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Chef et confiance

Le lecteur d'égéa aura remarque que je m'interroge, depuis quelque temps, sur la question du commandement versus management : car il est après tout trop simple de dire "c'est différent", de justifier ça par "le feu" et d'estimer que ça suffit. En fait, ça ne suffit pas. Il faut donc méditer, fureter, confronter.

Et c'est pourquoi je suis en train de terminer le livre ci-contre, "Lost in management" de François Dupuy. Je ne vais pas en faire ici une fiche de lecture (avez-vous remarqué, je ne publie plus trop de fiches de lecture ces dernières semaines : non que je ne lis pas, mais je n'ai pas le temps de coucher les notes que ces bouquins inspirent...), mais évoquer le point qui m'a "transporté" (normal, c'était ce matin, dans le bus qui m'emmenait au boulot...).

1/ Le livre est intéressant, parce qu'écrit par un sociologue. Oui, vous avez bien lu, je vous parle d'un bouquin de sociologue. Mais vous n'avez pas fait attention, j'ai dit "écrit". En clair, l'auteur utilise un langage que vous et moi sommes capables de comprendre : il écrit en français, sans se sentir obligé à jargonner comme le font trop souvent ces messieurs des sciences humaines pour prouver qu'ils sont scientifiques, même si inhumains.

2/ En plus, il parle du "management" dans les entreprises et organisations : c'est le plus intéressant car vous y retrouverez, vous aussi, des expériences que vous avez déjà fort connues : les petits arrangements qui font que collectivement on se débine, pourquoi un argument "raisonnable" ne suffit pas à susciter l'adhésion, pourquoi la plupart des conseils de consultants ne sont pas si utiles, ou que leur utilité ne réside pas forcément dans le produit vendu, et quelques autres exemples. Or, quiconque a un peu fréquenté le système militaire les reconnaitra : ce qui signifie que la fameuse "exception militaire" n'est pas aussi exceptionnelle qu'on le croit; Ou plutôt, elle l'est mais pas forcément à cause de la structure de commandement, la hiérarchie, le contrôle tatillon, comme on le croit trop souvent. Mais il s'agit là d'un point que je garde pour l'instant sous presse...

3/ Voici donc l'extrait qui suscite ce billet : "Il est vrai qu'un dirigeant est d'autant plus fort qu'il fait confiance, et il fait d'autant plus confiance qu'il est fort. Or la confiance est précisément ce que j'ai opposé à la bureaucratie procédurière. Il faut donc être sûr de soi, des hommes que l'on a choisis, mais surtout des règles du jeu que l'on fait émerger dans son organisation, et être persuadé que cette double certitude assurera un fonctionnement moins rassurant peut-être, mais plus performant que ce qui est écrit dans les manuels de management" (p. 229).

4/ Autrement dit, la réussite tient d'abord à la confiance. N'est-ce pas vrai également du commandement ? tout ne tient-il pas d'abord dans la relation de confiance entre le chef et ses hommes et, plus encore, à la solidarité "confiante" qui se noue entre les hommes et qui explique, souvent, les actes d'héroïsme qui se révèlent dans les circonstances extrêmes de la guerre ? et la confiance ne s'apprend-elle pas dans l'entraînement, le vrai, celui qui crée la cohésion?

5/ En fait, la cohésion n'est qu'un résultat. Ce que doit chercher le chef, c'est la confiance. Cela signifie qu'il doit prendre des risques et notamment celui de dépendre de son subordonné.

Ce n'est pas si évident, et pourtant, c'est la voie de la réussite. L'efficacité n'est pas rassurante !

C'est dingue ce que nous apprennent les sociologues !

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 12 mai 2011, 21:46 par Midship

J'ai dans ma courte vie connu la grande entreprise et l'Institution. Aujourd'hui, je fais du contrôle de gestion. Précisément, du reporting. Anglicisme qui signifie la maitrise technique du processus par lequel les chefs veulent tout savoir de la vie de leur multiples boutiques, de façon rapide, fiable, mesurable, et interopérable.

Problème, plus on sait, plus les multiples échelons se vivent comme des exécutants décérébrés. Le manageur n'a plus ni stratégie ni caractère, il s'exécute (notez le double sens). Le seul caractère qu'il lui reste n'est que parodie, et donc faiblesse au lieu de force.

