Géopolitique des voyages, par Pierre Ageron

Quel beau sujet ! à la suite d'un billet d'Yves Cadiou, d'échanges de commentaires et d'une remarque lancée en l'air, Pierre Ageron, géographe averti qui nous donne régulièrement des précisions, nous livre ici une "Géopolitique des voyages" qui procure un peu d'évasion, fort bien venue en ces temps de Noël.

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Qu'on ne se méprenne pas : Géopolitique des voyages et non des tourismes, là est la nouveauté. Un essai stimulant, personnel (il n'engage que son auteur et non les institutions où il travaille, comme il me l'a bien précisé), et des idées à creuser. Mille mercis à Pierre.

O. Kempf

NB : Je suis tombé par hasard sur ce site commercial : une agence de voyage géopolitique : Quelqu'un connaît-il ? est-ce bien ? Me dire.

La géopolitique des voyages au prisme des mobilités

Comme m’y invite égéa, tentons de développer ce qui pourrait constituer les fondements d’une « géopolitique des voyages ». Il ne s’agit ici que de premières réflexions personnelles (1).

De nombreux ouvrages ont déjà paru sur la sociologie du tourisme (2) ou la géopolitique du tourisme (3), domaines d’expertise en soi, sur lequel le géographe des mobilités que je suis ne s’aventurera pas ici. La géopolitique du tourisme étudie principalement les effets de la massification touristiques sur les territoires d’accueil. La géopolitique de voyages veut se concentrer sur les rapports de pouvoir engendrés par les flux eux-mêmes aussi bien sur les territoires d’origine des flux que ceux qui les accueillent. Et même, contribuer à une géopolitique du mouvement, les flux n’étant pas uniquement points d’origine et d’arrivée et mais aussi, et sans doute surtout, des circulations (4) entre des lieux géographiquement situés.

En effet, la réflexion exposée ici part du constat suivant : le voyage est une des formes de la mobilité ou plus précisément, elle en est l’une des perceptions, connotée de nos jours positivement.

I Les voyages comme objet de géopolitique historique…

En effet, le voyage implique un mouvement, générateur d’un flux que J. M Offner dans le Dictionnaire de Géographie et de l’espace des sociétés, définit comme suit :

  • • Une Origine
  • • Une Destination
  • • Un Itinéraire

Le voyage dépend fondamentalement de ces trois caractéristiques, y compris lorsque l’itinéraire est erratique et/ou lorsque la destination finale n’est pas connue ou celle souhaitée : Colomb veut aller aux Indes mais débouche en Amérique.

Par l’exploration pour compte d’autrui, le voyage et son exploitation ultérieure (y compris narrative) devient un enjeu géopolitique. C. Grataloup montre bien dans L’Invention des continents que l’individualisation du « continent » européen veut favoriser l’appropriation par elle des autres espaces devenant territoires sous sa domination, processus au fondement de la colonisation (5).

On retrouve là la définition classique (Lacoste-Giblin) de la géopolitique entendue comme projection territoriale des rapports de pouvoir à toutes les échelles, par la possession de la capacité d’agir et de faire agir autrui pour la réalisation de ses propres buts, ici géographiquement déterminés.

On peut la classer en deux catégories :

  • • la géopolitique interne, qui concerne les rapports de pouvoir (6), celui-ci entendu comme ensemble des lieux ou institutions ayant une capacité de mener une action donnée
  • • géopolitique externe (qui se préoccupe de la projection de la puissance miliaire, économique, culturelle. Cette forme de géopolitique constitue la forme classique des relations interétatiques dans le cadre de la théorie des Relations Internationales). Le géographe de UCLA, John Agnew en donne la définition suivante d’inspiration wéberienne : «Dimension spatiale de la relation entre Etats dont l’enjeu est l’appropriation et le contrôle de l’espace devenu alors territoire et dont le mode d’action fondamentale est l’usage direct ou indirect de la violence organisée » (7) .

