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Centre de gravité et analyse systémique

Voici un texte que MB (merci à lui) m'a envoyé. Il évoque la question de la méthode de planification stratégique : celle qui sert à planifier, dans le réel, des opérations. Depuis maintenant quelques années (ça date du XX° siècle, c'est vous dire), les Français utilisent la MPO (méthode de planification opérationnelle) qui dérive de la GOP (Guidelines for Operational Planing), otanienne. Celle-ci est fondée sur la notion de centre de gravité (COG), très clausewitziene. La détermination du COG ennemi, puis des différents points décisifs permet de construire des lignes d'opération qui convergent vers le COG. Atteindre celui-ci, c'est être victorieux.

source

Simple. Sauf que... C'est bien pour la guerre symétrique, pas évident pour la nouvelle. Dès lors, il se pose une question de méthode. Ce billet propose un détour par l'analyse systémique pour contourner les limites dela MPO, et donc du COG. Bref, vous qui adorez débattre de la COIN vue par les livres, vous allez enfin vous poser des vraies questions spéculatives.... Commentaires critiques espérés.

O. Kempf

Je pense qu’on a tort de dire que se focaliser sur le COG est une approche directe. En effet, dans la pratique, on s’aperçoit que sa détermination n’est souvent qu’un moyen pour trouver et atteindre les vulnérabilités critiques de l’adversaire, qui déterminent les véritables objectifs. Après avoir identifié le COG, il s’agit en effet d’en déduire les capacités essentielles (ce qu’il peut faire), puis les conditions, ressources ou moyens dont il a besoin pour agir, afin de déterminer in fine ses vulnérabilités critiques.

Il s’agit donc de s’attaquer aux faiblesses de l’ennemi pour atteindre finalement (après de multiples objectifs intermédiaires) son COG : c’est typiquement de l’approche indirecte.

La bonne question à mon avis est la suivante : à quoi sert la détermination d’un COG ?

On constate que le COG est un peu un serpent de mer. Personne n’arrive clairement à le définir. Pour faire une analogie avec un autre domaine, on peut dire qu’il est seulement « connu par ses œuvres » sans être directement et immédiatement saisissable la plupart du temps.

La MPO affirme que les COG sont les « entités physiques ou morales qui constituent la composante fondamentale de la force, de la puissance et de la résistance. Les centres de gravité ne contribuent pas seulement à la force tout comme ils n’en sont pas seulement la source, ils sont la force. »

Cependant, on peut se poser une première question : le COG de l’adversaire est la « force » lui permettant d’arriver à ses fins ou pour contrecarrer les nôtres ? Ces deux prismes peuvent être complémentaires mais sont distincts.

Dans le même esprit et dans un théâtre multi-acteurs : Le COG de l’entité X à prendre en compte est-il le même si on veut couper ses liens avec Y ou bien si on veut l’empêcher de nuire à Z ou bien d’atteindre son objectif O ? Corolaire : est-il unique pour X si on veut atteindre ces trois objectifs simultanément ? Et dans le cas ou il y a N acteurs importants qui font et défont des alliances selon leurs intérêts au fil du temps, comment fait-on ?

Le problème est que la MPO/GOP est entièrement focalisée sur cet « être » pour construire les lignes d’opération. Ainsi, par contrainte méthodologique, les planificateurs se voient ainsi imposer une définition du COG assez rapidement dans le processus. Inévitablement, c’est une discussion sans fin, subjective et pour le moins empirique.

Cependant, dans la pratique, il n’est souvent qu’un moyen/prétexte pour trouver et atteindre les vulnérabilités critiques de l’adversaire, qui déterminent les véritables objectifs.

Par ailleurs, la MPO/GOP induit une séparation des variables entre l’étude de notre COG et celui du ou des adversaires alors que ce sont des notions liées et relatives : Les aspects défensifs et offensifs s’en trouve trop séparés.

Par ailleurs, on peut se demander si sa définition n’a pas été dévoyée. Clausewitz semble l’avoir vu comme un barycentre des forces réparties dans une zone, dont la ligne d’action générale tend vers les véritables objectifs pour appliquer le principe de concentration. Il avait d’abord un sens mécanique. Est-il opportun de l’utiliser dans des crises multi-acteurs engagés dans une même zone ? N’est-ce pas un peu une idéologie conservatrice de vouloir l’appliquer à tout prix dans les conflits actuels (sachant que sa réintroduction date de 1986 et que des planifications efficaces avaient été réalisées entre temps) ? Son emploi et la focalisation sur cet « être » ne sont-ils pas des inconvénients plus que des avantages ?

