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Géographie de la colère par A. Appadurai

Voici un cours livre qui mérite absolument d'être lu, car il constitue une explication très éclairante de tout un tas de difficultés contemporaines : ou comment l'anthropologie et la philosophie politique contribuent à expliquer la violence contemporaine, et notamment les guerres au sein des populations.

Appadurai Arjun « Géographie de la colère » « la violence à l’âge de la globalisation » Petite Bibliothèque Payot, 2009( éditions américaine 2006, française Payot 2007)

O. Kempf

Appadurai Arjun « Géographie de la colère » « la violence à l’âge de la globalisation » Petite Bibliothèque Payot, 2009( éditions américaine 2006, française Payot 2007)

Ce petit livre (193 pages en format poche) se lit très rapidement et suscite l’intérêt. Son idée maîtresse consiste à démontrer que les violences intérieures aux Etats, qui se multiplient ces dernières décennies, sont intimement liées au phénomène général de la mondialisation. Plus exactement, la globalisation est liée au nettoyage ethnique et à la terreur car elle remet en question les fondements des Etats-nations, fondés sur un « ethnos » national (p. 16). En effet, dès qu’il y a incertitude, la violence peut devenir un moyen (macabre) de revenir à une forme de certitude... et la globalisation accroît les incertitudes. : « elle fournit de nouveaux stimulants à l’idée de la purification culturelle à mesure que davantage de nations perdent l’illusion d’une souveraineté ou d’un bien-être économique nationaux » (p. 21).

En fait, alors qu’on nous explique si souvent qu’en augmentant les échanges, la mondialisation accroît la connaissance d’autrui, donc le dialogue, donc la tolérance, on s’aperçoit qu’au contraire elle fissure les certitudes les mieux ancrées et augmente la défiance.

Surtout, les démocraties ne sont pas protégées de ce phénomène et peuvent basculer dans l’ethnocide : en effet, cette violence a beaucoup à voir avec les concepts de « majorité » et de « minorité » qui suscitent une « angoisse d’incomplétude » (p. 23). Car « la minorité est le symptôme, mais le problème sous-jacent est la différence même » (p 27). L’auteur cite ici René Girard.

Dans un deuxième chapitre, l’auteur explique que ce qu’on croyait immuable « il existe une différence profonde et naturelle entre le désordre social au sein des sociétés et les guerres entre les sociétés » p. 31) « a volé en éclats après le 11 septembre ». La propagation du mot terrorisme a définitivement brouillé « les limites entre guerres de la nation et guerres dans la nation ». (p. 32). La guerre lancée le 11 septembre oppose deux types de systèmes : « on peut décrire le premier comme vertébré, le second comme cellulaire » (p 39). « La perte quasiment complète de la fiction d’une économie nationale (...) ne laisse plus guère que le champ culturel comme domaine où puissent se déployer les fantasmes de pureté, d’authenticité ; de frontières et de sécurité « (pp 41 & 42). « L’Etat-nation s’est progressivement réduit à la fiction de son ethos ». Tout ceci dans une dynamique de « renforcement accéléré des inégalités entre les nations, les classes et les régions » (p. 42).

« Cette transformation en profondeur peut être considérée comme un crise de la circulation » (p 51) Le troisième chapitre évoque la violence et la globalisation. »les minorités comme les majorités sont les produits d’un monde moderne de statistiques, d recensements, de cartes des populations et autres instruments étatiques ». « Les minorités sont donc une catégorie sociale et démographique récente » (p 67). « Mais les minorités ne surgissent pas toutes formées ». Elles sont donc le bouc émissaire au sens le plus classique du terme » (p 68) « les minorités sont des métaphores et des rappels de la trahison du projet national classique ». Dès lors, chaque violence interne renvoie à « l’échec » de la souveraineté étatique contrecarrée par la mondialisation : les minorités « brouillent les frontières entre ‘nous’ et ‘eux’ » (69). « la globalisation de la violence contre les minorités mettent en œuvre une profonde angoisse quant au projet national et à sa propre relation ambiguë à la globalisation » (p 70) « Ainsi, au lieu de dire que les minorités suscitent de la violence, nous ferions mieux de dire que la violence, surtout au niveau national, a besoin des minorités » (p 72)