Le territoire apparaît tantôt comme l’objectif (rivalité pour des territoires : cas des guerres régulières et irrégulières ?), tantôt comme le support des rivalités, (rivalités sur des territoires) lesquelles peuvent se transformer en objet de la rivalité (géopolitique locale liée aux conflits d’aménagements : cf. P.Subra Géopolitique de l’Aménagement du territoire, Armand Colin).

Dans les deux cas, l’enjeu premier reste l’exercice de la souveraineté et de ses modalités de reconnaissance par autrui.

Contrairement au « trajet », dont la visée est utilitaire (« être jeté à travers » pour parvenir à un but nous apprend l’étymologie) et la fréquence souvent élevée, une trajectoire perçue comme routinière, le voyage est déjà appréhension de l’altérité.

La connotation positive du voyage est récente. Issu de la racine Via* > Voie, synonyme de chemin, le voyage est dérivé de viaticum « ce qui sert à faire la route ». Il faut donc être armé au sens propre comme au sens financier du mot pour voyager, les premières occurrences du mot au XIIè désignant le pèlerinage ou la croisade (8).

L’étymologie du mot anglais to travel apparaît encore plus éloquente, terme assimilé au travail, à la torture du tripalium donc à l’effort. Le vocable journey, issu du français « journée » prouve que, paradoxalement, le temps comptait (compte ?) plus que l’espace dans le mouvement du voyage. Cette étymologie nous renseigne en tout cas sur la lenteur induite par chaque voyage, dont l’unité de mesure est la journée.

Mais le voyage est une notion historiquement située. En effet, le progrès technique via les nouveaux modes de transports, littéralement « moyens » pour voyager, apporte au voyage sa connotation positive d’entrée dans la modernité et moyen d’évasion. L’élément structurant de cette modernité, génératrice de peur au XIXè siècle, c’est la vitesse (9).

J.Ollivro dans l’Homme à toutes les vitesses (10) montre que les mobilités passent d’un régime de « lenteur homogène à des régimes de rapidité différenciée » selon la destination que l’on souhaite atteindre et le prix que le voyageur est prêt à débourser, marque de l’individualisation des pratiques de mobilités. Ainsi, la distance kilométrique n’est plus forcément corrélée avec la distance-temps (11°, ni avec la distance-coût. M. Desportes montre dans Paysages en mouvement : Transports et perception de l'espace XVIIIe-XXe siècle (12) que la perception du paysage en a été modifiée : le regard « en tunnel » du voyageur ferroviaire remplace le regard panoptique du marcheur.

II …Aux voyages comme géopoétique

Ainsi les voyages sont liés aux regards et à la perception du voyageur de sa propre trajectoire. Dès lors, la géopolitique des voyages se transforme en géopoétique (13). Ce concept fondé par K. White veut désigner un nouveau fondement des productions culturelles contemporaines.

« Je crois que la culture a été portée par plusieurs choses, beaucoup de choses, à travers les siècles et les millénaires. Elle a été portée par exemple par le mythe, par la religion, par la métaphysique, et à la fin par l’Histoire. Tout ça ne marche plus aujourd’hui. À la limite aujourd’hui on pourrait dire que la culture n’est plus portée par rien. On a une production culturelle, et il n’y a jamais eu autant, mais en poussant les choses un petit peu on pourrait dire que c’est une production culturelle sans culture. Sauf exception. Alors je me suis dit : est-ce qu’il y a quelque chose sur lequel on peut être d’accord, dans le monde entier – parce que je crois qu’il faut quand même penser en terme de monde entier –, au-delà des religions, au-delà des idéologies identitaires qui commencent à sévir justement dans l’absence d’une fondation de culture , est-ce qu’il y a quelque chose sur lequel on puisse être d’accord. Je me suis dit : pourquoi pas la Terre même, sur laquelle on essaye de vivre. D’où le « géo » de géopoétique.  » (14)

