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Guerre économique : un cas d'espèce

Le lecteur habitué d'égéa aura senti que j'étais réticent au concept de guerre économique : en effet, je crains un trompe-l'œil intellectuel, une perspective qui décrit mal la réalité.

Et pourtant, l'économiste que je suis, et le géopolitologue itou, examine (comme vous) notre environnement. Et ce qui est en train de se passer, en RCI, me paraît extrêmement instructif. Derrière le cas d'espèce, on aperçoit des considérations stratégiques passionnantes, et nouvelles.

1/ En effet, dans un article du Monde d'hier, lisible ici (p. 3), Philippe Bernard explique que les entreprises françaises sont extrêmement gênées par le choix qu'on leur demande de faire.

2/ Il a déjà été signalé, dans ces colonnes, la double stratégie "du temps contre le temps" adoptée par les deux protagonistes, A. Ouatarra et L. Gbagbo.

3/ Cet angle stratégique voit surtout deux logiques :

  • l'une classique, politico-militaire (Gbagbo) ;
  • l'autre nouvelle, politique aussi mais surtout économique (Ouatarra). En fait, dans cet affrontement, A. Ouatarra a choisi une guerre "économique" au sens premier, pariant sur la maîtrise des circuits financiers pour étrangler son adversaire.

Face à une force brutale, on assiste en fait à une stratégie de contournement, à une guerre irrégulière : mais au lieu de se placer dans le registre de la violence, comme les autres guerres irrégulières, elle se place sur le terrain économique. Je ne crois pas que cette innovation stratégique a été assez remarquée.

4/ Venons en à "nos" entreprises. Notons que les sociétés américaines, visiblement, collaborent avec la stratégie Ouatarienne : Cargill, un des principaux acheteurs de cacao, vient ainsi de cesser ses activités en RCI (voir ici). Nos Bolloré et Bouygues tergiversent. C'est qu'ils ont beaucoup à perdre, car personne ne peut aujourd'hui leur dire qui va gagner. Comme quoi, des entreprises très éloignées des considérations stratégiques se trouvent subitement dans des embarras incroyables : si seulement elles prenaient conseil auprès des géopolitologues....! on a toujours besoin d'un vrai stratégiste auprès de soi (ce qu'il ne faut pas faire pour trouver des débouchés à tous nos jeunes étudiants en stratégie...8-)))

5/ Blague à part, on constate dans ce cas présent une limite de la géoéconomie de papa. En effet, celle-ci considérait que dans le monde mondialisé et fukuyamien (fin de l'histoire et triomphe du système libéral ), les rivalités subsistaient mais par le biais de la concurrence entre entreprises mondialisées (cf. Robert Reich, par exemple, que j'ai déjà cité l'autre jour). Le propos a heureusement gagné en profondeur, d'une part en incorporant l'accès aux ressources, puis, récemment, à l'issue de la crise et avec le déclin du modèle américain, en posant la question du retour d'une certaine régulation, et donc d'une coopération entre des puissances publiques et des entreprises nationales.

6/ Au point qu'on retrouve, derrière le slogan de patriotisme économique, des équations simples (simplistes ?) : ce qui est bon pour GM est bon pour l'Amérique, ce qui est bon pour Total est bon pour la France. Cela explique la transformation de tous les dirigeants des pays occidentaux en super VRP. Tous pour un, donc.

7. Mais cette équation est-elle une bijection, ou une simple injection? autrement dit, si cette "guerre économique" justifie le "tous pour un", justifie-t-elle également le "un pour tous" ? et plus précisément, Bouygues et Bolloré qui ont, en leur temps, bénéficié du soutien français, doivent-elles désormais suivre la ligne politique française (soutien à Ouatarra) au risque d'y perdre de l'argent et un marché ?

8/ Je confesse n'avoir aucune réponse claire à cette question de principe. A tout le moins me semble-t-il intéressant de poser le problème en ces termes, car ils renouvellent, me semble-t-il, l'appréhension de cette question de la guerre économique.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Midship

pour rebondir sur le point 7°, sur le plan technique, officiellement et officieusement, un Etat comme la France a-t-il les moyens d'influencer la stratégie des groupes concernés ? Comment s'y prend-on ?

2. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par

On commet couramment deux approximations qui rendent floue la question de la « guerre économique » : une approximation sur le mot « guerre » alors que ce n’est pas une guerre même s’il y a des dégâts collatéraux, et une approximation sur le mot « économie » car il s’agit plus précisément de finance.