Le COG me semble être une construction intellectuelle qui permet d’envelopper et de centraliser les actions principales dans un but pédagogique et de simplification dans une logique pseudo-finaliste.

Dans tous les cas, il existe d’autres méthodes que l’analyse du COG pour trouver les vulnérabilités critiques d’un ou des adversaires, surtout dans un système multi-acteurs : l’analyse systémique et l’emploi judicieux de la matrice SWOT (forces faiblesses opportunités menaces).

L’approche systémique et la SWOT

Si on revient aux principes :

  • La stratégie générale détermine un objectif (finalité) qui, la plupart du temps est d’ordre politique ou économique (Le but de la stratégie n’est pas de détruire l’ennemi mais d’atteindre des fins politiques, c'est-à-dire la plupart du temps une paix avantageuse pour nous.)
  • Les forces armées sont un instrument parmi d’autres pour l’atteindre.
  • Sans aucune opposition ou concurrence, la ligne d’action est directe et ne comporte que des paramètres logistiques (aller de A vers B en tenant compte des facteurs généraux du théâtre).
  • A partir du moment où des sources d’opposition ou de concurrence sont identifiées, il faut les neutraliser, c'est-à-dire agir sur elles pour éviter qu’elles interfèrent, nous nuisent ou nous empêchent d’arriver à nos fins, sans pour cela que leur destruction soit impérative (généralement coût le plus élevé).
  • L’objectif de la planification va alors être de définir les voies et moyens nécessaires pour atteindre nos fins en intégrant les actions intermédiaires nécessaires pour neutraliser ces sources d’opposition.

L’analyse de ces sources d’opposition va donc se concentrer sur trois points :

  • Analyser les ambitions et les fins de ces adversaires
  • découvrir les leviers qui pourraient leur permettre de nous empêcher d’atteindre notre fin (directs et indirects, domaines PEMSII : political, economic, military, social, information, and intelligence)
  • découvrir les leviers qui leur permettent d’atteindre leurs fins (directs et indirects, domaines PEMSII). (point important en cas de négociation éventuelle).
  • ces leviers dont d’ordre matériel (moyens physiques d’agir) ou immatériel (volonté, alliance, influence,…) et sont relatifs aux fins fixés des acteurs (changeantes d’ailleurs).
  • Ces leviers, pour être actionnés, vont nécessiter des capacités de commandement, d’action, de logistique, de finance, de communication, de soutien extérieur, une doctrine, une volonté, etc….
  • L’analyse systémique a pour finalité de les identifier, de les catégoriser et de les hiérarchiser.
  • Appliquée à nous, on obtiendra par l’analyse nos forces et nos faiblesses relatives à l’atteinte de nos objectifs et aux actions d’opposition, et pour les adversaires on obtiendra des opportunités (vulnérabilités atteignables) et des menaces (leurs moyens directs ou indirects de nous nuire) en liens avec nos fins (interférences/oppositions) et leur fins propres (prise de pouvoir, trafic, idéologie etc…). Ces paramètres sont donc intimement liés.
  • Le principe de l’élaboration des objectifs sera alors de maximiser les opportunités, minimiser les menaces et de manière complémentaire, maximiser nos propres forces et minimiser nos faiblesses afin d’atteindre notre EFR (état final recherché). (Ces principes restent vrais dans le cadre d’une guerre classique évidemment).

On constate tout de suite que cette approche « forces/faiblesses/opportunités/menaces » (SWOT) se passe de la détermination préalable d’un COG. Par ailleurs la variabilité dans le temps de ces paramètres SWOT n’est pas un problème. A partir d’une planification initiale il faut se donner les moyens d’avoir un cycle décisionnel plus rapide que celui du ou des adversaires pour identifier et atteindre les opportunités avant qu’il n’atteigne nos faiblesses. En revanche, la hiérarchisation des facteurs clés ainsi définis va permettre de définir ceux qui sont « critiques/fondamentaux » de ceux qui sont secondaires et ainsi de déterminer ce qui pourrait être définit comme l’enveloppe du COG, sans pour cela que sa qualification précise soit nécessaire pour arriver à nos fins : ce qui est important c’est d’agir efficacement sur les entités physiques et/ou immatérielles qui permettent au système adverse d’arriver à ses fins relativement et en opposition à nos fins.