Il renoue avec la conception heiddegérienne de l’Habiter et de l’Etre-au-Monde. Il permet de repenser la relation Homme-Terre comme une interaction continuelle : « processus de construction des individus et des sociétés par l’espace et de l’espace par l’individu, dans un rapport d’interaction voire un rapport ontologique qui les relie : nous habitons l'espace et c'est pour cela qu'il nous habite » (15). L’Habiter comme le voyage serait un « Faire » continuel renouant avec la poeisis grecque. Augustin Berque, géographe et orientaliste, propose le concept d’Ecoumène (16) pour appréhender les activités humaines en interaction avec la « Nature »

Ici, il est clair que voyages et récits sont intimement liés. La relecture du premier chapitre de Tristes Tropiques et son incipit fameuse : « Je hais les voyages et les explorateurs » introduit nombre d’enjeux de la géopoétique. La géopoétique des voyages entend ces derniers comme production simultanée de l’imaginaire subjectif et des données sociales) .

  • • C. Lévi Strauss pose d’emblée le Voyage comme équivalent d’Exploration (aller au dehors) et le dénigre alors que le voyageur se targue de cette équivalence en réclamant de l’authenticité au dépens du touriste qui ne représente que masse grégaire ne s’imprégnant pas des lieux. Cette authenticité est parfois (souvent ?) elle-même un produit de l’industrie touristique pour satisfaire ses clients (17).
  • • Apparaît la nécessité de l’exploration in situ - faire du terrain - outil et objet de légitimation pour les géographes, (au même titre que les cartes et atlas) (18)
  • • Les Livres et la littérature de voyages dont les Atlas sont une des modalités apparaît inséparable de l’acte de voyager. Lévi Strauss n’intitule-t-il pas paradoxalement sa première partie, contant son départ, « La fin des voyages », pouvant aussi bien signifier l’impossibilité contemporaine de voyages comme errance (par nécessité de « rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes seront miraculeusement transmutées en révélation pour la seule raison que leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de 20 000 kms » (19)- ) ou le lien indissoluble entre voyage et récit, celui-ci étant la finalité des voyages. Les activités d’un géographe comme O. Archambeau le prouvent même de nos jours. Ce géographe de Paris VIII, président de la société des Explorateurs français depuis 2006 vise à raconter par l’écrit et l’image « les routes mythiques » : Route 66, Transautralienne

La littérature de voyages contemporaine est encore vive et s’intéresse tant au proche qu’au lointain. Par exemple, Paul.Theroux, écrivain américain, a publié aussi bien un très drôle Voyage ferroviaire et excentrique autour du Royaume-Uni (20) que Patagonie Express ou la Chine à petite vapeur, posant un regard littéraire et ethnographique sur ces sociétés ; le train comme mode de transport étant à la fois le décor mais aussi la raison même du voyage.

Parfois, la littérature de voyage n’a même pas besoin de déplacement mais en est le substitut comme l’explique J.Schalansky dans son Atlas des îles abandonnées (21). Elle l’affirme elle-même dans sa préface « 50 îles où je n’ai jamais mis les pieds et où je n’irai jamais. ». La contrainte réside ici dans le recensement des îles les plus isolées possibles. L’imaginaire fait ici tout le voyage, contrecarrant l’immobilité forcée de la jeune est-allemande.

Cette littérature est à succès puisque la collections Bouquins ne recense pas moins de 29 titres dans la Série « Voyages en… » chez Bouquins.

Mais cette littérature n’est pas gratuite, uniquement stylistique. Elle veut rendre compte : selon l’auteur, en philosophe, en historien, en politique, en ethnologue par la littérature.

Jean De Léry, 1559 dans son Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil fait la chronique des querelles chrétiennes dans l’Hémisphère Sud ou comment le Voyage fait aussi voyager les Idées comme Alexis de Tocqueville en 1844 dans De la Démocratie en Amérique ou comment un voyage d’étude sur les prisons se mue en plaidoyer pour le «modèle américain».