Je ne suis pas sûr que le choix d’un exemple africain contribue à rendre la question moins floue tant est complexe l’entrelacs des intérêts publics et privés franco-africains. Au nombre des intérêts privés il faut mentionner les intérêts de nos partis politiques parisiens qui ont depuis longtemps l’habitude de soutenir tel ou tel « mouvement de libération » ou autres bandes armées sans trop s’interroger sur l’intérêt, y compris l’intérêt moral, de la France ni sur l’intérêt des populations africaines.
égéa : mais je crois que justement, l'interaction des intérêts publics et prviés est au coeur de la question : et que justement, c'est elle qui rend cette notion de "guerre économique" si ambiguë..... Surtout, dans le cas d'espèce (comme disent les juristes), il y a bien deux manoeuvres dans l'afrontement : et ça, c'est nouveau . Car s'il y a eu déjà des utilisations d'arme économique (exemple classique des embargos et blocus) elle venait toujours à l'appui d'une action pricnipale qui était militaire. C'est la première fois qu'un "politique" utilise d'emblée l'arme économqiue pour contraindre son adversaire, refusant (tout d'abord car il n'a pas les moyens) d'utiliser l'arme militaire.

3. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Antoine Hubault

Et bien on s'y prend par exemple en gagnant un marché de 3 milliards à Ballard. Sic ?

4. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par LG

Bonjour,

je ne suis pas tout à fait d'accord avec cette analyse confrontant "deux logiques". L'arme économique est entre les mains des 2 acteurs tout comme l'utilisation de la force.
Ouattara soutien les options militaires "pour extirper le mal" (propos de l'ambassadeur ivoirien en France, CR bientôt sur mon blog ou sur celui d'AGS), hier Soro a appelé a organiser la révolution, actuellement Gbagbo souhaite réquisitionner les filiales ivoiriennes de BNP Paribas et de la Société générale, il joue également de ses relations avec l'Angola pour obtenir le soutien de l'Afrique du Sud qui pour protéger ses intérêts économiques avec l'Angola tend à soutenir la position de ce dernier...
égéa : tes objections ne font que préciser mon approche : il y a donc bien deux branches de l'affrontement, Gbagbo venant désormais sur le terrain économique, qu'il n'avait pas envisagé au départ. Ensuite (cf précédent commentaire) ADO ne pratique l'option économique que parce qu'il a peu de moyens dans l'autre branche. Mais cet affrontement a désormais deux "espaces" distincts, et c'est ce qui le rend intéressant.

5. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Christophe Richard

Cette continuation de la guerre par d'autres moyens est rendue possible par un facteur qui me semble essentiel. Les acteurs en présence ne disposent pas du monopole des armes les plus puissantes. ADO n'a d'ailleurs pas de forces militaires directement sous son contrôle... Gbagbo quand a lui a des forces qui ne sont pas en mesure d'affronter les forces internationales, et mettre en mouvement l'Achéron d'une confrontation asymétrique par la rue reste sans doutes plus risqué pour lui car il porterait la responsabilité des exactions des forces de l'ordre qui restent sous ses ordres.
Bien cordialement

6. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Jean-Pierre Gambotti

Puisque je suis totalement incompétent pour traiter de guerre économique, je fais enfiler le costume très confortable de François-Baptiste- Ephraïm Camember et adopter sa logique simplette !
A mon sens nous sommes en RCI dans la problématique "de deux hommes pour un fauteuil", une lutte tragique mais classique, machiavélique, pour le pouvoir, lutte dont une seule des lignes d’opérations est de nature économique. Les stratégies des parties en conflit s’appuyant aussi sur les autres LO, je ne pense pas que l’on puisse affirmer que ce conflit ivoiro-ivoirien ressortisse à la guerre économique stricto sensu.
D’ailleurs cette dénomination de "guerre économique" est quelque peu pléonastique. L’économie dans son acception générale d’activités de création, de diffusion et de consommation de richesses dans un monde marchand et concurrentiel, est par nature dans la problématique du "struggle for life" et du polemos . Si la rivalité est consubstantielle à l’économie, elle l’est aussi au commerce, lequel était déjà qualifié par Clausewitz d’activité humaine la plus proche la guerre. D’évidence l’économie et le commerce exigent, si l’on en traite, de concevoir des stratégies, c'est-à-dire de produire de la pensée au service de l’action. Ainsi, pour ma part, je pense que nous devons réfléchir toutes ces pseudo-guerres qui ne sont que des relations étatiques, infra-étatiques ou paraétatiques, en caméléon, c'est-à-dire d’être capable de produire de la stratégie d’efficience générale en nous appuyant sur les principes clausewitziens du duel et de la confrontation des centres de gravité. Pour parvenir in fine à une forme de praxéologie appliquée - science de l’action concrète - comme viatique universel dans ce monde de conflits et de compétition.
Pour faire court, simple et peut-être un peu provocateur, je dirai que la véritable avancée n’est pas d’individualiser certains faisceaux de forces antinomiques qui parcourent la planète et de les nommer "guerres", mais d’élaborer une méthode unifiée de gestion des crises.
Simplet, mais j’assume !
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

égéa : Cher JPG, vous énoncez la critique classique du stratège envers la guerre économique en particulier, et l'abus de la guerre en général. Moui. Je l'ai pratiquée avant vous.