Je suis convaincu que l’analyse classique dite « appréciation de situation », l’analyse des finalités dite « analyse spécifique de la mission » liée à l’analyse systémique et mixé dans les matrices SWOT permettent d’obtenir une conception opérationnelle complète qui intègre bien toutes les interactions sans que la détermination explicite d’un COG ne soit nécessaire.

La mise en pratique comparative de ces deux méthodes sur une planification d’anticipation a permis d’obtenir des résultats qui ont été très intéressants. Le COG était un moyen avantageux de faire un joli graphique qui montrait une harmonieuse convergence de flèches vers le « graal » sans qu’il ait explicitement servi à déterminer les voies. La méthode SWOT a permis, par la confrontation des paramètres, de définir toutes les approches (offensives et défensives) face à trois ou quatre « sources d’opposition ».

Conclusion : je pense que le COG dans son acceptation « dogmatique » actuelle pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Manifestement pour planifier on peut s’en passer, ou en tout cas, le rendre moins central. L’outil de la GOP développé pour en extraire les vulnérabilités critiques est judicieux mais la faiblesse principale réside clairement dans sa détermination. Par ailleurs son emploi dans des crises multi-acteurs est problématique.

MB

Commentaires

1. Le vendredi 4 novembre 2011, 19:02 par Jean-Pierre Gambotti

« Tout a déjà été dit, mais comme personne n’écoute, il faut sans cesse recommencer ».
Je cite à nouveau Gide, mais je ne recommencerai pas. Il suffit de relire quelques bonnes pages de Clausewitz pour comprendre que la guerre, ce « duel porté aux extrêmes », n’est que la confrontation de deux centres de gravité. Quelle que soit la guerre.
Et je suis très embarrassé d’apporter la contradiction à MB, car, je revendique très immodestement, d’être incitateur de l’adoption de l’approche système dans la méthodologie des opérations.
D’abord quelques critiques ponctuelles au fil du texte.
-A mon sens l’usage du concept de centre de gravité en stratégie ne détermine a priori aucune approche, directe ou indirecte, c’est le choix et le caractère des lignes d’opérations, le mode d’action en quelque sorte, qui donnent la nature de la manœuvre ; le point d’application de l’effort principal se fera sur les faiblesses du CG, donc sur les faiblesses du noyau de la puissance ennemie, si l’on décide une manœuvre directe sur le CG -mais peut-on imaginer une manœuvre, ou plutôt une non-manœuvre, qui consisterait à s’attaquer frontalement à ce qui fait la force du CG - ou, simplifions, sur les faiblesses de l’environnement du CG, logistique ou communications par exemple, si l’on choisit une manœuvre indirecte.
- En ce qui concerne la question sur la nécessité de déterminer les centres de gravité, je dois dire que ce serait une rupture totale dans l’appréhension de la guerre, comme « acte de violence pour contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté », si l’on s’en exonérait. Et l’argumentaire que développe MB à ce propos, je vais être brutal, me rappelle l’approximative compétence méthodologique de certains professeurs de tactique et de décideurs militaires quand nous avons poubellisé l’excellente MRT. Pour être concret, les interrogations de MB, sur la détermination des centres de gravité ami-ennemi et leur pertinence m’étonnent – n’oublions pas que le centre de gravité est un concept du niveau de la guerre ou du théâtre, son utilisation au niveau tactique est fautif- et me font redouter, oubliant Foch et son exhortation à penser la guerre, une désaffection pour l’étude et l’appropriation, par l’opérationnel, de l’exigeante MPO. Bien conduire sa pensée pour trouver une bonne stratégie en vue de la victoire nécessite, avec la maîtrise de la méthode, du courage intellectuel, de la pugnacité et la sagesse de considérer que les principes de la guerre n’ont pas besoin d’être récents pour être vrais….
-Je réfute totalement l’idée que le centre de gravité soit une simple construction intellectuelle, même si Clausewitz a choisi ce terme de mécanique dans un but didactique, il désigne bien le noyau de la puissance concrète des belligérants, puissance qui produit l’énergie létale du champ de bataille. Effectivement ce terme du lexique de mécanique simple, inspiré à Clausewitz par les travaux d’un ami, professeur de mécanique à l’université, a terrorisé des générations de stratèges, de traducteurs et d’exégètes, qui n’en n’ont retenu, pour certains, que son acception géométrique de barycentre, alors qu’il est essentiellement le lieu d’application de la résultante de toutes les forces du système considéré. Et à ce titre c’est un principe fondamental de clausewitzologie, donc de la guerre, qui est aussi l’art de mettre toutes ses forces en synergie afin de dominer les forces de l’adversaire rayonnant vers son propre centre de gravité.
