Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

L’argent des guérillas (Amérique latine)

Marie-Danielle Demelas est professeur à l'Université de la Sorbonne nouvelle-Paris 3, détachée auprès de l'IRD (Institut de recherches pour le développement) qu'elle représente en Bolivie. A la suite du beau texte sur le guerillero, je lui ai demandé si elle avait d'autres écritures à nous proposer.

Cela nous donne l'occasion de cette explication passionnante, qui me permet d'aborder les rivages de l'Amérique du sud : je m'aperçois en effet que je ne l'ai pas encore abordée directement, même si je l'ai déjà évoquée incidemment (le Brésil et l'eau) ou dans l'ancien égéa (UNASUR, Ingrid Bettancourt).

Surtout, ce texte d'un historien nous donne quelques enseignements :

  • le lien profond entre toute guérilla et un financement illicite
  • ce trafic illicite n'hésite donc pas à manier la drogue
  • la guérilla occasionne une économie de guerre, une irrégularisation de l'économie : or, cet enseignement n'est pas anodin, car je peux vous assurer qu'entre membres d'AGS, le débat fait rage ces jours-ci sur le concept de guerre économique. CE billet vient apporter un utile contre-point, et j'espère qu'on vous en reparlera. En attendant, ça vaut le coup de lire Mme Delemas : merci à elle.

O. Kempf

.



Même s’il ne s’intéresse pas à l’Amérique du Sud, le lecteur se souviendra d’avoir lu quelque part que les guérillas colombiennes étaient financées par le trafic de cocaïne, de même qu’il n’ignore pas que l’héroïne afghane, aussi bien que le cannabis et la contrebande de cigarettes en Europe, pourvoient à une grande part des besoins de nombreuses organisations subversives contemporaines.

Si ces informations ont éveillé sa curiosité, je lui propose de revenir à la naissance de la guerre de guérilla, dans les Andes, et d’observer comment des troupes privées de contact avec les forces régulières de leur parti avaient, voici deux siècles, organisé leurs recettes.

En juin 1811, le corps expéditionnaire venu de Buenos Aires dans le Haut Pérou, balayé par l’armée du vice-roi du Pérou au bord du lac Titicaca, abandonne à leur sort des troupes auxiliaires locales qui pratiquaient la “petite guerre” à son service. Parmi ces hommes, les plus démunis, ceux qui ne peuvent s’exiler et qui ne disposent pas d’un réseau protecteur, restent pour se battre dans leur terroir, un terroir souvent réduit à l’espace d’une vallée. Sans le savoir, il vont ainsi inventer la guerre de guérilla moderne.

À deux reprises, en 1813 et en 1815, les forces de Buenos Aires tenteront de reprendre pied sur les hautes terres — l’argent du Potosí constitue leur objectif. Chaque fois, elle touchent au but, et chaque fois sont renvoyées dans la province de Salta où les gauchos de Martín Guëmes gardent leur frontière.

Après 1815, les rescapés laissés sur place dans les hautes terres de Charcas (aujourd’hui Bolivie) ne devront plus compter que sur eux-mêmes ; aucun renfort ne leur viendra avant 1821. Leur chroniqueur, José Santos Vargas , admet que c’est grâce au vol d’un courrier, en mars 1819, que la guérilla découvre l’existence de Bolívar, et le fait que la guerre s’étendait alors à l’échelle du sous-continent. Sans apport extérieur, en armes ni en argent, comment ces hommes ont-ils tenu ? À partir de la source singulière que représente le journal de Vargas, on peut dresser le tableau suivant :

  • Sources de revenus
  • Communautés indiennes  : (En nature) Vivres, bois, bêtes de somme
  • En espèces (pesos)
  • Imposition des propriétaires et des curés 3 980
  • Fermages de biens confisqués 980
  • Vente de coca 5 400
  • TOTAL 10 360

À l’intention des curieux, précisons que le peso correspond à près de 24 gr d’argent, qu’une une mule coûte entre quinze et vingt pesos, et que dix mille représentent le prix d’une coquette hacienda. Comme on voit, ces laissés-pour-compte de la guerre d’indépendance n’étaient pas si démunis.