Un des défis constatés et relevés par Lévi Strauss est donc de rendre compte sans banalités ou « platitudes ». La littérature est le moyen dont dispose le voyageur pour « transmuter » ces banalités. Le voyage se revit alors dans les « souvenirs » , la littérature de voyage étant une littérature de fragments où les images et représentations constituent le matériau même d’une recréation continuelle de l’exploration. Des géographes comme A. Frémont ou A. Bailly se sont emparés de ce terme, avec l’objectif de refondre une géographie sociale plus centrée sur l’individu que sur le collectif . Les « cartes mentales » (22), expression cartographique d’une représentation subjective d’un espace donné, apparaissent alors comme un outil et un objet d’investigation pour les sciences sociales (23) .

Par la force des représentations, la géopoétique rejoint alors la géopolitique, dont un des objectifs selon Y.Lacoste (24) est de produire des représentations, utiles pour l’action. On aperçoit alors, simultanément, une des différences fondamentales entre géopolitique et géopoétique, l’une est dans la praxis (25), l’autre sert à la théoria, désignant dans un même mouvement contemplation (en voyage, il faut observer) et étude (26).

III Pour une géopolitique des mobilités

En revenant aux mobilités et voyages de la modernité la plus contemporaine, ceux-ci peuvent être également analysés selon une grille de lecture géoculturelle (27), qui permet de passer de la géopoétique à une géopolitique des voyages ou, plus précisément à une géopolitique des pratiques de mobilités.

La multiplication des réseaux de transports rapides et leur importance grandissant tant dans nos vies quotidiennes que dans la sphère stratégique amène à envisager un « basculement » du voyage. Naguère analysé comme un cheminement continu, topographique laissant des « traces » (28), il est de plus en plus considéré comme un mouvement discontinu où se succède mouvements à grande vitesse et arrêts au sein d’un voyage topologique dont la continuité est assurée par la connexité du réseau.

La pensée réticulaire s’est progressivement imposée dans les sciences sociales, chez les politistes (J.M. Offner (29) et le GdR « Réseaux ») chez les sociologues (dont M. Castells et sa théorisation de « l’espace de flux » (30)-) ou encore chez les géographes-urbanistes comme G. Dupuy (31).

Cette pensée réticulaire est le cadre d’un débat sur les territorialités qu’il engendre. Le réseau, notamment technique (réseaux de transports en communs voire réseau aérien et maritime) peut-il être considéré comme un territoire, une portion d’espace délimitée et appropriée par ses habitants ou, mieux ici, ses usagers ?

Pour certains comme l’anthropologue M. Augé, les réseaux de transports rapides et leurs lieux emblématiques, les aéroports, ne sont que des « non-lieux » (32). Ils sont considérés alors comme les espaces symboles de la solitude postmoderne, caractérisé par l’uniformité fonctionnelle du lieu et par la volonté extrême de rationalité dans l’organisation des flux ; l’identité de l’individu dans le non-lieu est abstraite, réduite à sa seule dimension juridique.

M. Augé s’intéresse ainsi aux espaces urbains de réseaux dont le métro (1986, 2001 )(33). Dans L'impossible voyage. Le tourisme et ses images, Payot & Rivages, Paris, (1997) , il rejoint le point de vue de celui qui est à l’origine de ce billet, estimant l’ère des voyages terminé à cause de la touristification de masse. Il accorde miséricorde à la bicyclette dans son Eloge de la bicyclette (34), sans doute parce qu’il s’agit du mode de transport qui, avec la marche, est le plus « adhérent » (35) au terrain de la ville. Jean Didier Urbain, dans L’idiot du Voyage veut lui réhabiliter le touriste comme acteur temporaire du territoire traversé (36).

Pour d’autres comme les sociologues J.Urry et S.Kesselring, les mobilités sont sources de nouvelles formes de sociabilités. Dans l’ouvrage séminal Aeromobilities (37), ils montrent que le réseau aérien et ses lieux engendrent des pratiques sociales renouvelées et de nouvelles configurations spatiales par le fait même de la massification des flux. Ces pratiques sociales, par leur localisation même conduisent à une territorialité vécue du voyage dans les espaces de réseau, qui font face à des enjeux importants :