Pour en venir à l’approche systémique et la SWOT, j’accepte volontiers son efficacité puisque l’expérimentation conduite a été probante, mais j’ai de la difficulté à comprendre ce nouveau tacle à l’encontre du centre de gravité défini ironiquement comme le graal, cet objectif mythique de la légende arthurienne ! Pour répondre à la complexité des nouvelles guerres j’ai abondamment prôné et depuis longtemps sur ce site, une adaptation de la MPO et la prise en compte dès la conception de la campagne, des PEMSII, modification qui par essence conduit à considérer les théâtres comme des systèmes et je renvoie à l’abondante et récente littérature militaire américaine sur la manœuvre globale. Mais permettez-moi d’insister, le centre de gravité est un concept consubstantiel de la guerre, quelle que soit sa nature- cf. le caméléon clausewitzien- parce qu’il est consubstantiel du duel, dans lequel chacun des adversaires cherche à utiliser son meilleur coup pour rendre le meilleur coup de l’autre inopérant. Incontestablement déterminer le centre de gravité, action méthodologique cardinale, n’est pas aisé, mais ce n’est pas une raison pour jeter le concept avec les difficultés de la MPO pour le redécouvrir avec la systémique swotienne, une sorte «d’enveloppe des COG » suggère MB … Pour ma part, je pense toujours qu’une adaptation de la méthode est une meilleure voie.
Pour terminer, pseudo-stratège en tenue bourgeoise, je me risquerai à un exemple pour montrer la validité de concept de centre de gravité et la nécessité de l’approche système dans les conflits contemporains. Plusieurs années après le début du conflit afghan a été désignée, par la doxa, la population comme centre de gravité, je crains même que certains responsables politiques et militaires n’y aient contribué. D’ailleurs pour confirmer cette hypothèse, je rappellerai que la " stratégie " de la coalition était, disait-on, de « gagner les cœurs et les esprits ». A mon sens, la "population" n’est le centre de gravité d’aucune des parties, ni de la Force, ni celui de la galaxie insurgés, pour faire court. En effet ce qui fait le noyau de la puissance des insurgés, ce n’est pas "la population", c’est "la capacité à faire adhérer la population" à leur cause, capacité qui est obtenue par la fédération de toutes les forces qui s’opposent à la présence des alliés et par la mise en convergence des intérêts autochtones au profit des autochtones. Pour la coalition agir directement sur la population est une manœuvre périphérique, peut-être la population est-elle le lieu de quelques points décisifs, mais "la bataille décisive" est à mener sur le centre de gravité du mouvement insurgés, c’est à dire sur sa capacité à gagner la population à l’insurrection. D’évidence les points décisifs et par voie de conséquence les lignes d’opérations et les modes d’action ne sont pas les mêmes quand on dirige son effort sur la population ou sur la capacité collusive de l’insurrection, néanmoins il faut noter que tous les domaines PEMSII sont concernés en termes opérationnels dans les deux cas. Et quelle que soit la méthodologie adoptée, il faut comprendre que la prise en considération des PEMSII dans la conception et la conduite de ces nouvelles guerres marque un véritable tournant stratégique et peut-être même un changement de paradigme. Nous sommes définitivement dans la complexité qui appelle la notion de système et nous devons enfin accepter l’idée que combattre la capacité insurgée à s’approprier la population nécessite de construire des lignes d’opérations complexes qui conjuguent le politique, l’économique, le militaire, le social, l’infrastructure, l’information. Le centre de gravité de la coalition ressortit lui-même à cette complexité, je ne m’aventurerai pas à en proposer sa nature, d’autant que je n’en ai jamais lu la moindre approche dans la documentation ouverte. Cette absence, d’ailleurs, n’est pas rassurante.
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

