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L'exercice de l'Etat

Lors du dernier festival de Cannes, trois films français parlaient de politique. Les journalistes présents sur place se sont évidemment ébaubis sur deux d'entre eux, que je ne suis bien sûr pas allé voir. En revanche, le troisième vaut absolument le détour, comme je l'avais signalé à l'époque (voir ici, point 7).

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1/ Tout d'abord, un mot ou deux sur les deux autres films à négliger. Le premier s'intitule La conquête, et raconte la campagne présidentielle de N. Sarkozy. Si j'ai bien compris (comme avec les livres, j'arrive à critiquer les films que je n'ai pas vus...), il n'y a aucune réflexion, et le but du jeu consiste à savoir quel rôle joue cet acteur, et s'il est ressemblant : "eh! t'as vu, Chirac, il le faisait, hein ?" "Ouais, mais Villepin, c'était pas ça". Bref, divertissant, un Koh Lantah politico-médiatique à regarder si on n'a pas suffisamment sa ration communicante des mêmes personnages, en vrai. Pas mon cas.

2/ L'autre film qui a suscité l’enthousiasme de nos journalistes cannois était celui de Cavalier intitulé Pater : je n'ai rien compris à l'histoire, sinon qu'il n'y avait pas d'histoire et seulement le dialogue de deux gars qui se racontent des coups sur le pouvoir. Bref, un cinéma d'auteur à la française, qui s'attire les louanges obligées des obligés qui ne comprennent rien (il n'y a rien à comprendre) mais n'osent pas le dire, car autrement ils ne seraient pas critiques de cinéma. Autant le premier était divertissant, autant celui-ci avait l'air carrément ...iant.

3/ Quand l'automne fut venu, fort logiquement, le dernier sort en salle et mérite, enfin, l'attention. Bien évidemment, il faut passer outre les commentaires des journalistes qui n'ont vu, bien sûr, que la femme nue au début du film : du coup, forcément, freudisme à mon secours, le pouvoir est un désir sexuel. Ben voyons. C'est un peu plus compliqué que ça, et ce n'est pas ce qui rend le film intéressant.

4/ Car il y a une double histoire dans ce film. La première traite de l'homme politique, celui qui exerce le pouvoir, les fonctions de l'Etat. Ce qu'on y apprend, c'est que le pouvoir corrompt. Et il n'a pas besoin d'être absolu pour corrompre absolument. Oh! pas de ces corruptions visibles et scandaleuses : prévarication, concussion, népotisme, vénalité.... qui anime la rubrique fournie des scandales politico-financiers. Non, la corruption de l'âme. Car le plus étonnant, chez ce ministre des transports dont on suit la vie de ministre, c'est que c'est un gars bien : on se demande d’ailleurs comment il est arrivé à ce poste, sachant qu'il n'est pas issu d'un grand corps (ni inspecteur des finances, ni X mines : une bille, quoi), qu'il n'a pas d'enracinement électoral, qu'il n'est pas un cacique du parti... Vraiment, comment est-il arrivé là ? Un miraculé de la société civile, sans doute. mais civil, on ne le reste pas longtemps....

5/ Un gars bien, qui a le souci humain de ses subordonnés, qui est manifestement ému par la mort qu'il rencontre au tournant d'une route enneigée des Ardennes, qui est sincèrement aimant envers son épouse...... et le film raconte comment, imperceptiblement, entre les coups fourrés des autres ministres et des hauts fonctionnaires, entre la pression des journalistes et le souci de l'image qui fait sens selon les conseils de l'attachée de presse (Z. Breitman), entre l'abandon d'une posture politique (privatisera-t-il les gares ?), la recherche d'une circonscription quitte à déplacer l'occupant au mépris de toutes les convenances,l'amitié fragile avec le seul être auquel il fasse encore confiance, son directeur de cabinet (Michel Blanc), notre ministre (O. Gourmet) abandonne, peu à peu, ses repères et ses principes pour ... pour une illusion, un poste, encore un, dont on se demande bien sûr s'il mérite tous ces sacrifices.

6/ L'histoire d'un gars bien qui laisse toutes ses valeurs, corrompu par l'exercice du pouvoir.

7/ L'autre histoire, moins directe, est celle de la perte de l'Etat : on sent son affaiblissement constant tout au long du film, mais l'essentiel réside dans ce dialogue entre Gillles (le dir cab) et Bosner, un de ses copains de l'ENA qui pantoufle dans le civil, dans un diner d'adieu triste comme un repas funèbre célébrant les obsèques de la grandeur de l'Etat. Ils s'interrogent : pourquoi rester ? pour servir ? pourquoi quitter l'Etat ? cet "Etat de misère", jeu de mot qui dit tout de l'abandon de l'Etat : l'Etat qui s'abandonne, l'Etat qu'on abandonne, ce même Etat dont l'exercice rend pourtant fou, alors pourtant qu'il a de moins en moins à offrir. Cette deuxième histoire rend la première encore plus paradoxale. Pourquoi Saint-Jean, notre ministre des transports (on appréciera son nom, d'ailleurs, puisqu’il perd sa vertu), pourquoi Saint-Jean abandonne-t-il ses valeurs pour une chimère ?

