Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Syrie : jusqu'où ?

Le lecteur d'égéa aura peut-être été surpris de ne pas lire plus tôt de commentaire sur la Syrie. Et à bien y regarder, je m'aperçois que c'est même le premier billet sur ce pays. Du moins sur le nouvel égéa, car sur l'ancêtre, j'avais pas mal publié ! (ici, ici, ici, ici, ici, ici, ici, et ici). C'était en 2008, et il y avait alors pas mal de retournements. Mais depuis, on est de plus en plus déçu.

source

L'actualité nous force en effet à revenir à ce pays, qui traverse des heures bien sombres. Jusqu'à présent, il contrôlait son intérieur pour influencer son environnement (Liban, Israël, et dans une moindre mesure Turquie, Irak, Jordanie, ...). Désormais, le régime a du mal à contrôler le pays (malgré la disproportion des moyens en œuvre) et est affecté par un environnement moins équilibré qu'auparavant.

1/ La Syrie bénéficiait en effet d'une position d'équilibre. Elle était arabe, et "laïque". Laïque parce qu'au-delà de l'idéologie fumeuse du Baath, la direction du pays par une minorité religieuse (alaouite, une sorte de chiisme) recueillait l'approbation des autres minorités (chrétiennes, kurdes, ... : la Syrie est beaucoup plus composite qu'on se l'imagine). D'une certaine façon, c'était le dispositif inversé de l'Irak de S. Hussein, où une minorité de sunnites dirigeait une majorité de chiites. Ceci expliquait d'ailleurs l'opposition entre les deux pays. Saddam disparu, la question se posait de la perpétuation du régime syrien.

2/ Le dispositif extérieur de la Syrie était en effet fondé sur trois éléments :

  • un interventionnisme constant au Liban, considéré comme une annexe du pays, indûment indépendant (alors pourtant que le Liban est organisé sur un régime confessionnel, à l'opposé du système syrien, plus stable de ce fait).
  • une liaison constante avec le régime iranien, à cause de la liaison chiite, et malgré la rivalité théorique entre arabes et perses. Ceci entraîne le soutien, plus ou moins constant, au Hezbollah libanais, à la fois chiite et libanais, mais qui ne devait pas prendre "trop" d'indépendance et d'influence au Liban.
  • une paix armée avec Israël, instrumentée par les deux parties, officiellement hostiles. La situation au Golan permet à chacun de se déclarer hostile à l'autre, ce qui permet à Israël de perpétuer son discours sécuritaire, et à la Syrie de donner des gages officiels au pan-arabisme en soutien aux Palestiniens. D'ailleurs, la Syrie a longtemps appuyé le Hamas de Gazah (tout en contrôlant soigneusement tout développement islamiste sur ses propres terres).

3/ Le régime a un peu flotté à la suite de la succession de Hafez Assad. D’ailleurs, Bachir continue de donner l'impression d'être une balle de ping-pong qui flotte sur le jet d'eau.... Il reste que malgré l'attentat contre Rafiq Hariri au Liban, et malgré les colères franco-américaines, les choses n'allaient pas trop mal, la Syrie profitant même des ouvertures turques et du néo-ottomanisme en cours à Ankara. Et cela malgré les divergences au sujet du Sandjak d'Alexandrette, attribué autrefois à la Turquie, alors qu'il abrite de nombreux alaouites.... Le bombardement d'un site nucléaire par Israël en septembre 2007 ne gêne pas trop le régime. La gestion de l'affaire irakienne s'était faite sans trop de difficultés, et les pressions internationales, habituelles, ne gênaient pas un régime qui y état habitué depuis des lustres.

4/ Mais tout ceci était un contexte classique : oriental et compliqué, je vous l'accorde, et donc difficilement compréhensible pour l'occidental moyen. Mais classique. Et pour arriver au chaos actuel, il fallait un autre événement. Ce furent les révoltes arabes, lancées en Tunisie, puis en Égypte, à Bahreïn et au Yémen. Du coup, de manifestations réprimées en incidents violents, de journées de la colère en tirs de la police, de tués par balles en deuils nationaux, le cycle manifestation répression s'est enclenché.