Ceci explique (objet du quatrième chapitre) pourquoi « le faible fait peur » (78). Car les majorités ont besoin des minorités pour exister (78) à causes des « identités prédatrices (80). Car les majorités ont peur de devenir des minorités. Les petits nombres représentent un minuscule obstacle entre la majorité et la totalité ou pureté totale (83). On comprend, dès lors, que « les migrations globales à travers les frontières nationales et en leur sein attaquent constamment le ciment qui lie les personnes aux idéologies du sol et du territoire » (123). Car « dans un monde qui se globalise, les minorités sont un rappel constant de l’incomplétude de la pureté nationale » (p 124).

Comment devient –on terroriste ? c’est ce à quoi le cinquième chapitre essaye de répondre : « de même que certaines nations démocratiques inclinent à créer des minorités internes qu’elles perçoivent comme des majorités externes déguisées, de même certains membres de ces minorités – souvent des jeunes éduqués et mécontents – commencent à s’identifier au monde cellulaire de la terreur globale plutôt qu’au monde isolant des minorités nationales. Ils passent ainsi d’une sorte de minorité (faible, impuissante, exclue et mécontente) à un autre type de minorité : cellulaire, globalisée, transnationale, armée et dangereuse » (p 162). On comprend que les plus grands terroristes sont soit des nationaux qui se sentent menacés (cf la plupart des attentats américains qui sont le fait d’ultra Américains) soit de jeunes « intégrés et éduqués » qui sentent le plafond de verre et le font exploser, en rejoignant une cause extérieure (le jihad) qui n’est au fond que l’expression altérée de la mondialisation en marche.

Le chapitre Six reprend les thèses d’Huntington, montrant pourquoi cela a eu du succès, et pourquoi c’est fondamentalement vicié : son « primordialisme reposant sur une base macrogéographique » (p 164).

On l’aura compris : ce petit livre est important, et doit être lu par toute personne désireuse de comprendre les liens entre la mondialisation et la violence : car la notion de « guerre au sein des populations » ne saurait se limiter à des zones grises d’un lointain Afghanistan : elles sont désormais au coeur de l’Europe, même si nous n’en avons pas encore tout à fait conscience.

Bref, à lire absolument

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 23 mai 2010, 21:01 par Jean Quinio

Presque un an que vous avez publié ce post. J'avais acquis et empilé l'ouvrage. Je viens de le terminer.

Il est effectivement important à lire.

Pour illustrer un peu plus votre fiche, je cite un passage éclairant : "la géographie de la colère n'est pas une simple carte d'action et de réaction, de minoritisation et de résistance, de hiérarchies d'espace et de site, de séquences nettes de causes et d'effets. Ces géographies sont plutôt le résultat spatial d'interactions complexes entre des évènements lointains et des craintes proches, entre de vieilles histoires et de nouvelles provocations, entre des frontières réécrites et des ordres non écrits." pp144-145

Cette vision complexifie le monde. Effectivement, comme vous le dites, nous n'en avons pas encore forcément pris conscience en Europe.

Dans ce cadre, la légitimité de la guerre (post du 6 avril 2011) prend un relief encore plus délicat.

Où se passeront les conflits de demain et quelles formes auront-ils. Avons-nous les forces culturelles, politiques et organiques pour affronter les systèmes "cellulaires" et les violences ethnocides ?

est-il légitime de les combattre avec des organisations et règles purement westphaliennes ?

2. Le dimanche 23 mai 2010, 21:01 par Christophe Richard

Bien pris, commandé!

Cordialement

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