Située dans une zone rurale majoritairement peuplée par des communautés indiennes, la guérilla s’alimentait d’abord à cette source. Pour gagner les Indiens à sa cause, elle avait décrété l’abolition des services forcés et du tribut — une capitation que devait la population indigène. Les communautés organisaient donc un tour, chaque mois l’une d’entre elles fournissant les vivres de la troupe, le combustible, les bêtes de somme, les porteurs (et des renforts lors des escarmouches).

Venaient ensuite les revenus en espèces. Les personnages les plus cossus, propriétaires fonciers et curés, étaient soumis à un impôt qui pouvait s’élever jusqu’à 500 pesos pour les plus fortunés. Le sacrifice pouvait être volontaire, mais le plus souvent imposé.

Quant au plus grand domaine, celui du marquis de Santiago, dont le majorat empiétait sur le territoire de plusieurs communautés, il avait été confisqué. Le marquis, connu pour ses opinions royalistes, ne recouvrera jamais son bien, divisé en lots affermé par la guérilla à des patriotes, qui en conservèrent l’usufruit après la victoire.

Le total de l’impôt révolutionnaire et des fermages s’élevait à 4960 pesos, mais la source de revenu la plus importante restait la coca. Ce petit arbuste prolifique (trois récoltes par an), dont on extrait la cocaïne depuis un peu plus d’un siècle, n’était alors consommé que sous la forme de feuilles mastiquées. De même que la bière de maïs, la coca représentait un produit indispensable et populaire dont le prix s’élevait à mesure qu’on s’éloignait des lieux de production, les Yungas, de hautes vallées tropicales à une ou deux journées de marche de la ville de La Paz. La zone était située sur l’une des frontières qui séparait les secteurs contrôlés par l’armée royale et les zones libérées par les francs-tireurs. Les propriétaires ne se risquaient plus à exploiter des champs sur lesquels la guérilla avait fait main basse. Trois fois l’an, son commandant envoyait soixante fusiliers protéger autant d’Indiens chargés de la cueillette. Séchée et empaquetée, la feuille était transportée vers des centres de consommation où elle serait vendue au prix le plus élevé.

L’argent ainsi obtenu servait à acheter des armes. Celles-ci ne manquaient pas : les soldats des garnisons royalistes, qui manifestaient peu d’enthousiasme pour la guerre, n’hésitaient pas à vendre les leurs. En outre, les stocks étaient bien pourvus, notamment d’armes anglaises que les défenseurs de Buenos Aires avaient enlevées à l’occupant britannique, lors des combats de 1806 et de 1807, et qu’ils avaient à leur tour été contraints de céder aux royalistes espagnols dans leurs déroutes de 1811, 1813 et 1815.

Il n’était pas besoin d’acheter la poudre ni les balles, la richesses minérale des Andes fournissant abondamment la matière première et un savant connu, Thadeus Haenke ayant fourni en 1806, afin d’aider les patriotes de Buenos Aires, la meilleure recette d’un mélange qui s’était transmise jusqu’au fond des vallées.

L’inventaire de ces ressources ne serait pas complet si j’omettais de parler des revenus occasionnels — la contrebande, et les pillages. Dans l’Espagne occupée par l’armée française, la Régence avait mobilisé au service de la résistance des bandes de contrebandiers, en leur abandonnant le bénéfice de leurs trafics en échange des coups de main qu’elles effectueraient contre les Français . L’exemple avait été suivi outre-Atlantique, les dirigeants de Buenos Aires ne se montrant pas plus regardants quant à la nature de leurs alliés.

En outre, la frontière entre guérilla et banditisme se révèle incertaine, par la nature même de ces troupes. Quoiqu’ils se battent pour la cause patriotique, ces hommes sont considérés comme des montoneros, un ramassis d’hommes de basse extraction, Indiens et métis, sans éducation ni principes, à l’affût d’une prise, corsaires ou pirates de l’intérieur des terres . Quelques épisodes montrent que certaines bandes n’hésitaient pas à s’en prendre à ceux de leur parti si le butin en valait la peine. L’occasion était d’autant plus belle que les zones de contact entre les deux forces en présence s’étaient transformées en zones de non-droit.

Le tableau sera complet si on y ajoute les ressources tirées des razzias. Le terrain s’y prêtait : une troupe nichait dans une vallée dont les sommets dominaient le riche bassin de Cochabamba. Quand la garnison de la ville était appelée en renfort dans une autre province, les pillards patriotes piquaient sur les gros bourgs et s’en revenaient promptement au logis, chargés de butin.