  • • Le premier : ne pas interrompre le flux. Les déconvenues récentes des passagers bloqués à Roissy en sont la preuve. Le réseau craint la défaillance (38). Tout un « disruption management doit être normalement mis en place pour éviter le chaos.
  • • Le second : organiser le flux par l’établissement de corridors vécus comme espaces de réseaux (Lassen, « Life in corridors » in Cwerner et alli, 2008). Désormais, les points d’entrée et de sorties des réseaux peuvent être analysés, d’après B.Latour et sa théorie de l’acteur-réseau (39) comme des lieux de coévolution des actants humains et non humains, reflétant la complexité du monde socio-technique. Les non-humains se présentent comme des auxiliaires indispensables pour faire fonctionner les systèmes techniques en favorisant un cheminement plus fluide des voyageurs par la billettique combinée ou la coordination intermodale.
  • • Mais l’espace de réseau est un espace pluriel aux compartiments voulus étanches par les détenteurs du pouvoir de régulation de régulation des flux. Ainsi, l’espace aéroportuaire est un espace de barrières, au nom de la sécurité nationale (security) et/ou de la sûreté aérienne (safety )(40) entre airside et landside et, au sein de ce dernier, entre espace public et restricted area, réservé aux seuls passagers (41). Ce phénomène semble se généraliser aux autres lieux de transports tels que les gares, avec les annonces de contrôles possibles (et de plus en plus fréquents) dès avant la montée dans le train : l’espace du quai étant de plus en plus réservé aux seuls passagers. Par là, on assisterait à une diffusion progressive des pratiques « d’étanchéité » des aéroports vers les gares.

L’espace de surveillance et de contrôle se dilate également pour les marchandises avec la création de « frontières virtuelles » qui voit les frontières communes américaines se doubler de frontières ultramarines, hors du continent américain, dans les ports étrangers, points d’origine des flux (42). La mise en place de ce système perfectionné de contrôle en amont des produits exportés est la condition de la poursuite des échanges avec les Etats-Unis. La nouveauté tient donc à l’externalisation d’une parcelle de souveraineté américaine vers les pays alliés, système permettant le report de responsabilité en cas d’accidents ou d’attentats. En effet, la complexité des relations entre acteurs du sytème mondial des mobilités rend floue toute imputation des responsabilités, problème majeur dans des relations de plus en plus judiciarisées.

Les voyages et les modes de transports qui en sont les vecteurs, s’inscrivent d’abord dans des lieux ponctuels, souvent insérés dans la ville (cf. B.Steck, J.Lombard, 2005 « Le transport est d’abord un lieu », Revue Autrepart n°32, 4/2005). En effet, les ports, aéroports, stations de métro, abribus constituent des « points-de-réseaux » (43) permettant entrées et sorties. Le réseau-support peut aussi prendre des formes linéaires (routes, rail ou couloirs aériens et maritimes), tous localisables par des coordonnées géographiques.

Au sein des espaces de réseaux, le voyage s’analyse donc au travers du paradigme du discontinu (Arrêt/Mouvement/Arrêt) rythmé par la multiplication d’ « événements », entendus comme moments successifs non reliés, sources possibles de bifurcations. D’ailleurs, du voyage ne se souvient-on pas uniquement des « souvenirs de voyages», déformés par nos représentations, autrement dit des fragments ? Cette importance de l’événement était déjà soulignée par Lévi-Strauss (44). A.Picon dans son article « Le temps des cyborgs dans la ville-territoire » (45) souligne que tout devient événement dans la ville postmoderne marquée par l’« effondrement de l’idéal infrastructurel moderne » (46), d’où la nécessité de (re)fonder une géo-politque de l’urbanisme.

Les derniers mots sont pour souligner la nécessité, non pas d’une géopolitique du voyage mais d’une géopolitique des mobilités/des circulations/des réseaux. H.Lefèvre, réclamant le « droit à la Ville» signifiait également par là le droit à l’accès aux réseaux, y compris les plus vitaux comme les réseaux d’eau potable. Cette thématique reste très présente dans la géographie sociale, y compris francophone (cf. Splintering Urbanism, déjà cité mais aussi A. Reynaud pour Société, Espace, Justice (47) ou plus récemment F.Landy, P.Gervais-Lambony, C.Hanckok et B.Bret dans Justice et Injustices spatiales )(48). La géopolitique serait alors une « science sociale totale » concernant alors le Vivre Ensemble et les rapports de pouvoir qu’il engendrerait au sein de l’espace mobile.

