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Origines des surprises stratégiques

L'habtiué d'égéa aura remarqué que je discute pas mal, ces derniers temps, de "surprises stratégiques" : soit pour les constater, soit pour en imaginer de possibles. Mais il me semble temps de revenir sur la notion, finalement peu explicite. Je sais que Corentin Brustlein en a déjà parlé, et il est même venu sur égéa en débattre. Il me semble nécessaire d'y revenir.

source

La notion de « surprise stratégique » apparaît de façon récurrente dans le débat français : elle vient du Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale. Son succès prouve qu’elle exprime une intuition partagée par beaucoup, même si elle souffre d’un manque de solidité conceptuelle.

Le premier chapitre du LBDSN s’intitule « l’incertitude stratégique », qui décrit la mondialisation comme le facteur primordial qui restructure l’ordre international. Plus loin, le LB décrit des possibilités de contournement, avant de prononcer le mot de surprise stratégique : « Dès lors, nous devons nous attendre à des surprises stratégiques, matérialisées par l’ampleur des violences ou des tentatives de blocage du fonctionnement normal de nos sociétés, là où nos moyens militaires ou de sécurité ne les attendent pas habituellement ». Et le texte de citer quelques exemples : interruption de flux (de biens, personnes, marchandises, informations), attaque terroriste majeure, rupture du tabou nucléaire, … et c’est tout : finalement, des situations pas si surprenantes. D’autant qu’on n'a aucune définition de la surprise stratégique sinon qu’elle sert à fonder le primat d’une « incertitude stratégique comme fondement de la pensée et de la politique de défense et de sécurité de la France » et donc la nécessité de l’anticipation.

Le stratégiste ne peut qu’être d’accord, et en même temps un peu déçu. En effet, la notion d’incertitude stratégique est à relativiser : toute situation stratégique comporte une part d’incertitude, ne serait-ce que parce qu’elle met en confrontation des acteurs aux intérêts différents, aux moyens variés et donc aux initiatives nombreuses. Au fond, la stratégie consiste toujours à produire du calcul stratégique face à des situations incertaines, pour que le décideur choisisse des actions qui améliorent sa situation. Pourtant, il y a une grande part de vérité dans la notion de « surprise stratégique », vérité qu’il convient de dévoiler.

La notion de surprise est en fait assez ancienne : dès la guerre froide, rétrospectivement pensée comme une situation « stable », chacun craignait la surprise, avec par exemple une attaque nucléaire « surprise » qui aurait pu rompre l’équilibre stratégique existant. La notion a changé avec par exemple, dans les années 1990, la crainte d’une attaque informatique majeure. Toujours, dans ces scénarios catastrophiques, on envisage cette notion de bataille décisive qui reste, il faut le rappeler, une notion très discutable et pas assez discutée.

Toutefois, l’acuité de la surprise stratégique a atteint son apogée le 11 septembre 2001. Les spécialistes discutaient déjà, alors, des guerres asymétriques par rapport aux guerres symétriques. Pourtant, nul n’avait vu l’émergence brutale d’un acteur hostile qui, soudainement, réussit à devenir l’ennemi public n°1 et donc à polariser vers lui l’hostilité occidentale. Cette guerre contre le terrorisme a obéré le débat stratégique depuis dix ans, et nous commençons juste à nous en libérer. Toutefois, elle constitua une surprise stratégique dans tous les sens du terme et c’est à elle que le LB se réfère, donnant d’ailleurs comme premier exemple d’une surprise à venir le terrorisme, alors justement que le terrorisme ne nous surprend plus, même si son usage peut avoir encore des effets tactiques, voire stratégiques.

Mais justement, un mode d’action fondé sur l’effet psychologique, surtout s’il est obtenu par surprise, ne fonctionne plus : et tout d’abord parce qu’on n’est plus ni surpris, ni psychologiquement atteint (même si on peut être choqué, car il ne s’agit pas de dénier le traumatisme des victimes).

(à suivre)

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 17 juillet 2011, 19:39 par yves cadiou

Débattre de la surprise stratégique, c’est encore une fois l’occasion de se démarquer de la pensée américaine. Nous avons intérêt à nous démarquer, parce que notre situation stratégique n’est pas la même que celle des Américains (je le dis sans l’aversion qu’on me prête, il s’agit seulement de constater une différence et de plaider pour qu’on entretienne l’indépendance de notre pensée). Nous devons nous démarquer pour éviter de produire des analyses inadaptées à la spécificité de notre situation.

Pour les Français la surprise stratégique est toujours une mauvaise surprise. Cette idée résulte d’une longue histoire où souvent la surprise a commencé par nous faire perdre une bataille avant que, revenus de notre surprise, nous finissions par gagner la guerre : Crécy 1346 ; plan Schlieffen 1914.

Au contraire pour les Américains comme pour les Anglais la surprise stratégique a toujours été une donnée positive créée et exploitée par eux. Pour nous la surprise stratégique a toujours signifié une menace de mort.