Le pillage après la victoire semble avoir été considéré par ces hommes comme faisant parti des droits imprescriptibles du combattant. C’est ainsi qu’on assiste à des conflits entre des officiers qui pensaient avec leur troupe que le butin leur était dû, et d’autres, plus acculturés, qui entendaient mener une guerre honorable. L’un des arguments défendus par les premiers peut se comprendre : à la différence d’autres insurgés, situés dans de riches provinces comme celles du Mexique , les maquisards andins ne percevaient pas de solde.

En Amérique du Sud, l’intrication d’idéaux patriotiques ou politiques et de trafics illicites se révèle donc inhérente à la guerre irrégulière dès ses commencements, et il est bien possible que cette constatation puisse être élargie à d’autres aires.

Une ultime remarque : pour des facilités d’exposition, j’ai séparé combattants et civils, mais les guérilleros étaient issus d’un terroir, paysans, artisans, petits propriétaires, Indiens de communautés, rarement célibataires, souvent chargés de familles, membres d’une société où le groupe n’autorise guère d’individualisme. Bien malin qui pourra distinguer les actions destinées à l’alimentation de la guerre et celle qui servaient à l’entretien de tous. En quelques mois de lutte, les normes qui contenaient exactions et violences s’évanouirent, et une économie de guerre se mit en place. La rapine et le transfert de propriétés à grande échelle, les spéculations de toutes sortes, ont caractérisé ces zones en guerre pendant quinze ans.

L’exemple connu de la reconversion difficile des combattants des guérillas d’Amérique centrale (le Salvador, par ex.) à la fin du siècle passé a fait connaître l’un des aspects de l’après-guerre civile. Il resterait à y intégrer d’autres pans de la société, accoutumés pendant des années à une économie de survie qui offrait parfois de juteux bénéfices.

M.-D. Demelas

Commentaires

1. Le mercredi 26 janvier 2011, 21:48 par Christophe Richard

Bonjour,
Et bien je trouve ce texte particulièrement éclairant.
Cet exemple contemporain des guerres napoléoniennes voit une troupe menant initialement une petite guerre couplée à une force réglée, une fois livrée à elle-même, se replier sur sa base territoriale. Elle en tire une force tellurique, à la fois tactique, matérielle et morale qui lui permet de dominer son territoire.
Cette domination se traduit par un "ordre politique décentralisé et violent", su fait de groupes plus ou moins liés entre eux qualifiés de "pirates des terres". On pense à "l'Acheron" de Carl Schmitt, ici déchaîné et devant lequel la Prusse à finalement reculé au printemps 1813, préferrant la Landwher à la Landsturm.
La guerre irrégulière est ici surtout déréglée. La décomposition politique mêlant le politique au criminel.
Comme a pu le dire de Gaulle, on ne fait pas la guerre avec de bons pères de famille seulement.
De l'importance d'une armée pour assurer la paix à l'exterieur comme à l'intérieur. Le monopole de la violence légitime étant d'abord celui des armes les plus puissantes.
Bien cordialement.

2. Le mercredi 26 janvier 2011, 21:48 par

En ce temps, et en ces lieux, la différence entre armée régulière et troupes improvisées était moins marquée qu'elle ne l'est aujourd'hui. L'Espagne était bien en peine de fournir les troupes, l'équipement et l'approvisionnement qui lui auraient permis de gagner cette guerre.
Les forces royalistes étaient aussi dépenaillées, pillardes et indisciplinées que leurs adversaires; leurs officiers métropolitains n'avaient retenu des combats qu'ils avaient menés contre l'armée française en Espagne que le recours à une répression sans discernement qui eut pour effet d'alimenter les troupes de guérilla.
Aussi, de petits groupes connaissant bien leur terrain, rarement plus de 20 à 50 h armés (ils pouvaient être secondés par plusieurs centaines d'Indiens, armés de bâtons et de frondes), souvent piètres soldats, ont été capables de bloquer pendant quinze ans des forces qui auraient été plus utiles face aux troupes de San Martin, puis de Sucre et de Bolívar. Sans l'avoir théorisé le moins du monde, elles ont bien illustré les conceptions du colonel Lawrence : une poignée de tribus indociles incapables de gagner une bataille, mais servant à immobiliser des forces loin du terrain où se joue la guerre.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/908

Fil des commentaires de ce billet