  • Le régime, dirigé dans les faits par les services secrets, n'hésite pas, car il sait qu'il ne survivrait pas à une démocratisation: paradoxalement, les postures de relative retenue en Tunisie et en Égypte se sont conclues par la chute des dictateurs. En Syrie, il n'y a pas eu d'effet de surprise pour le pouvoir. Il est armé, il ira jusqu'au bout, et il bénéficie encore d'un certain soutien d'une partie de la population, celle qui veut justement éviter que cela dégénère en conflit confessionnel : les minorités, et la bourgeoisie qui profite des affaires.
  • Cela étant, comme le mouvement dure, cela permet aussi à l'opposition de s'organiser : alors qu'elle était totalement improvisée au début (ce qui rend risible la dénonciation d'un complot organisé), elle se structure peu à peu et se renforce, même si elle n'a pas encore pris les armes.
  • Car voici une des différences entre la Syrie et la Libye : en Libye, il n'y avait pas de structures étatiques (tout passait par le mégalopathe) et il n'y avait pas d'armée. En Syrie, il y a une structure (Bachir Assad est une marionnette) et il y a une armée organisée qui obéit encore aux ordres, pour l’instant sans état d'âmes.

5/ Mais alors, pourquoi si peu de critiques de la part de la communauté internationale ? Parce que d'abord, on ne voit pas trop quoi faire (personne n'envisage une intervention militaire, surtout tant qu'il n'y aura pas d'opposition organisée et légitime); ensuite, parce que beaucoup trouvent un intérêt au statu-quo :

  • Israël parce qu'elle a déjà suffisamment de problèmes avec l’Égypte et Gaza pour ne pas activer un front nord, moins contrôlable.
  • l'Iran parce qu'il n'a aucune envie de perdre un allié dans la région.
  • les pays arabes, très inquiets de la propagation de ces révoltes populaires, et pas si émus que ça à l"idée d'une répression violente (confer l'intervention saoudienne à Bahreïn).
  • le Liban, qui n'a pas l'habitude d'interférer avec les affaires intérieures syriennes !
  • l'Irak, qui a déjà suffisamment de problèmes et a ses Kurdes.
  • la Turquie qui a longtemps mis en avant son nouveau cours "à l'est" et craint l'extension du problème kurde.
  • les Américains qui sont déjà trop intervenus au Proche-Orient.
  • Les Européens qui n'interviennent pas au Proche-Orient.
  • Les "émergents" (Chine, Russie) pour soutenir le principe de non ingérence.

Bref, pour tous, Le régime syrien est néfaste mais ce qui le remplacerait est inconnu et romprait, à coup sûr, l'équilibre encore en place.

6/ So what ? Et bien comme souvent, deux options paraissent possibles :

  • la première est celle de la maîtrise des manifestations par le régime, qui s'accommoderait d'une révolte latente mais incapable d'aller plus outre.
  • la seconde verrait d'une part l'opposition s'organiser politiquement, puis militairement, pour engager un scénario à la libyenne, encouragé par des défections dans l’appareil sécuritaire et l'abandon du soutien populaire qui persiste encore.

Je suis bien incapable, aujourd'hui, de formuler un pronostic en faveur de l'une ou l'autre solution.

7/ Le centre de gravité paraît Damas : si certaines banlieues sont prêtes à s'enflammer, la maîtrise de la capitale, mais aussi d'Alep, qui paraît peu touchée par la révolte, constitue la pierre de touche de l'affrontement en cours. Encore une fois, un lieu géographique symbolise la réunion d'un pouvoir politique, militaire et (très relativement) populaire, selon la trinité clausewitzienne que vous connaissez bien. Seule la disjonction de cette réunion fera basculer le régime.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 25 août 2011, 18:01 par

Marrant, la direction d'Alexandrette est donnée sur la carte alors que j'aurais plus eu tendance à donner la direction d'Antioche qui est vraiment à la frontière. En terme d'importance Antioche me paraissait devant.

Il faut aussi voir que la Russie a retrouvé des facilités dans le port de Tartous, qu'elle avait du temps de l'URSS et qui donc lui font avoir un intérêt dans la sauvegarde du régime.