Cette idée de disparition de notre Pays ou du pays attaqué doit rester essentielle lorsque nous étudions la notion de « surprise stratégique » : ainsi le 11 septembre était une surprise, certes, mais elle n’a pas la qualification de « surprise stratégique » parce que le pays attaqué n’était pas menacé de disparition. Le coup de Prague en 1948 (cité par Corentin Brustlein) est une surprise stratégique pour la Tchécoslovaquie parce que celle-ci perd alors son indépendance pour longtemps et ne peut pas se délivrer par ses propres moyens. De même la capitulation de Pétain en 1940 est une surprise stratégique. Le début de la guerre de Corée en 1950 voit presque la disparition de la Corée du Sud et c’est donc une surprise stratégique pour celle-ci. L’attaque de l’Irak en 1990 est une surprise stratégique pour le Koweït. Le Spoutnik en 1957 est une surprise mais non stratégique parce qu’elle ne met pas fin à la dissuasion qui reste assurée par les B52.

Vous cherchez une définition : à mon avis, celle-ci devra inclure à la fois la notion d’inattendu et la notion de risque mortel pour le pays attaqué.

2. Le dimanche 17 juillet 2011, 19:39 par Jean-Pierre Gambotti

Pour répondre à votre réflexion sur les « Origines des surprises stratégiques » je me suis rappelé la conférence de presse de Donald Rumsfeld et sa théorie des « inconnus » en stratégie que j’avais trouvée à la fois intelligente, pertinente et drôle, mais peut-être étais-je le dernier des Mohicans…
Quoi qu’il en soit en recherchant Rumsfeld, j’ai trouvé Slavoj Zizek et je vous invite à lire la quatrième de couverture de son livre « Irak » sous-titré « Le Chaudron cassé (1)» Climats, collection Sisyphe, mai 2005.

"En mars 2003, Donald Rumsfeld se lança, entre autres, dans une réflexion philosophique hasardeuse sur les relations existant entre le connu et l'inconnu : «Il existe des connus connus. Ce sont des choses dont nous savons que nous les connaissons. Il existe des inconnus connus. C'est-à-dire des choses dont nous savons que nous ne les connaissons pas. Mais il y a aussi des inconnus inconnus. Des choses dont nous ignorons que nous ne les connaissons pas».

Mais qu'en est-il des «connus inconnus», ces choses que nous ignorons connaître ? Donald peine avec l'inconscient freudien, «le savoir qui ne se sait pas lui-même» comme disait Lacan. Slavoj Zizek lui répond que les principaux dangers sont souvent, bien au contraire, ces «connus inconnus». Ces croyances et suppositions désavouées auxquelles nous n'avons pas même conscience d'adhérer - que l'élite politique américaine ne contrôle pas puisqu'elle n'a pas conscience de leur existence - sont le sujet fondamental du présent ouvrage."

Ainsi, pour le stratège qui faillit dans le connu connu … c’est la ciguë.
Pour l’incapacité à maitriser l’inconnu connu , ce pourrait être le vote de l’ostrakon et le bannissement.
L’appréhension de l’inconnu inconnu est en revanche le domaine du vrai stratège, celui qui refuse les boulets de la pensée contrainte, qui sait que le tragique est certain, ce tragique qui doit être anticipé en étudiant la chronique de nos surprises stratégiques et de nos flagrants délits d’impréparation. Pour ce stratège, il faudrait plaider la promotion.
Le connu inconnu que Slavoj Zizek reproche à Rumsfeld d’avoir éludé, complète cette dialectique du connu et de l’inconnu. Et je la trouve particulièrement fondée, car c’est à la fois une antinomie et une antonymie qui collent bien à la psyché du stratège français. Ce conflit, par exemple, entre un cartésianisme revendiqué, trompeté même, et l’intuition et la fulgurance, rejetées par la bonne stratégie mais si prégnantes dans notre conception des opérations et notre culture militaire, conflit qui pourrait nous conduire aux errances les plus dramatiques! De même cette qualité de spécialiste de la guerre révolutionnaire que nous ait affectée indûment et que nous avons intériorisée jusqu’en nous convaincre de sa réalité, est une croyance toxique, une déviance connue que nous méconnaissons. La liste est longue de « ces croyances et suppositions désavouées auxquelles nous n’avons pas conscience d’adhérer », le stratège qui déjoue ces pièges mériterait bien d’être élu Stratège !
Je ne suis pas certain de ne pas avoir trahi Slavov Zizek et je ne suis pas certain d'apporter beaucoup de clarté à la notion de surprise stratégique mais je me promets de lire Irak dans sa globalité...
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

(1) Référence à l’image de la mécanique du rêve de Freud

égéa : bien sûr, je reviendrai sur cette question des knowns and unknowns, que vous nous avez déjà signalée. QUant à Zizek, il paraît être le philosophe contemporain à découvrir, car vous n'êtes pas le premier à le signaler....

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