2. Le vendredi 4 novembre 2011, 19:02 par Nicolas B

Je suis l’auteur de l’article. A l’origine ce n’était qu’un mail de réponse à une question technique que l’on m’avait posée. Après relecture, je m’aperçois en effet qu’il n’est pas aussi clair que je l’aurais voulu. Cependant, j’estime qu’il ne mérite certainement pas le traitement péremptoire que vous lui avez infligé. Je serai donc assez direct à mon tour.
Pour situer le débat, vous vous définissez, je cite, comme « pseudo-stratège en tenue bourgeoise ». soit ! Personnellement je ne suis qu’un simple praticien de la planification auquel on soumet des problèmes opérationnels concrets à résoudre.
Vous affirmez qu’il suffit de relire quelques pages de Clausewitz pour comprendre que la guerre, ce « duel porté aux extrêmes », n’est que la confrontation de deux centres de gravité. Un point c’est tout ! Et vous vous désespérez que le commun des mortels n’ait pas compris cette « évidence ».
Premier point, monsieur « Clausewitz » est sans doute très respectables mais je doute qu’il soit l’horizon indépassable de la pensée stratégique comme vous semblez le croire.
Ensuite, sans doute ému que l’on puisse remettre en cause le grand maître, vous partez dans un grand monologue sans vous apercevoir que nous ne parlons pas de la même chose. Clausewitz parle d’un duel, c'est-à-dire par définition d’un combat entre deux adversaires, en situation de guerre. Tel n’est pas mon sujet si vous l’aviez lu attentivement : vous voulez appliquer ses principes à une situation dont les hypothèses sont différentes. D’ailleurs, j’ai souvent remarqué que l’on faisait dire beaucoup de chose à ce brave Clausewitz (qui a bon dos).
Enfin, sans vouloir vous offenser, en matière militaire le dogmatisme a souvent montré ses limites, en particulier celui de « la guerre de retard » auquel nous ont accoutumé nos élites militaires bien pensantes du XXe.
Pour revenir au cœur du sujet, je vous laisse méditer la définition de la stratégie tirée de la nouvelle doctrine des forces (DIA-01 de juillet 2011) :
[« La stratégie suppose qu’il y ait rapport de force entre des acteurs, qui sont, au moins potentiellement, des adversaires, chacun ayant ses propres objectifs politiques et sa propre stratégie (ces derniers ne sont généralement pas connus, mais supposés). C’est pourquoi, longtemps comparée à un « duel », elle a été définie comme la « dialectique des volontés » ou encore, la « dialectique des intelligences, dans un milieu conflictuel, fondée sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de moyens violents à des fins politiques ». De surcroît, la stratégie implique la recherche de la compréhension de cette dialectique, ou encore « l’intelligence de cette dialectique »]
Sans abandonner l’hypothèse d’un conflit symétrique bipolaire, cette approche est plus large: il n’y a plus duel mais interaction entre plusieurs acteurs sans front établi [Un acteur est une personne ou une organisation, incluant des entités étatiques ou non-étatiques qui a les capacités de poursuivre ses intérêts et ses objectifs].
Le corollaire est simple pour le technicien que je suis : l’approche systématique « flèche rouge, flèche bleu » que l’on m’a rabâché à l’école de guerre et chère aux nostalgiques de la guerre froide ne marche tout simplement pas pour résoudre les problèmes opérationnels actuels à partir du moment où il y a des rapports de force entre plus de deux acteurs.
En effet, la MPO affirme « Un CdG n’est en effet pertinent que lorsqu’il est défini par rapport à une opposition dans une situation donnée et n’existe en conséquence jamais par lui-même (il n’est ainsi jamais une caractéristique, une capacité ou un milieu) ». En d’autres termes, il est relatif. Au-delà du duel entre deux entités, le problème devient donc très épineux. En effet le COG de l’acteur « A » face à l’acteur « B » sera différent du COG de « A » face à « C ». Dans ce cadre, la notion de COG devient très réductrice si je veux avoir des effets différenciés sur « A » mais également sur la relation entre « B » et « C » et sur « C ». Pour les poètes qui n’aiment pas les abstractions, je vais m’exprimer différemment : j’aimerais bien qu’un esprit éclairé m’explique comment je réduis à deux COG une problématique multi-acteurs où interagissent en permanence selon leurs intérêts des mouvances, des trafiquants, des armées de x pays différents, des clans, des illuminés, des profiteurs, des ONG et des mercenaires, des multinationales etc… !
En attendant que les Clausewitziens viennent nous expliquer comment résoudre ces problèmes concrets, les pauvres planificateurs que nous sommes essayent de trouver des solutions alternatives aux méthodes développées aux grandes heures de la guerre froide en attendant les T72 venant des steppes (et donc adaptées à une situation et à une menace du moment) ; situation qu’il ne faut certes pas exclure mais qui n’est pas notre pain quotidien.
On constate par ailleurs que les planificateurs de la perfide Albion, de l’OTAN et d’outre atlantique ont résolument changé leur méthode pour privilégier dorénavant l’approche acteurs et la recherche des leviers d’actions pour obtenir des effets ciblés. Je parle ici de l’AJP-5, du JP 5 US du JDP 5-00 UK et surtout de la nouvelle méthode de planification de l’OTAN, la COPD (comprehensive operations planning directive) qui est encore perfectible mais montre clairement un changement de perspective. Croyez-moi les adeptes de « l’approximative compétence méthodologique de certains professeurs de tactique et de décideurs militaires » dont vous faîtes mention commencent à être très nombreux !
D’ailleurs, au risque de vous désespérer encore plus, la doctrine française a récemment évolué dans ce sens : « L’analyse systémique vise à définir les voies et moyens de parvenir au but fixé en neutralisant les sources d’opposition et de concurrence identifiées et appréhendées comme un système, sans pour autant nécessairement les détruire. L’analyse de ces sources d’opposition se concentre sur trois points :
a. Analyser les ambitions et les objectifs des adversaires potentiels.
b. Identifier les leviers d’action dont ils disposent pour empêcher les forces d’atteindre leurs objectifs.
c. Identifier les leviers d’action qui leur permettent d’atteindre leurs propres fins (qui peuvent être évolutives).
Ces leviers peuvent être d’ordre matériel ou immatériel, mais ils nécessitent des capacités, que l’analyse systémique a pour objectif d’identifier, de catégoriser et de hiérarchiser, afin de déterminer des menaces et des opportunités. De même, cette analyse porte sur les propres atouts et faiblesses des forces relativement aux objectifs qui leur sont fixés. Le but de l’analyse systémique, en confrontant ces paramètres grâce à une matrice de type SWOT, est donc de saisir les opportunités, réduire les menaces et de manière complémentaire, maximiser les atouts en minimisant les faiblesses des forces engagées, afin d’atteindre l’EFR. Cette méthode se passe par conséquent de la détermination du centre de gravité adverse et, même si la difficulté réside dans sa fiabilité, elle permet, au niveau stratégique et opératif, de prendre en compte une menace hybride dans un environnement où interviennent de multiples acteurs. » DEF para 3079.