L'aspect minoritaire du régime fait ici sa solidité, pour un temps au moins. Des chrétiens (des Assyriens ce me semble) sont au plus haut niveau militaire, les Alaouites sont des deux côtés de la frontière (et pas hyper considérés en plus en Turquie) et je suis pas sûr que Ankara souhaite voir un afflux d'émigrés. Les autres minorités sont dans le même cas. C'est pour eux soit la continuation auprès ou au pouvoir, soit un scénario à l'irakienne.

égéa : Antioche est actuellement, si l'on en croit les informations disponibles, le lieu de regroupement de proximité de l'opposition syrienne. Alexandrette est le chef-lieu du sandjak (canton ? arrondissement  ?). Pour Moscou et le port de Tartous, vous avez raison, j'ai oublié de le mentionner (mais ce billet ne peut être exhaustif !).

2. Le jeudi 25 août 2011, 18:01 par

Plusieurs points sur lesquels j'aimerais revenir.

Contrairement à ce que vous écrivez, certains pays arabes, dont l'Arabie saoudite, ont une posture agressive vis-à-vis du régime de Bashar. Même le président iranien a appelé au dialogue entre les manifestants et le régime. Et les Turques s'impatientent et pourraient vite devenir nerveux. Je ne crois donc pas à une poursuite du statu-quo.

L'utilisation de l'armée reste limitée, le plus possible. Et le régime a plutôt recours aux "forces de sécurité" (les tristement célèbres mukhabarat) et aux milices Shabiha. Seule l'emploi de la 4ème division, de Maher (frère du président), est exempte de risques.

Concernant l'idéologie laïque, il ne faut pas sous-estimer l'importance de celle-ci et sa réalité. Personne n'irait qualifier de "fumeux" le laïcisme kémaliste. Ce n'est pas forcément un "bon point" à mettre à l'actif de l'actuel régime, mais on ne peut la balayer. Effectivement, elle n'a pas été théorisée par la majorité sunnite, mais par des intellectuels chrétiens. Dans les faits, elle s'applique. À titre d'exemple le port du foulard est interdit dans les universités. De même, les maitresses d'école ne peuvent le porter, etc. Alors oui, cette idéologie arrange d'abord les minorités, mais il ne faut pas sous-estimer son importance pour les cadres du régime et une partie de la population.

Concernant l'alliance avec l'Iran, elle date de l'époque du père, Hafez. L'explication par la connivence shi‘ite est limitée et oublie le contexte historique. Le régime syrien s'est rapproché de l'Iran d'abord pour s'opposer à l'Irak, alors dirigé par le frère ennemi ba‘athiste. La Syrie est entrée dans la guerre du Liban, en 1976, sur le prétexte, évidemment fallacieux, de protéger les chrétiens. Et durant une épisode de cette guerre, les soldats syriens ont combattu le Hezbollah. La théorie de l'arc shi‘ite empêche de penser la dynamique des politiques étrangères régionales (et c'est particulièrement vrai pour la Syrie, particulièrement "souple").

Enfin, les manifestations touchent désormais Alep depuis une petite semaine, et c'est nouveau. Mais il est difficile de mesurer leur ampleur. Pour Damas, les banlieues bougent depuis le "début". Quant au centre-ville, on peut dire que la population ne s'y concentre pas et que ce sont les couches les plus aisées de la société syrienne qui y habitent. De plus, il n'y a pas, à ma connaissance, de grande place qui puisse servir de point de ralliement.

http://ishraqblog.wordpress.com/

égéa : merci pour ces précisions, utiles et éclairantes.

3. Le jeudi 25 août 2011, 18:01 par

Apparemment la nuit est particulièrement agitée à Damas. À confirmer et à suivre...

égéa : on regarde.... Mais effectivement, les banlieues sont agitées depuis quelques jours déjà. La question est celle du centre ville....

4. Le jeudi 25 août 2011, 18:01 par

Quelques éléments de réponse concernant le centre-ville (la mosquée dont il est question n'est pas loin de la vieille ville).

http://www.lorientlejour.com/catego...

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://www.egeablog.net/index.php?trackback/1125

Fil des commentaires de ce billet