8/ On comprendra alors que la scène du début, ce cauchemar, n'est pas celui d'un fantasme, d'un appétit de pouvoir : au contraire, il est celui d'une dévoration, le crocodile mort (empaillé) et vivant (son œil observe) engloutissant toute beauté. Plus loin, un deuxième rêve montre l'étouffement et l'asphyxie de Saint-Jean : c'est le même, mais il n'est plus observateur, il est dévoré, alors.

Une profonde méditation sur l'Etat et son service. La leçon est claire : ne vous approchez pas de son sommet, vous y perdrez tout.

O. Kempf

8/

Commentaires

1. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par br

Je ne partage pas votre sévérité à l'égard du 1er film, la conquête. (Je vous confirme en revanche que je n'ai rien compris à Pater à part peut être que "l'habit ne fait pas le moine").
D'abord, le réalisateur ose faire un film politique, genre plutôt ignoré en France.
Ensuite, la méditation sur l'Etat et son service, qui est manifestement l'une des raisons pour laquelle vous avez apprécié l'exercice de l'Etat, est également présente dans la conquête sous la question de l'ambition. Ambition personnelle omniprésente chez tous les protagonistes mais ambition pour la France hélas absente chez tous les acteurs.
Enfin, la succession des fameuses "petites phrases", même si elles peuvent bien entendu donner l'impression que l'auteur cède à une certaine facilité, rendent plutôt compte de la violence inouïe du jeu politique et des manoeuvres presque mortelles qu'il faut consentir pour arriver au sommet.
Ce n'est guère éloigné de la conclusion que vous tirez pour "l'exercice de l'Etat".

égéa : oui, je suis injuste. En en plus, je ne l'ai pas vu. Disons que c'est un film qu'on verra en DVX, plus tard..

2. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par Fab

Je n'ai pas vu ce film, mais j'en profite pour aller dans votre sens concernant PATER: poussif, parfois drôle, bien joué, mais handicapé par un terrible déficit de crédibilité. Cavalier ne semble pas connaitre grand chose à la politique, et V. Lindon fait trop de fautes de français pour être un 1er ministre crédible.

PATER est à éviter si on veut voir un film qui s'intéresse réellement au fonctionnement de la politique française!

3. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par Jean-Pierre Gambotti

L’ancien ministre le plus critique au regard de l’exercice de l’Etat, est un philosophe. Rien de surprenant donc que la parrêsia lui soit familière et qu’il y sacrifie. A l’écouter nous apprenons combien le pouvoir de ceux qui nous gouvernent est insignifiant. Et quiconque en a détenu une parcelle, quiconque a été un peu chef en quelque sorte, ne peut qu’acquiescer. Je renvoie à nos sociologues des organisations et à leurs théories du pouvoir, qui montrent que le gouvernement des autres n’est pas un limpide exercice pyramidal, mais une lutte permanente avec les autres acteurs du système, détenteurs par leur expertise d’une part de la pertinence de la décision.
Ainsi notre ministre n’a-t-il de maîtrise certaine que sur sa garde rapprochée et peut-être sur sa haute administration si le temps ne lui est pas trop compté. Mais dans cet environnement doré, les vertiges du protocole mal-aidant, la démesure peut atteindre les caractères les mieux trempés et je crains que peu ne résistent à l’hubris dégagé par la fonction ministérielle. Et je vais proposer, au risque du ridicule, une petite explication pascalienne pour cette faillite, c'est-à-dire une explication qui tourne autour de l’amour propre, « ce moi humain qui est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi ». A mon sens, cette frustration de pouvoir de notre ministre, associée à la démesure par l’emprise de l’hubris peuvent le conduire à la recherche de la satisfaction individuelle, notamment par la libido dominandi, cet orgueil qui cherche à imposer à autrui sa domination. Ce faisant cet amour propre engendre une guerre « où chaque moi veut asservir les autres, afin d’en user pour sa satisfaction ».
Finalement l’échec de notre gouvernance ministérielle est dans cette vaine quête d’un pouvoir toujours inatteignable.
Notons que je m’en suis tenu à la libido dominandi, Pascal propose de considérer aussi la libido sentiendi « l’amour des voluptés sensuelles », peut-être l’explication du crocodile glouton…
Très cordialement.
Jean-Pierre Gambotti

4. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par yves cadiou

Votre interprétation est exacte mais incomplète. Pour la compléter, il faut répondre à votre question concernant le protagoniste « comment est-il arrivé là ?». Ce personnage sans relief, au visage insignifiant au sens de « sans signification », sans caractéristique, ce personnage dont on ne connaît pas le CV, c’est le spectateur lambda : celui-ci est incité à s’identifier à ce personnage banal. Certes il est ministre, mais il pourrait être chef de service petit ou grand dans n’importe quelle administration : inconsciemment, on s’identifie plus facilement à un ministre qu’à un petit fonctionnaire dans un petit bureau de la même façon que toutes les midinettes s’identifiaient à Sissi Impératrice dans les années soixante. L’identification du spectateur au héros (un héros toujours placé dans une situation enviable) est un des ressorts habituels du cinéma : « est-ce que c’est toi John Wayne, ou est-ce que c’est moi ? » Ici le petit chef de bureau sublimé en ministre est entouré des mêmes collaborateurs que n’importe quel petit chef de bureau, eux aussi sublimés dans ce film : parmi eux il y en a un, comme toujours, qui peut vaguement être considéré comme un ami (ici sublimé en directeur de cabinet).

Par conséquent « l’exercice de l’état » (il faut supprimer la majuscule trompeuse) ne parle pas de l’Etat mais de l’état, la profession. Votre conclusion est exacte : le pouvoir corrompt de la façon que vous dites, mais plus exactement c’est l’exercice de notre profession quelle qu’elle soit (l’exercice de notre état) qui corrompt notre âme.

5. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par Schoeller Philippe Compositeur

... formidables lectures de ce film! Merci à vous.

En effet ce qu'il y a derrière l'écran de ces images en mouvements, de ces personnages-acteurs, de ces sons-musiques, lumières de plateau, décors au cœur de la scène devenue écran où se projette notre regard - le cinéma -, ce ne sont pas les coulisses, une sorte d'ordre de vérités devenues telles car arrachées à l'arrière scène, celle où se joue le centre, le pouvoir, ses ors , ses lieux , ses alcôves , forges du verbe tout puissant, non,non... mais bien évidemment le fait que l'on change d'écran, on transpose et transfigure, alors, le point de vue.

L'on passe de l'intime privatisé (le pouvoir de la télé-vision chaque soir chez soi) à l'intime partagé, l'agora du cinéma et ses salles de projection ( le pouvoir de l'écran, magie de la scène, invention permanente). Pouvoir politique/pouvoir médiatique: toute la question de nos démocraties est là....et cette transformation du point de vue se paye à ce prix, celui de la vérité. Oui. Ce que l'on nomme, encore , la vérité, et donc ici celle de voir les hommes en l'état. Ceux-là même; qui, d'une façon ou d'une autre le suffrage universel nous les constitueront hommes de notre confiance, hommes de pouvoir-faire. Eux. Nous. Quelle scène? Quel pouvoir? Quelle action? Par delà la farce du petit écran. Le grand écran a encore cette magie de dire. Une force de dévoilement et de questionnement. La source musicale du verbe. Par delà la morale. Merci encore à vous de ces regards partagés sur une illusion à 24 images secondes.

Philippe Schoeller, compositeur de la partition musicale du film de Pierre Schoeller, l'exercice de l'état.

6. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par

Pour deux des trois films cités (je n'ai pas [encore] vu Pater), je mettrais tout de même en avant le "décryptage vulgarisé" des process politiques: j'ose en espérer (sans trop d'espoir?) une pédagogique des électeurs, importante en cette année pré-électorale...
(s) Ta d loi du cine, "squatter" chez Dasola

7. Le lundi 31 octobre 2011, 20:02 par Midship

D'abord, "la conquête" : effectivement, pas marrant. Même pas le jeu d'acteur, rien qui ne change la donne, ... Dans le même style, "Dans la peau de Jacques Chirac" était mille fois mieux avec là un vrai texte et un merveilleux jeu d'acteur.

"L'exercice de l'état", ensuite, que je viens de voir :
Je suis évidemment d'accord avec ce qui est dit. C'est un film très littéraire à mon avis, et qui sonne juste. C'est un travail fin, repassé plusieurs fois sur le métier du réalisateur. On sent que l'esthétique est travaillée, que les domaines récurrents des rêves, des pulsions, des envies, de l'alcool, de la santé etc sont très travaillés et mis à profits dans l'intrigue du film.
On y voit l'étourdissement, l'incompréhension, le temps qui passe trop vite, l'impossibilité de faire ce pour quoi on a l'impression d'avoir été nommé, c'est à dire le bien, le juste, au profit de l'opportun et de l'habile.

Au fond, ce film pose plus de questions qu'il n'en résout, et c'est profondément ce qui fait sa valeur, quand les autres essayent de nous convaincre trop vite. Je résumerais celle qui ressort le plus ainsi : sans ambition, on n'essaye rien, avec de l'ambition, on ne réussit rien.

En tout cas, je suis sorti de ce film écorché et fatigué. C'est un film dur, il faut le préciser. Un film qui maltraite les corps comme les idéaux, un film intelligent qui fait profondément appel à notre cerveau, mais ne l'en laisse pas sortir intact.

égéa : +1. J'aime bien la formule : sans ambition, on n'essaye rien, avec de l'ambition, on ne réussit rien

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