez donc l'expliquer outre atlantique....


égéa : je vois que la NEB est controversée.... Mettons nous cepednant à la place du décideur de défense, qui voit ce standard américain, et qui est soumis aux pressions de l'industrie... Pas évident.

8. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Immarigeon

@ Spike

Merci, et l'impasse sur l'aviation est très simple : d'une part il n'y avait pas eu de débat aussi violent dans l'entre-deux guerres que pour la question des chars, d'autre part ce n'est pas un sujet de fantasme pour les Français depuis 1940, enfin et surtout tout le monde a toujours été d'accord sur les faiblesses de notre aviation et les chiffres n'ont pas été depuis 70 ans trafiqués, détournés, etc... comme pour notre "armée" blindée.

Maintenant vous avez raison, la guerre modélisée américaine doit surtout au standard des aviateurs (la Rand est d'ailleurs à l'origine un bébé de l'US Air Force) alors que notre doctrine de bataille conduite de 1940 était à la fois plus vaste mais plus floue. 70 ans après, le Pentagone se trouve pourtant exactement devant les mêmes impasses que Gamelin.

Immarigeon

9. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Nono

En matière de nouvelles technologies, le problème n'est pas que le décideur de défense soumis aux pressions des industriels, mais aussi les "diktats" des opérationnels US qui exigent certaines capacités pour opérer (ex: Rover, que seuls des industriels US vendent).

Pour le cas de la L16, c'est actuellement un incontournable en matière d'opérations aériennes. Les avions sans sont à moitié aveugle, et les possibilités tactiques permises par la liaison de données sont innombrables. Et ce n'est pas qu'une mode otanienne, il me semble avoir lu (Air Fan?) que les suédois en avait une du temps du Viggen....

10. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Jean-Pierre Gambotti

@ J-P Immarigeon
Une non-réponse...
A la guerre, malheureusement, le chat de Schrödinger serait mort ou vivant, il ne serait pas mort et vivant comme le postule la théorie quantique. Car vous le savez, il s’agit d’une théorie du microscopique et que le paradoxe félin de Schrödinger nait de l’immixtion de cette théorie dans le macroscopique. Ce faisant, et bien que je sois bien incompétent pour traiter de ce sujet, il me semble que la pensée quantique ne peut pas être une pensée de l’action mais plutôt une pensée de la pensée. Le chef dans l’action ne fait pas de calculs probabilistes, il décline une méthode en raisonnant sur des hypothèses et des faits, son horizon est la première crête. Une autre problématique est celle du stratège, comment combiner les batailles pour gagner la guerre. Son horizon est repoussé de plusieurs crêtes. Mais nous sommes toujours dans le raisonnement classique de l’action, nous traitons de l’inconnu connu. C’est quand on s’attaque à l’inconnu inconnu, que le combat change de nature et que l’imagination et l’intuition doivent se débrider, mais nous ne sommes plus stricto sensu dans le domaine de l’action, nous sommes à la fois dans une entreprise d’appréhension de la surprise stratégique et de l’imagination d’une méthode prospective pour parvenir à l’ appréhender. Serions-nous proches du fameux « état quantique superposé » de l’atome à la fois intact et désintégré ?
Moi je donne, pour l’instant, ma langue au chat…
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

11. Le vendredi 16 avril 2010, 19:37 par Immarigeon

@ Gambotti.

Rapidement, en anticipation d'un vaste débat...

D'abord le chat n'est pas à la fois mort et vivant, c'est précisément pour montrer l'impasse de toute modélisation théorique que Schrödinger propose ce paradoxe très simple : le chat suit l’atome de radium qui est ou n'est pas désintégré au bout d'une heure, ayant ou non tué le chat. Car si l’on connaît sa période (la moitié d’une masse d’atomes désintégrée au bout d’une heure), l’atome unique de radium peut très bien ne se désintégrer qu’au bout d’un million d’années, comme immédiatement. Mais il est ou il n’est pas désintégré, comme le chat est mort ou vivant, ce qu’aucun modèle ne peut prévoir sans observation dit Schrödinger qui établit alors une équation probabiliste certes mais déterministe sauf que c’est a posteriori et non pas a priori.

Ce fut toute la mise au point entre quantistes et néo-kantiens : la chose en soi existe, mais nous sommes dans l'impossibilité de la connaître tant que nous ne l'avons pas observée. Non pas bien entendu que nous tuons ou non le chat en ouvrant la boîte comme le prétendent ceux qui confondent physique quantique et ésotérisme, mais la réalité et l'information « deviennent », au moment où nous l'ouvrons, et cessent d'être une variable cachée sans effet. Et il pouvait bien rester une infime possibilité que le chat soit encore vivant que c’est cette probabilité qui devient un fait le jour où l’on ouvre la boîte. Donc, c'est bien l'action (celle d’observer ou tout autre) qui prime dans la pensée quantique, puisque c'est elle la première étape. Je suis donc bien d’accord avec vous : le décideur agit et avant il n’y a qu’un futur indéterminé parce qu’indéterminable et qui le restera toujours. L’inconnu inconnu n’est pas l’exception ou l’hypothèse marginale mais la règle. « Am anfang war dit tat », dit le Faust de Goethe : non, répond de Gaulle en exergue du Fil de l’épée, « au commencement était l’action ».

A l'inverse, le management verbeux prétend élaborer un modèle théorique de détermination a priori censé aider ensuite à la prise de décision : validation-décision-action. C’est ce qu’on continue d’enseigner à HEC, INSEAD, ESSEC et autre cénacles (donc malheureusement les nouveaux think tanks de prospective désormais copiés sur ce modèle étatsunien) de notre déclin programmé. Le résultat, après 50 ans de succès dans un monde que ce management voulait simpliste, c’est que tout lui échappe aujourd’hui même les choses les plus prévisibles et les plus évidentes (un volcan depuis toujours en activité sur la route aérienne la plus fréquentée de la planète et une Europe sous les vents dominants du jet stream atlantique, par exemple), et c'est pour cela que je propose de la mettre au panier, car outre qu'il est en échec total comme tout principe qui arrive en fin de cycle, il est bien, lui, une masturbation de méninges, repoussant l'action en fin de cycle, sauf pour l'utiliser ensuite en boucle pour repartir dans ladite masturbation. Il n’est qu’à voir les tonnes de papier, les millions de mégabits et les milliers d'heures de colloques que l'Amérique et l'OTAN perdent à essayer de comprendre pourquoi les Afghans ne veulent pas nous voir chez eux (COIN COIN, comme les canards qui tournent en rond dans leur étang…), alors que la réponse est toute simple : ils sont chez eux (Talibans compris) et nous y sommes également.

A bientôt et bien à vous.

Immarigeon

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