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Surprise dans le champ stratégique (suite : 4/5))

Voici l'avant-dernier billet sur la surprise stratégique (précédent ici).... Où l'on parle de surprise et renseignement, et de surprise et inconnu.

Surprise et renseignement.

Une des réponses classiques à la surprise consiste à vouloir la prévenir par de meilleures capacités d’anticipation, donc de renseignement : ce n’est pas inutile, mais c’est aussi tomber dans l’illusion qu’on a été surpris parce qu’on n’a pas eu préalablement l’information pertinente. Or, trop souvent, la question du renseignement est pensée sous l’angle de la déficience des sources (humaines, technologiques, …), jamais sous l’angle des destinataires du renseignement.

On considère la plupart du temps le renseignement sous son aspect tactique, et très opératoire : qu’il soit directement tourné vers les opérations (Direction du Renseignement Militaire, deuxièmes bureaux d’état-major) ou vers des affaires d’espionnage ou de contre-espionnage. Se pose pourtant la question du renseignement de niveau stratégique, qui serait défaillant. Mais nous avons remarqué qu’on n’a pas vu en son temps les « signaux faibles », ni les données structurantes (démographiques, économiques et sociologiques) des révolutions arabes. Ainsi, l’échec du « renseignement » stratégique ne tient probablement pas à un accès déficient à des informations : celui qui voulait voir aurait vu, même en sources ouvertes. Non, la déficience tient au filtre qui a empêché de voir. Et ce filtre, en l’espèce, est idéologique avec l’obsession de la menace islamiste dans le cas arabe (ou du poids du lobby industriel nucléaire dans le cas de Fukushima).

Il ne s’agit pas de nier cette menace en bloc : juste de montrer que le renseignement (une information confirmée, analysée et mise en perspective) d’une part n’arrive pas forcément à appréhender la complexité d’une situation, d’autre part à parvenir à l’intelligence du décideur, si celui ne veut pas voir. On pense souvent au biais humain de la source du renseignement : on évoque rarement le biais humain du récepteur final. Ainsi donc, l’anticipation doit aussi heurter les convictions des dirigeants : car très souvent, ils sont surpris parce qu’ils étaient enfermés dans un système de croyances qui les a empêché de penser l’altérité. Ceci devrait donc relativiser la recommandation habituelle de l’anticipation : non que celle-ci soit inutile, mais elle s’inscrit dans un cadre mental fixe, et ne voit pas que la surprise cherche justement à échapper à ce cadre mental.

Surprise et inconnu.

Il faut ici revenir à Donald Rumsfeld, l’inénarrable secrétaire américain à la défense, qui produisit un jour, en conférence de presse, devant des journalistes forcément « surpris », sa théorie des « Knowns and unknowns ». « Il y a des « inconnus connus », c'est-à-dire, qu'il y a des choses que nous savons que nous ne savons pas. Mais il y a aussi des « inconnus inconnus », des choses que nous ne savons pas que nous savons pas ».

Que sont les inconnus connus ? Ceux qui appartiennent au prévisible, et dont nous avons déjà parlé : révoltes arabes, islamisme, tsunami, crise financière étaient prévisibles. Au fond, ils ne constituent pas des surprises.

Dans le cas de l’inconnu inconnu, nous montons d’un degré dans l’incertitude, c’est une incertitude au carré. La seule certitude est en fait celle de l'incertitude. Dans ces cas-là, on ne peut accuser le déficit d’intelligence, ni celui de prévision. On évolue alors dans « cette partie de l’environnement stratégique que l’on ne peut circonscrire précisément mais dont l’existence est indispensable pour que les événements que nous observons puissent se produire ».

Ici, je crois que l’image de « la goutte d’eau qui fait déborder le vase » est une illustration qui rend mal compte de la réalité. En effet, dans la réalité, une goutte d’eau en excès ne provoque que le débordement du surplus, mais le système reste équilibré : seul l’excédent de liquide passe par-dessus bord, le vase continue de remplir son office après le débordement et contient toujours la quantité définie d’eau. Dans le cadre des « inconnus inconnus », à bien y penser, la goutte d’eau ne fait pas seulement déborder le vase : elle rompt le barrage et l’ensemble se répand dans la vallée, constituant une catastrophe irrémédiable, et conduisant vers un nouvel état stable . En ce sens, un micro événement provoque une rupture systémique, qui est donc stratégique. L’observation des signaux faibles est donc illusoire.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mercredi 17 août 2011, 18:14 par

« Contre l’évidence, on prétend s’obstiner follement, dans les sphères dirigeantes, à nier du renseignement », le trop catégorique impératif. Et à quoi nous serviraient d’innombrables légions, même supérieurement outillées, si ces troupes ne disposaient pas, à l’heure du danger, d’yeux pour la diriger, d’oreilles pour surprendre les projets de l’adversaire ? Or cette fonction primordiale de clairvoyance et de clairaudience doit être assurée par nos services de renseignements, dont la réorganisation s’impose comme une nécessité vitale contre laquelle rien ne prévaut »

Or le renseignement stratégique comme le renseignement tactique impose aux analystes de ne pas négliger les « signaux faibles » comme vous le dites, les données structurantes. L’échec du renseignement comme vous semblez le dénoncer est plus un échec de son usage que de l’outil lui-même.

