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Réquisition, pétrole et défense

La raffinerie de Grandpuits a été réquisitionnée au petit matin (ici). Le responsable syndical affirme : "Nous ne sommes pas en guerre, nous ne sommes pas en état de siège, le code défense ne s'applique pas dans ce cas-là".

Parler de défense sur le territoire national attire forcément l'intérêt. Fouillons un peu pour comprendre ce qu'il en est.

De quoi s'agit-il en effet ?

1/ d'une réquisition : voir ici. Mais elle vise à contrer un trouble grave à l'ordre public. L'arrêté est fondé sur le code général des collectivités territoriales, même s'il cite également le code de la défense pour la procédure d'indemnisation (selon l'AFP qui s'est procuré l'arrêté, voir ici).

2/ Donc, il ne s'agit pas d'une action s'inscrivant dans le cadre de la "défense". Mais cela amène à poser quelques questions :

  • si cela avait été le cas, ce serait-il agit de défense économique, ce que m'a certifié qq'1 avec qui j'en discutais ? la notion est intéressante, car elle permet de penser à autre chose que ce qu'on voit d'habitude sur la défense
  • cette défense économique montre les aspects non-militaires de la notion : quelle différence, pour le cas présent, avec celle de sécurité ? la sécurité des approvisionnements entre-t-elle dans le champ du LBDSN ? probablement pour ce qui concerne l'extérieur (d'où tous les développements notamment américains, et par voie de conséquences alliés, sur la sécurité des approvisionnements énergétiques), mais peut-on parler de "sécurité intérieure des approvisionnements énergétiques" ?
  • les crises contemporaines sont multiples et appellent des réponses fort diverses : ainsi, pour agir à Haïti, (crise civile) on a un peu fait appel aux moyens militaires. Cette interaction générale (approche globale, tout ça tout ça) est-elle valable aussi sur le territoire national ? faut-il pour le coup parler de théâtre national ? il semble que oui puisque le CIC (centre interministériel de crise) du ministère de l'intérieur a été activé justement pour répondre à cette crise des raffineries (voir ici).
  • mais alors, la sécurité doit -elle être codifiée dans le code de la défense ?
  • et d'ailleurs, qu'est-ce que c'est qu'une crise ?

On le voit, j'ai beaucoup de interrogations, car tout ceci illustre ce qui paraît assez imprécis :

  • le concept de sécurité mérite d'être explicité (d'autant qu'on l'a justifié notamment pour la sécurité intérieure, mais tout le monde pensait alors au terrorisme).
  • De même, la notion de crise (extérieure ou intérieure, d'ailleurs) mérite également d'être approfondie.

Autant dire que ce billet donne moins de réponses qu'il ne pose de questions... IL s'agit bien, on l'aura compris, non de commenter l'actualité mais de partir d'elle pour engager une réflexion plus stratégique ... Bref, de grâce, pas de commentaire pour me dire que les événements du jour sont justes ou injustes ou... car ce n'est pas le sujet, je trouve.

O. Kempf

Commentaires

1. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par Nono

Ah, le trouble à l'ordre public!!! J'ai l'impression que c'est très souvent l'argument "qui tue", permettant de justifier n'importe quelle mesure (de l'interdiction du manif, à l'incarcération provisoire, en passant par la réquisition des raffineries, ou l'interdiction du voile) ou presque.

A mon sens, ça me paraît une dérive dangereuse, car le trouble à l'ordre public n'est, à ma connaissance, défini nulle part, et qu'utilisé à l'excès il peut justifier les pires répressions...

Pour en revenir à la sécurité et à la crise, ici, c'est très imprécis, et l'utilisation de ce vocabulaire vient plus généralement d'une sémantique globale de la part de nos politiques.

2. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par yves cadiou

La question qui est posée par les péripéties auxquelles on assiste, par les arguments des uns et des autres et par Olivier Kempf, c’est de savoir si les mesures prises par le gouvernement (ou par son délégué le Préfet) sont légales. Oui, dit le Gouvernement parce que l’on ne peut pas « prendre les Français en otages » (vocable qui rappelle d’autres situations plus dramatiques). Non, affirment les syndicats parce que l’on n’est pas dans un état juridique d’exception.