Cette situation, je l'ai connue aussi dans l'armée. L'Institution n'est malheureusement pas épargnée, trop pressée qu'elle est à copier la nouvelle religion de l'assurance et de la garantie. Le problème, c'est que l'officier, dont le rôle est justement de gérer les rapports de commandement, avec sa personnalité, son caractère, son entièreté, est de plus en plus occupé à répondre aux demandes de reporting de ses chefs. Notons que je ne conteste pas la nécessité de rendre compte de l'exécution d'une action, mais qu'il s'agit d'une question de dosage et de fréquence, et aussi de cadre. Un reporting n'existe que si les choses sont mesurables et compatibles. Pour pouvoir reporter, donc, on crée des règles. Tout devient normé, normalisé, et l'humain s'efface.

Je vois deux problèmes, pour essayer humblement de faire avancer le schmilblick.
1 - Comment désinventer la roue : c'est à dire une fois qu'on a réussi à harmoniser les pratiques, obtenir la production d'une information fiable, précise et régulière, comment accepter de ne plus l'exiger ?
2 - Comment être bon quand son chef ne l'est pas ? Tous les discours sur le management et/ou le commandement font état de comportements que le chef doit avoir. Comment faire lorsqu'ils ne sont pas compatibles avec les exigences de son propre chef ? Les discours font souvent abstraction du fait que les commandeurs sont commandés, d'abord et avant tout.

Le culte de la transparence, de l'interopérabilité, de la normalisation et de la standardisation a tué le management, comme la mondialisation provoque la crise de nos modèles politiques et culturels. Mais l'économie et la loi sont têtues. Peut-on décemment réinventer des frontières, des zones d'ombre, de la place pour l'aspérité et l'irrégularité ?
égéa : j'adore la comparaison entre le management des organisations et la mondialisation : c'est extrêmement pertinent
De même, poser la question du chef qui est lui même subordonné est excellente...
Je n'ai pas de réponse simple à vos remarques. Je fais attention à ne pas jeter l'eau avec le bébé (ou l'inverse). Il y a forcément du bon dans le reporting, puisque c'est le mot américano managérial pour "compte-rendu". Et même à l'armée, on apprend des comptes-rendus "formatés", comme on  disait quand j'étais petit.
L'intéressant est donc de trouver le mélange (la bonne carburation) entre initiative et méthode.... et là, tout est cas d'espèce : ce qui est rassurant : les règles générales ne sont que générales. Il faut se méfier de (ce) qui est "général".......

2. Le jeudi 12 mai 2011, 21:46 par Jean-Pierre Gambotti

Sur ce sujet du commandement nous n’aurons jamais que les frayeurs de Pascal saisi par "le silence des espaces infinis", tant notre réflexion sera toujours insatisfaite ! Et si j’évoque Pascal, c’est qu’à côté du besoin d’éthique que l’exercice du commandement requiert, il y a aussi ce sentiment, moins noble mais surement plus humain, que Pascal nommait la libido dominandi.


Dans un commentaire précédent à propos de votre billet "Commandement et management", j’avais évoqué la nécessité d’une forme suprême d’altruisme à la guerre, puisqu’il s’agit dans ces circonstances apocalyptiques de se sacrifier pour ses camarades, l’homme proche, et pour les citoyens, l’homme éloigné, ainsi avais-je proposé le commandement comme l’art de faire abandonner à l’autre une part de son égoïsme naturel. Mon idée n’a pas fait florès, pourtant les historiens de la Grande guerre, quand ils posent comme motivation de l’acceptation des assauts meurtriers la force du groupe et la camaraderie, nous incitent à considérer la prééminence de l’alter sur l’ego et à raisonner la place de la morale et de l’éthique dans les relations de commandement à la guerre. Et à mon sens le commandement est éthique ou n’est que management.


Mais nous ne sommes pas que de purs esprits. Et pour revenir à la sociologie des organisations, nous savons que chaque acteur conduit dans le système sa propre stratégie. Le chef n’est pas épargné par la vanité et il ne faut pas être d’une très grande perspicacité pour constater qu’il est souvent titillé par cette faiblesse augustinienne que Pascal nomme la libido dominandi, cette satisfaction délicieuse que donne l’usage du pouvoir. Bien gouvernée cette motivation peut favoriser la bonne gestion, débridée elle conduit à la démesure, à l’hubris. Regardons autour de nous ….