C’est résolument et avec succès l’approche méthodologique qui se généralise maintenant et qui a montré clairement sa pertinence dans de nombreux cas que l’on ne peut pas développer ici pour des raisons évidentes.
Vous affirmez « j’ai abondamment prôné et depuis longtemps sur ce site, une adaptation de la MPO et la prise en compte dès la conception de la campagne, des PEMSII, modification qui par essence conduit à considérer les théâtres comme des systèmes » sans réaliser, si vous l’aviez mise en œuvre concrètement un jour, que naturellement cette logique conduit à se passer de la notion de centre de gravité !
Mais cette approche n’est pas exclusive : la notion de COG peut s’avérer judicieuse pour caractériser un acteur dont l’étude a permis de déterminé une « Composante fondamentale de la force, de la puissance et de la résistance » sans être pour autant déterminante.

Vous vous situez dans le domaine de la pseudo-stratégie et moi dans celui de la méthodologie. Dans le même ordre d’idée de confusion des registres, je ne crois pas, même si vous insistez (dixit), que la guerre et le centre de gravité soient consubstantiels comme le Fils l’est du Père !

Concernant la guerre en Afghanistan, la détermination des centres de gravité et les planifications effectivement menées à terme, je préfère par discrétion et prudence ne faire aucun commentaire. Mais il faut néanmoins faire la distinction entre les bruits de coursive et ce qui figure effectivement dans les CONOPS NATO ou SUPP FR.
Cordialement.