Robert Boucard dont je cite une phrase, a écrit un livre remarquable et désormais introuvable en 1939 sur la guerre des renseignements. Commandant, ancien chef du 2° bureau lors du premier conflit mondial, il avait tout compris, tout deviné de la montée du nazisme. Mais lorsque culturellement l’autisme est de rigueur en matière de renseignement, comme l’a été notre pays durant de nombreuses années, l’issue ne peut être que fatale, et même lorsque le renseignement donne l’heure et l’axe de progression d’une offensive, il y aura toujours des généraux incapables de se remettre en cause.

Il en est de même aujourd’hui, la clairvoyance indique qu’un certain nombre de signaux sont passé au rouge. Crise financière qui montre à quel point nos sociétés sont fragiles, déliquescence de certains Etats dont les structures sont remplacées par celles des cartels terroristes, retour vers les extrémismes, mauvaise analyse des émeutes urbaines, communautarisme qui place la communauté (ethnique, religieuse, culturelle, sociale, politique, mystique) comme une valeur plus importante, que les valeurs de liberté, d'égalité, de laïcité.

Les capteurs comme les décideurs ne peuvent ignorer cela, mais ils sont complices afin de préserver un semblant de paix sociale de plus en plus menacée. Il y a le prévisible, par exemple la famine en Ethiopie dont la cause est autant économique que démographique, la sécheresse n’étant finalement qu’un élément mineur en tout cas gérable si la volonté de la gérer existait. Autre exemple, notre retrait d’Afghanistan sonne le glas d’une certaine forme de droit d’ingérence. Nous reparlerons de la Libye, dans quelques mois.. Ce prévisible connu, est volontairement je ne dirais pas unknowns, mais occulté. L’observation des signaux faibles corrompt simplement l’ordre des choses, jusqu’à l’instant où cet ordre ne fonctionne plus. Je reste cependant optimiste à moyen terme, disons deux générations, sur le court terme, il convient d’avoir une clairaudience celle de la fin d’un monde qui devra se reconstruire en tenant compte des hommes, peut-être devront nous passer par une révolution majeure, je crains qu’elle ne soit violente.

2. Le mercredi 17 août 2011, 18:14 par oodbae

@Pietrinni roland
Bonjour,

SUN TZu: "un souverain sans agents de renseignement est comme un homme sans yeux ni oreilles".
Ceci dit, à qui profite le crime? On critique le libéralisme-capitalisme-financier, la mainmise grossissante de la Chine sur l'économie mondialisée, l'incurie de nos dirigeants pour n'avoir pas su protéger notre industrie, mais qui aujourd'hui peut croire qu'on accepterait de payer à nouveau un grille-pain de qualité moindre à 120€ made in Europa au lieu de 30€ made in China? Qui veut nous faire croire qu'un dirigeant, ayant expliqué en 1990 aux francais qu'il était nécessaire pour la viabilité de l'économie nationale qu'on refuse d'importer des produits au cinquième du coût de leur production sur notre sol, eût pu être élu et donc mener ce type de politique économique?
On critique le communautarisme, mais en 2008 on a discuté du sexe des anges pendant 6 mois avant d'abandonner finalement le projet d'établir des statistiques ethniques, premier outil permettant de "cartographier" objectivement sinon rationellement des communautés subjectives.
On critique l'intégrisme religieux mais il a fallu attendre 2006 pour enfin former un Conseil National de l'Islam et encore, les besoins en mosquées sont encore criants, aucun dirigeant n'étant prêt à affronter la stupeur du peuple si des milliers de mosquées devaient s'ériger [enfin], parce que le peuple veut bien vanter la tolérance, accabler le catholicisme, mais refuse d'assumer la montée en puissance de cette religion dans un pays qui lutte depuis deux siècles pour anéantir le catholicisme.
On critique l'amateurisme de nos dirigeants politiques, mais qui oblige les journalistes à donner plus de poids à l'oeuvre monumentale et légendaire d'un Bernard Henri Levy qu'à Attali, lequel a bien des défauts mais personne n'est parfait. Et qui nous oblige à acheter leurs journaux?
Qui oblige les journalistes et l'opinion à juger son président parce qu'il a fêté sa victoire de 2007 au Fouquet's (évènement rare, puisque ne se produisant qu'une fois tous les 5-7 ans et ne bénéficiant qu'à un unique individu) ?