Finalement si la bonne gouvernance des organisations militaires requiert la confiance réciproque entre les acteurs, d’évidence ce n’est pas suffisant. Il faut y ajouter, me semble-t-il, le rôle prépondérant de l’éthique doucement contrarié par quelques vanités individuelles.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

3. Le jeudi 12 mai 2011, 21:46 par

« Depuis Adam se laissant enlever une côte jusqu'à Napoléon attendant Grouchy, toutes les grandes affaires qui ont raté étaient basées sur la confiance. » (Michel Audiard)

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De même qu’il y a management et commandement, il y a confiance et confiance.

Lorsqu’un manadgeur civil évoque la confiance, il faut l’entendre comme une délégation de responsabilité qui se transformera en délégation de culpabilité si l’affaire tourne mal : les « je vous fais confiance », les « faites pour le mieux », les « je compte sur vous » sont destinés à devenir le cas échéant « je reconnais qu’il était incapable de mener à bien cette affaire et que j’ai eu tort de lui faire confiance ». L’invocation de la confiance en situation de management civil doit aussitôt éveiller la méfiance de celui à qui l’on prétend « faire confiance » : c’est l’annonce qu’un chapeau pourrait chercher une tête et trouver de préférence « une belle tête de vainqueur » comme dit Monsieur Brochant.

Désolé d’auto-centrer encore une fois mon raisonnement, nécessairement subjectif parce que c’est la seule façon de témoigner valablement : il y a confiance et confiance, c’est l’un des enseignements que j’ai assez rapidement tirés au début de mon expérience civile. Je le dis pour les militaires qui me lisent et qui s’apprêtent à passer dans le civil : le mot « confiance » prendra un tout autre sens que dans l’armée. Circonstance aggravante : beaucoup de managers civils (et notamment les élus) savent et utilisent le fait que les mots n’ont pas le même sens pour celui qui était récemment encore militaire professionnel. Et notamment le mot confiance, sujet du jour.

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Pour les militaires opérationnels, faire confiance ne sous-entend pas esquiver ses propres responsabilités.

Bien sûr, on connaît la boutade selon laquelle « un ordre bien donné n’engage que la responsabilité de celui qui le reçoit », mais ça ne marche pas en opérations. J’ai écrit quelque chose sur la confiance en 2007 dans le bouquin de souvenirs qui est en lien dans ma signature lorsque j’évoque le briefing à mes chefs de section la veille du combat (§21) : « … leur faire connaître autant que possible non seulement le schéma d’ensemble de l’action à laquelle ils vont participer, mais aussi leur transmettre ma confiance, sans en rajouter. (…) Sincèrement, je ne suis pas angoissé (pourvu que ça dure). Je crois que c’est contagieux, d’autant qu’eux aussi sont passés par des sélections et des formations sérieuses. Ma confiance vient aussi de la confiance que j’ai en eux ». J’évoque le "reporting" dans un autre passage (§24) : « mon radio, le sergent Félix, me suit avec un autre poste, calé sur la fréquence du colonel. Là non plus, pas de paroles inutiles : j’ai informé le colonel au moment où nous avons quitté la base d’assaut, je le rappellerai quand nous serons à portée de tir de la palmeraie. Jusque là, il sait que si on ne l’appelle pas, cela signifie que tout se déroule à peu près comme prévu, que l’on n’a besoin de rien et que les décisions ne sont pas de son niveau ». Ce sont des souvenirs que j’ai racontés sans chercher à démontrer une théorie mais qui, finalement, illustrent assez bien le sujet du jour.
Notons au passage que les "films de guerre" abusent assez souvent du "reporting", probablement parce que c'est un procédé qui permet d'expliquer au spectateur à quel point la situation est dramatique et avec quel talent le héros la maîtrise.

La confiance est un sujet qui appartient effectivement à la sociologie. Ceci nous ramène à un précédent billet sur la discipline (voici encore un mot qui n’a pas le même sens dans le civil) : celle-ci n’a rien à voir avec l’exécution passive d’ordres détaillés mais elle réside dans la capacité d’initiative du subordonné pour accomplir sa part dans la mission collective.

C’est bien le feu qui fait la différence entre management et commandement parce qu’on peut tricher partout, sauf au combat. Quelques uns, parfois, ont essayé mais ils y ont laissé leur réputation et leur carrière dans une armée où l’on se connaît tous plus ou moins directement. Le management s’accommode très bien de discrets « petits arrangements » qui sont incompatibles avec le commandement.

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