Mais ne faut-il pas se poser la question d'un nouveau milieu où des acteurs "politiques" utilisent la LO "économique" pour résoudre leur rivalité de pouvoir ? on est bien loin de la guerre économique de papa, qui n'était qu'un succédané de la concurrence (pure et parfaite, ben voyons) dans un monde globalisé ?

7. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Christophe Richard

Voici un échange fructueux!
Jean-Pierre Gambotti et Olivier Kempf viennent de lever l'ambiguïté fondamentale de l'idée de guerre économique.
L'an dernier, le professeur Coutau-Bégarie, lors d'une de ses conférences de stratégie, faisait remarquer que le critère de l'économie était le profit, alors que celui de la stratégie dans son sens premier était la force.
D'où une confusion dès lors que l'économie s'empare des concepts de la stratégie... Les moyens et les voies imposent leur tyrannie sur les fins...
Or en RCI, c'est plutôt l'inverse, la stratégie s'empare de l'économie et en fait son moyen. Nous sommes bien en présence d'une rivalité politique incapable de recourir à la force pour trancher, et qui utilise donc une approche indirecte. On peut donc parler de continuation de la guerre par d'autres moyens.
Mais on pourrait aussi proposer un autre cadre d'analyse, centré sur les centres de gravité, celui du global (ADO), contre le local (Gbagbo), celui qui gagnera sera celui qui saura détruire la source de puissance de l'autre, à savoir (ce n'est qu'une proposition...) les intérêts politiques et financiers capables de contrôler les organisations et institutions qui structurent localement le pouvoir et permettent de mobiliser ses partisans pour Gbagbo, et le soutien de la "communauté internationale" pour ADO.
Est-ce le combat du requin contre la mouette, ou celui de la truite contre l'aigle?
Bien cordialement
Bien cordialement.

8. Le jeudi 17 février 2011, 21:05 par Jean-Pierre Gambotti

Une ligne d’opérations ne fait pas une stratégie, mon cher OK ! Pas plus qu’elle ne démontre la réalité d’un nouveau type de guerre.
Ce dont il est question dans cette « guerre économique » c’est d’une activité humaine qui résulte de nos motivations naturellement égoïstes à survivre et à vivre, à posséder et à s’enrichir- rappelons que la vie est aussi, selon les biologistes, une quête farouche et permanente d’énergie. Cette activité pourrait s’inscrire, à cause de sa mécanique de compétition et de surenchère, dans la théorie mimétique de Raoul Girard qui « consiste à désirer ce que l’autre désire ». Mais la rivalité économique ne conduit que rarement aux extrêmes, son objectif in fine est la satisfaction et la jouissance du tout, par tous, un néo-avenir radieux du gagnant-gagnant, tandis que le délire-miroir girardien de toujours désirer ce que l’autre désire, conduit surement et absolument aux extrêmes clausewitziens, au cataclysme, à la guerre et à la destruction de masse. Sachons conserver leur sens aux mots, surtout lorsque ces mots portent la violence et la létalité.
A mon avis, mais je me répète, ont peut convoquer toutes les brillantes figures de l’Anthologie mondiale de la stratégie de Gérard Chaliand pour tenter de poser l’économie comme une guerre, on n’aboutira qu’à construire des stratégies en peau de lapin. L’économie dans son acception la plus large est indispensable à la survie et au bien-être de l’humanité, l’enfermer dans sa dimension polémologique à cause de sa nature compétitive est absurde. Clausewitz doit être utile à l’économie, comme il est utile à tous ceux qui ont compris la nécessité de savoir penser l’action. La praxis, pas seulement la guerre.
Pour la RCI je suis d’accord avec Christophe Richard, pour comprendre et suivre cette lutte pour le pouvoir, il faut chercher les centres de gravité. Pardon pour cette obsession ab ovo, mais pour moi tout conflit se conçoit, se mène et se gagne en maîtrisant les centres de gravité.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

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