P. Ageron

Notes :

  1. Elles n’engagent donc que moi et non les membres de l’institution à laquelle j’appartiens.
  2. Cf. Travaux de R Lanquar ; synthèse récente des enjeux de la discipline in S. Cousin et B. Réau, 2009 Sociologie du tourisme, La Découverte, 128 p.
  3. Cf. Par l’équipe d’Y Lacoste, « Géopolitique du tourisme », Hérodote n 127 (2007/4) coordonné par B.Giblin ; et, par J. M. Hoerner, 2008, Géopolitique du tourisme, Armand Colin, 192 p.
  4. La géographie des circulation n’est pas une discipline nouvelle, puisque R. Capot-Rey avait proposé une Géographie des circulations dès 1954. Mais la généralisation et l’individualisation des pratiques de mobilités font que ce thème apparaît entièrement renouvelé, notamment à travers la notion floue mais géopolitiquement féconde de « gouvernance ».
  5. Géographie et colonisation ont marché longtemps main dans la main, les deux étant affaires de militaires cf. P. Singravélou (dir.), 2008, L'empire des géographes : Géographie, exploration et colonisation (XIXe-XXe siècle), Belin, 287 p. et Florence Deprest, 2009, Géographes en Algérie (1880-1950) : Savoirs universitaires en situation coloniale, Belin,
  6. Pour une approche globale du pouvoir analysée par un géographe, cf. C.Raffestin, 1980, Pour une géographie du pouvoir, Litec
  7. J. Agnew in , Lévy, Lussault, 2003, Dictionnaire de géographie et de l’espace des sociétés, p.408.
  8. A. Rey (dir.) 1998 Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert
  9. Pour le ferroviaire cf. Wolfgang Schivelbusch, 1990, Histoire des voyages en trains, La Désinvolture, 252 p.
  10. 2000, Presses Universitaires de Rennes
  11. L. Chapelon (dir) 2007, L’Accessibilité ferroviaires des villes françaises en 2020 et ses cartes en anamorphose représentant l’évolution des distances-temps en train à partir d’une ville donnée.
  12. 2005, Gallimard
  13. Voir le site officiel de l’institut international de géopoétique, situé à Trébeurden en Bretagne http://www.geopoetique.net/archipel_fr/index.html
  14. transcription partielle d’un entretien avec B.Pivot en 2006, disponible sur http://www.dedefensa.org/article-de_l_intelligence_geopoetique_ii_04_07_2010.html
  15. Définition de l’Habiter par P. Ageron, disponible sur http://geoconfluences.ens-lsh.fr/notions/index.htm
  16. Fondé sur la racine grecque oikos « maison », désigne l’ensemble des terres habitées et pour A. Berque, une philosophie de l’Etre en relation avec son environnement cf. A. Berque, 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin,272 p
  17. cf S. Brunel « Tourisme et mondialisation Vers une disneylandisation universelle ? »
  18. http://archives-fig-st-die.cndp.fr/actes/actes_2006/brunel/article.htm
  19. Voir les travaux de Yann Calbérac, notamment http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/35/92/29/PDF/bordeaux_calberac.pdf
  20. C. Lévi-Strauss. Tristes Tropiques, p.10. Le voyage est donc défini comme l’art de mystification d’autrui par l’instrumentalisaton des distances. Or, le géographe, obsédé par la question de la localisation des entités spatiales pose la notion de distance « au cœur de toutes les conceptions de l’espace » (J. Lévy, 2003, p.267) : la distance fonde la distinction spatiale, donc la diversité de ses situations et valide donc l’approche par le terrain. Pour le géographe des mobilités, l’analyse des phénomènes spatiaux passe par la compréhension de la gestion des distances par les sociétés (mouvement matériel : mobilités ou immatériel : télécommunications). C’est même l’annulation de la distance ou co-présence qui crée le lieu. Cf. M. Lussault ; 2007, L’Homme spatial, Le Seuil, pp. 50-54