3. Le vendredi 4 novembre 2011, 19:02 par Jean-Pierre Gambotti

Que Nicolas B. ne se méprenne pas, je ne suis pas plus flagorneur aujourd’hui que je n’ai été contempteur hier, si je dis apprécier cette mutation de notre méthodologie vers un métissage systémique. Et je l’invite, si ses activités opérationnelles lui laissent quelques loisirs, à tapoter sur egea ou autres sites, pour constater que depuis plusieurs années, déjà, je mets en garde contre l’utilisation d’une MPO trop linéaire quand il s’agit de traiter de ces « nouvelles guerres » qui sont incontestablement de l’ordre de la complexité.
J’éviterai de polémiquer sur la pertinence de Clausewitz, puisque nous n’en avons pas la même lecture, mais j’appellerai l’attention de Nicolas B. sur le fait que de même que les neutrinos superluminiques ne tueront pas Einstein, la philosophie de l’art de la guerre de Clausewitz sera toujours une grille de compréhension possible du phénomène guerre, quelles que soient les formes que prendra le caméléon. D’ailleurs nos camarades américains, dont nous sommes de brillants plagiaires, acceptent toujours Clausewitz comme leur maître à penser, si l’on considère le nombre d’exergues et de références dans leur documentation opérationnelle la plus récente.
Documentation que vous m’invitez à lire, mais si ma mémoire ne me trahit pas, l’AJ-5 ne réfute pas le concept de CG, mais au contraire propose des lignes d’opérations hybrides PEMSSI en liant des points décisifs eux-mêmes hybrides. Et c’est pour moi une voie intéressante d’associer Clausewitz à Bertalanffy et d'unifier le concept de centre de gravité et l’approche système, j’avais d’ailleurs rédigé un article sur ce sujet, pardon pour cette auto-référence.
Sans polémiquer toujours, je voudrais ajouter que j’aimerais beaucoup méditer la définition de la stratégie du DIA-01 à condition qu’elle le méritât ! Or quand je constate que le «duel », l’une des acceptions clausewitziennes de la guerre est affectée fautivement à la stratégie, je m’interroge sur la pertinence de généraliser la notion de duel-duo à une pluralité d’acteurs et à la définition de la stratégie comme la « dialectique des volontés » de Beaufre, élargie elle-même à « la dialectique des intelligences ». Formule à laquelle je vais effectivement réfléchir, car je m’interroge sur son apport à la dialectique de Beaufre qui, pour sa part, recherche la « décision », cette action au kairos, entrainant la désintégration morale de l’adversaire jusqu’à la victoire. Il me semble que l’essentiel, pour l’opérationnel, est déjà chez Beaufre.
Mais je voudrais en venir sur notre désaccord, qui ne réside pas dans la nécessité de l’usage de la systémique mais dans son mode opératoire au profit des opérations.
Dans votre approche c’est la pluralité des acteurs en interaction, notamment des entités adverses, qui confèrent sa complexité au théâtre, dans mon idée c’est d’abord la pluralité des domaines PEMSII à prendre en considération qui fait de ce théâtre un système. Et plus surement un système de systèmes car chacun des domaines interagit et rétroagit en lui-même, mais aussi dans les autres domaines. C’est pour cette raison que les points décisifs de la manœuvre globale sont hybrides ainsi que les lignes d’opérations. Mais la cohérence et l’unicité de la manœuvre, c’est à dire cette nécessité opérationnelle pour tous les échelons de la force PEMSSI de conduire des combats et actions élémentaires dont les objectifs partiels conduisent à la conquête de l’objectif supérieur, nous oblige à la détermination d’un centre de gravité adverse.
Bien entendu je ne méconnais pas la difficulté dans la configuration d’un ennemi pluriel de déterminer ce centre de gravité. Mais il se trouve que je suis d’accord avec Nicolas B. lorsqu’il rappelle que le centre de gravité est une notion contingente et pertinente, peut-être ai-je même contribué de ma plume à cette définition, mais puisqu’on le définit par rapport à une opposition dans une situation donnée, il n’est pas utopique de considérer que les forces insurgées de toutes obédiences ont un centre de gravité unique puisque leurs stratégies ont nécessairement un tronc commun quand il s'agit de s'opposer à la coalition.
Je terminerai en admettant très volontiers que vous avez surement raison puisque vous êtes en situation et que j’ai intellectuellement tort puisque je suis professionnellement out, mais vous verrez cher camarade, que la méthode que vous prônez ne sera pas, un jour, abrogée parce qu’elle sera opérationnellement caduque, mais écartée à cause des critiques de ceux que ne feront pas l’effort de se l’approprier.
Très cordialement
Jean-Pierre Gambotti

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