J’ai connu une situation comparable (j'en parlerai plus loin) qui peut permettre d’analyser la situation actuelle mais surtout de voir que nous assistons à un dialogue de menteurs. La vraie question est toute autre que celle de la prise d’otages ou au contraire de l’état juridique d’exception, état de guerre, état de siège, code de la défense. Si l’on peut parler de guerre, c’est uniquement parce que ce mot est désormais mis à toutes les sauces. L’on assiste tout au plus à une « phony war ».

La réquisition par le Préfet s’appuie sur le CGCT, c’est-à-dire un argument de sécurité publique. Il n’invoque pas la défense économique (continuité de l’activité économique) mais la protection des populations qu’on appelle aussi la défense civile. Il est vrai qu’entre défense économique et défense civile, la différence est mince. Dans les deux cas il s’agit de défense non-militaire. L’agression (si l’on peut parler d’agression) n’est pas le fait d’une force armée. Mais l’hiver venant, le pétrole peut devenir vital au vrai sens du mot pour une catégorie de la population dont le chauffage est souvent fort dépendant des raffineries : des personnes faibles, enfants ou personnes âgées, peuvent mourir de froid ou de maladies liées au froid. Moins grave, le manque de carburant pour les véhicule n’est pas un réel problème parce que les véhicules sont mobiles par nature : actuellement, comme à chaque grève des pompistes, tous les Français qui habitent à moins de 200 km d’une frontière (au regard de la répartition de la population sur le territoire, l’effectif n’est pas négligeable) vont faire le plein de l’autre côté : c’est un but pour la sortie du weekend en famille. Cette distance que j’évalue à 200 km s’allonge à mesure que le temps passe, puis concerne peu à peu les pompistes qui se font livrer à partir de raffineries étrangères.

J’ai connu une situation un peu comparable (comparable mais non identique) lorsque je dirigeais le service de protection civile à la Préfecture du Cantal (Aurillac, température -25° cet hiver-là, 1986 / 87). Il s’agissait d’une grève longue des transports ferrés, interrompant les approvisionnements pondéreux parce que le déneigement des routes n’était à l’époque pas suffisant pour les poids lourds de quarante tonnes et notamment les camions-citernes. Les autorités (le Gouvernement, car le Préfet ne pouvait pas hors de son département) n’a pas voulu réquisitionner les cheminots. Alors se mirent en place spontanément d’autres circuits : le fuel est arrivé par petites citernes routières qui s’approvisionnaient dans les départements voisins eux-mêmes livrés par autoroute. Le constat est que les arguments juridiques ont leur limite : une grève qui se prolonge finit par démontrer que l’on peut se passer des services de ceux qui ne veulent pas travailler (vous citez Haïti : le problème est différent pour une île). Aujourd’hui en France nous pouvons nous passer des raffineries hexagonales : hors de l’hexagone, nos voisins sont prêts à nous vendre ce qu’il nous faut. De même on se passe des postiers en grève parce que des circuits parallèles se mettent en place pour les documents indispensables et les petits colis.

Nous ne sommes pas dans une situation de défense économique ni de protection civile non plus que dans une situation de blocage incontournable des approvisionnements. Les protagonistes le savent parfaitement, il ne s’agit pour eux que de rodomontades destinées à impressionner le brave public avant que celui-ci se désintéresse du spectacle. Pour les acteurs le jeu consiste à dramatiser avec l’aide des « médias » qui entrent volontiers dans ce jeu.

La « crise » serait grave et aurait un aspect stratégique seulement si une partie de la population, ou des commandos venus d’on ne sait où, s’opposaient par la force à la mise en place de circuits suppléants. On serait alors en situation insurrectionnelle, ce qui n’est pas le cas même si l’on peut en avoir par instants l’impression au regard de certains clichés.

3. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par VonMeisten

L'intégrité territoriale de la France est-elle menacée ? Y-a-t-il risque vital pour des personnes physiques ? Les intérêts vitaux du pays sont-ils en jeu ?
A ma connaisance, non. J'aurais donc tendance à dire qu'invoquer la "Défense" est hors sujet, non ?

4. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par Nono

Intéressant ce que nous apporte Yves Cadiou. Au passage, je me rends compte que nous avons été voisins quelques temps, puisque je fus aurillacois pendant 3 ans, et j'ai connu cet hiver (mais bon, j'étais réellement un blanc-bec encore au primaire!!!)

5. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par DanielB

Bonjour ,
Historiquement les premières directives de ce genre datent de 1877 , complétées durant la guerre 14-18 avec la publication d'un additif au code pénal .
Il faut que je le retrouve , j'ai dans mes archives un DALLOZ datant de 1915 qui prévoit la réquisition et qui fait appel aussi à la notion d' " ordre public ".
Cette législation d'exception a été renforcée par la " Loi sur l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre " du 13 juillet 1938 promulguée lors de la " montée des périls à nos frontières " ©
http://www.travail-solidarite.gouv....
"
L’organisation générale de la Nation pour le temps de guerre avait fait l’objet d’une
loi du 11 juillet 1938. Entre autres dispositions, ce texte prévoyait les mesures à prendre pour
l’utilisation des ressources en main d’oeuvre, en fonction des besoins du pays. En particulier, la
loi fixait le régime juridique et administratif des réquisitions et affections des personnels aux
administrations, services ou entreprises fonctionnant « dans l’intérêt de la Nation », qu’il fussent
ou non, soumis aux obligations militaires. Un ministre devait être chargé de la répartition de la
main-d’oeuvre."
Voir aussi :
http://www.snuep.fr/juridique/droit...
La guerre d'Algerie -a rajouté une couche à cet arsenal législatif avec par exemple un décret que le gouvernement de M. de Villepin a voulu réactiver portant sur les réunions de plus de 3 personnes lors des manifestations contre le CPE .
http://www.legifrance.gouv.fr/affic...
Sans vouloir chercher à rechercher une filiation directe entre ces différents dispositifs législatifs dont certains ont été abrogés , Maître Icard relie bien les réquisitions décrétées ces derniers jours à l'organisation générale de Défense .
http://avocats.fr/space/andre.icard...
Sur l'utilisation des moyens militaires lors des manifestations ou des grèves , c'est Leon Blum qui a innové en analysant les conséquences du 6 février 1934 avec la création de l'escadron blindé de la Gendarmerie Nationale ou Groupement blindé de gendarmerie mobile dont la première intervention a eu lieu en 1936 à Boulogne-Billancourt avec des automitrailleuses et des blindés légers .
Il s'agissait de créer une unité capable de s'opposer à des mouvements proto-insurrectionnels sans faire appel à la " bombe atomique " que constituait le recours à la " troupe " .
Il faut ainsi se souvenir de leur utilisation lors des blocages de route par les routiers .
C'est assez savoureux car Blum s'est longtemps opposé à la création d'unités blindées au prétexte que celles-ci pourraient constituer une " garde Prétorienne du régime " ...
La loi de 1938 est particulièrement dangereuse car , mutatis mutandis , elle a donné naissance au " Décret Serol " - un autre socialiste - puis aux législations d'exceptions du gouvernement de Vichy qui avait toute la " légalité Républicaine " de son côté .
Source : " Histoire de la Gendarmerie "sur la chaîne " Histoire " et "Histoire du Front Populaire " de Delperrie De Bayac .
Sur la situation actuelle , je rejoins M. Yves Cadiou
Tres Cordialement
Daniel BESSON

égéa : de mémoire, le même gouvernement Villepin avait décrété l'état d'urgence en 2005 (face aux émeutes dans les banlieues), dispositif légal qui vient compléter la notion d'état de siège qui est lui, si ma mémoire est bonne, constitutionnel. D'ailleurs, l'état d'urgence avait été créé au sujet de l'Algérie (en 1955) : on parlait officiellement à l'époque "d'événéments", non pas de guerre.... Cela renvoie à imprécision du mot crise, qui est le fond du débat. 

Quant à l'usage de la troupe, je crois que votre mémoire est courte : tout au long du XIX° siècle (sans même parler des pratiques de l'ancien régime), la troupe a été envoyée pour réprimer les troubles sociaux, jusques et y compris la commune de Paris en 1870. On disait qu'il s'agissait d'une armée de conscription, mais les conscrits (un dixième du contingent) partaient pour cinq à huit ans : au fond, une vraie armée de métier. D'où l'invention de la conscription généralisée au début de la III° république, qui elle-même a envoyé la troupe pour réprimer certains troubles. Ainsi, ce n'est finalement qu'assez récemment que l'armée n'a été conçue que pour un usage extérieur, ce qui explique la séparation de la gendarmerie d'avec l'armée, mais aussi la création des CRS.

6. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par yves cadiou

Les textes de la Troisième et de la Quatrième République sont utilement cités par Pierre Ageron. Il faut rappeler que (sauf erreur de ma part) ces textes organisaient un état juridique d’exception ou étaient destinés à être mis en œuvre après qu’un état juridique d’exception était déclaré : guerre ou siège, ou peut-être aussi l’état d’urgence s’il existait à l’époque. Sous la Cinquième République, les successeurs de Charles de Gaulle ont toujours été réticents à modifier la situation juridique pour faire face à des situations exceptionnelles. Je ne connais pas la cause de cette réticence, mais il semblerait que les effets d’annonce soient prisés dans le microcosme plus que les décisions véritables.

Modifier la situation juridique est une véritable décision. Vigipirate est un exemple typique. Sans être illégal, Vigipirate n’a aucun fondement juridique : c’est une série de mesures internes à l’Administration prescrites par des circulaires et des notes de service, mais Vigipirate n’est pas opposable aux citoyens ni à aucune personne présente sur le territoire français parce qu’aucune loi, aucun décret publié au journal officiel n’existe pour instaurer Vigipirate. Lorsque la SNCF ou la Poste, services publics et services d’Etat, imposent à leurs usagers des contraintes motivées par Vigipirate, c’est juridiquement fragile mais le public s’est habitué. On s’est habitué depuis quarante ans à voir périodiquement des mesures exceptionnelles prises sans être en situation juridique d’exception.

Olivier Kempf nous disait il y a tout juste un an qu’une coutume est une source législative http://www.egeablog.net/dotclear/in... C’est vrai mais Vigipirate et consorts, sans adaptation de la situation juridique aux circonstances, sont moins une coutume qu’une mauvaise habitude. L’on voit, avec cette réquisition contestable dans les raffineries, les mauvais effets de cette mauvaise habitude.

Le problème est connu (et esquivé) depuis longtemps : dans les années quatre-vingts, on faisait tous les deux ans dans les Préfectures des exercices nationaux de Défense civile pilotés par le Ministère de l’Intérieur, les exercices « Gymont ». Exercices en salle sans déploiement sur le terrain, donc discrets, peu coûteux et permettant d’aborder les vrais problèmes sans inquiéter le public. A chaque fois l’on a tous conclu à la nécessité de modifier la situation juridique pour pouvoir agir légalement à mesure que les attaques de commandos se précisaient ou que les combats s’approchaient du département concerné. Pour un motif qui n’a pas été indiqué ces exercices ont été supprimés.

Un autre aspect abordé par Olivier Kempf est en lien direct avec ce qui précède : peut-on parler de théâtre (d’opérations) national ? Dans les situations qu’imaginait l’exercice Gymont, la réponse était oui. Actuellement les unités militaires qui partent en Guyane française pour participer à la lutte contre l’orpaillage clandestin, parlent couramment de « départ en opint » (pour opération intérieure) par analogie au « départ en opex ». L’ambiguïté créée par cette analogie est flagrante (le même problème s'est présenté dans les années quatre-vingts lorsque des unités étaient envoyées en Nouvelle-Calédonie après avoir combattu en Afrique). Sur le site du ministère, on ne parle pas d’opint mais de missint (pour mission intérieure), ce qui montre au moins que l’ambiguïté a été prise en compte. En Guyane il serait utile, et ça ne gênerait pas la population, de modifier la situation juridique dans les secteurs de forêt profonde et inhabitée où les orpailleurs clandestins sévissent.

7. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par yves cadiou

Mille excuses !
j’ai attribué à Pierre Ageron ce qui appartient à Daniel BESSON.

8. Le vendredi 22 octobre 2010, 12:40 par DanielB

Bonjours Yves ,
Il faut rendre à Annie et à Pierre-Georges ce qui leur appartient .
Si vous êtes intéressés par le texte de juillet 1938 et les décrets pris entre sept 1939 et avril 1940
vous pouvez consulter avec profit :

  • Histoire de Vichy - François Georges Dreyfus - Perrin

Plus particulièrement Titre 1 - " Vichy avant Vichy " - Chap III L'Anticommunisme Républicain

  • De Munich à Vichy - Annie Lacroix-Riz - Armand Collin

Plus particulièrement Chap 8 Vichy avant Vichy

La France n'est pas la seule concernée puisqu'aux Etats-Unis une partie du " Patriot act "
s'est inspirée de la législation du temps de guerre de la SGM et en particulier la définition d' " ennemi combattant " qui se réfère à la décision " Ex Parte Quirin " concernant des saboteurs Allemands amenés en 1942 sur le territoire Américain par un submersible .
Très Cordialement
Daniel BESSON

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