  21. Cahiers Rouges, Grasset, 1993.
  22. Trad. Fr., 2010, Arthaud
  23. dont l’ouvrage séminal d’A. Frémont, 1976, La région, espace vécu, Flammarion,
  24. Cf. P.Gould, 1984, Les cartes mentales, Editions Universitaires, Fribourg
  25. 1993, Dictionnaire de géopolitique, Flammarion
  26. S. Rosière, 2008, Dictionnaire de l’espace politique, p.132
  27. A. Rey nous apprend que le bas latin theoria se traduit généralement par recherche étude spéculative littéralement « par le truchement...
  28. Cf. J. Varlet, P.Zembri, 2009, Mobilités contemporaines, analyse géoculturelle des transports, Ellipses
  29. cf. J.L Tissier sur http://www.cafe-geo.net/article.php3?id_article=992
  30. dont J.M. Offner, D. Pumain, 1996, Réseaux et territoires, Editions de l’Aube
  31. M. Castells, 2001, La Société en réseaux, Fayard
  32. 1991, L’Urbanisme des réseaux, Armand Colin
  33. M. Augé, 1992, Non Lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil
  34. dont 2001, Un ethnologue dans le métro, coll. Pluriel, Hachette 2010
  35. G. Amar, 1993. « Pour une écologie urbaine des transports in Annales de la recherche urbaine, n'59-60
  36. 2002, Editions Payot. La quatrième de couverture résume bien le propos : « L'idiot du voyage, c'est le touriste. Il est, on le sait, un mauvais voyageur. C'est du moins la réputation que lui prête aujourd'hui le sens commun, en vertu d'une longue tradition de mépris. Pourtant, le touriste n'est pas si idiot. Il faut lui reconnaître, outre ses utilités évidentes (économiques, politiques et culturelles), une réelle intelligence du voyage, un univers que fonde, avec ses confins et ses déserts, ses enfers et ses paradis, une « géographie personnelle ». Seulement voilà : hanté par le mythe du voyageur, le touriste n'échappe pas au mépris. Méprisant ses semblables, il se méprise lui-même. Pris au piège d'un tel paradoxe, les usages et les discours de cet explorateur s'en ressentent, faisant de lui un personnage complexe et complexé : le héros ambigu de ce livre. »
  37. Cwerner, Kesselring, Urry,(dir.) 2008, Aeromobilities, Routledge
  38. cf. S. Graham, 2009, Disrupted Cities, when infrastructures fail., Routledge
  39. Pour une introduction, cf B. Latour, 2007, Reassimbling the social, OUP
  40. Sur ce sujet, cf, R. Abeyratne, 2009, Aeropolitics, Nova Science Publishing
  41. Cette restricted area se dilate elle-même de plus en plus, une preuve du voyage étant désormais demandée dès le franchissement du seuil de l’aérogare. Le billet devient alors le sésame pour « cheminer » plus avant. Cf. G. Fuller et R. Harley, 2003, Aviopolis, a book about airports, Black Dog Publishing
  42. Cf. article de J. Marcadon sur l‘externalisation du dispositif de sécurité des ports américains. « Le transport maritime mondialisé et le concept de frontière virtuelle » in Flux n°71 2008/1
  43. A..Sander, 1995, LES POINTS - DE - RÉSEAUX COMME FORMES URBAINES. : Morphogenèse et enjeux de conception, disponible sur http://halshs.archives-ouvertes.fr/view_by_stamp.php?&halsid=g86qf13hcdtvlropthcd9m7vg0&label=SHS&langue=en&action_todo=view&id=tel-00345093&version=1
  44. op.cit.,p.9
  45. disponible sur http://www.enpc.fr/enseignements/Picon/Tempscyborg.html
  46. cf ch.1 in S. Graham et S. Marvin, 2001, Splintering Urbanism, Routledge
  47. 1981, PUF
  48. 2010, Belin

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