Pardonnez mon ton et je prêche peut-être un convaincu mais permettez moi, s'il vous plaît de vous poser une question simple. La France est engagée en Afghanistan depuis 2001, en Cote d'Ivoire, Liban, Kosovo depuis plus longtemps encore. Combien d'officiers de l'armée, toutes armes confondues, ont ils (ou elles) pu s'exprimer à la télévision [afin de présenter la situation au peuple et d'exciter en lui une ambition militaire nationale, ou même simplement pour parler chiffons ] ? 2? 3? bon , allez 6 . Vous allez me dire que le militaire est interdit d'expression politique. Mais la démocratie signifie éthymologiquement que le peuple possède le pouvoir, si je ne me trompe, soit qu'il est souverain.
Le peuple, francais, est un souverain qui s'interdit de consulter ses bons agents de renseignement (les militaires). Comme le disait sunTzu il y a 2500 ans:"un souverain sans agents de renseignement est comme un homme sans yeux ni oreilles" (chapître sur le renseignement de 'l'art de la guerre').

Et d'ailleurs,je ne peux qu'être d'accord avec M.Cadiou qui répète régulièrement dans ces commentaires qu'Internet permet aux militaires de toucher progressivement l'opinion publique et que leur reconversion dans le civil bénéficie à la conscience du peuple de son armée.

Cordialement
oodbae

égéa : au passage,  je  suis opposé aux statistiques ethniques.

3. Le mercredi 17 août 2011, 18:14 par

Hello.
Il y a aussi des choses que nous ne savons pas que nous savons, ce qui est typiquement le cas des signaux faibles dont vous faites peu de cas. En réalité, il me semble vain de ne pas blâmer l'ensemble des acteurs du cycle du renseignement, de ceux qui recueillent et orientent les capteurs à ceux qui expriment les besoins politiques et stratégiques en passant par ceux qui analysent à différents niveaux et savent se faire entendre du pouvoir, en faisant son éducation et en lui ouvrant les yeux. Il y a là matière à d'infinis débats sur l'organisation du cycle, à son intégration dans la prise de décision et à sa capacité à s'affranchir des réflexes et des pesanteurs administratives, sans parler des tabous et de la formation des hommes/femmes qui peuplent les services et autres organes de synthèse.
De ce point de vue, les révoltes arabes ne relèvent pas d'un échec des capteurs ou des analystes mais bien d'un aveuglement nourri par l'habitude (pourquoi des tyrans en place depuis 30 ou 40 ans devraient-ils tomber d'un coup ?) comme par le dogmatisme (en France, notre fameuse politique arabe et ses compromissions de longue date n'ont pas aidé à voir la réalité). De nombreux observateurs et analystes avaient, depuis des années, prédit des bouleversements majeurs à partir de données finalement assez évidentes à synthétiser (âge des dirigeants, usure des systèmes en place, crises économiques structurelles, etc.) et qui étaient confortées par le patient recueil de signaux faibles (hausse de la délinquance dans certains quartiers, retour à des pratiques religieuses "dures" dans des pays qui avaient pourtant souffert du jihadisme, croissance du narcotrafic, multiplication de petits incidents dans les administrations de province, etc.)
Une des solutions retenues par certains, comme F. Heisbourg, consiste à faire des scénarii censés nous mettre en mesure de parer aux urgences possibles. Il s'agit d'un leurre, qui étouffe l'imagination et conduit à des impasses. Il me semble que l'exploitation correcte des signaux faibles comme des données fondamentales et des événements les plus visibles ne peut être réellement efficace que par des échanges entre les décideurs/demandeurs, les analystes/chercheurs et le monde universitaire, habitué à penser selon une autre logique temporelle.

égéa : je n'ai pas blâmé le monde du renseignement : disons simplement que contrairement à ce qu'on dit d'habitude, ce n'est pas forcément lui qui sera la réponse à la surprise stratégique. Ceci constaté, cela n'empêche pas, au contraire, d'organiser une analyse méthodique des signaux faibles. Encore faut-il savoir ce qu'on cherche pour écouter ces dits signaux faibles.... Bref, sortir préalablement de son aveuglement pour se dire "et si..." et organiser une veille à cet effet : cela engage beaucoup de moyens, car il y a beaucoup de "et si.." ce qui invalide, finalement, la démarche.

4. Le mercredi 17 août 2011, 18:14 par

On cherche tout.

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