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La décentralisation épuisée

J'ai assisté il y a quelques semaines à un débat sur les territoires. Cela m'a agacé à plusieurs reprises mais aussi intéressé grâce à des idées nouvelles et des points de vues nouveaux (pour moi). Voici quelques réflexions que j'en tire. Et tout d'abord le constat de l'épuisement de la décentralisation : pas seulement due à des raisons politiques, contrairement à ce qu'on croit trop souvent.

source

1/ Constatons tout d'abord qu'au-delà de tous les discours et de toutes les dispositions institutionnelles mises en place depuis 1982, la décentralisation s'affaiblit.

2/ On observe tout d'abord une sorte de concurrence des régions,qui veulent toutes affirmer leur rôle, aussi bien à Paris qu'à Bruxelles, avec des succès divers.

3/ Surtout, la réalité du pouvoir économique réside à Paris : c'est un des effets de la révolution des transports, mais aussi de la mondialisation, qui est à la fois un mouvement d'internationalisation économique, et le résultat des techniques de communication informatique. On a ainsi assisté à une concentration des entreprises. La France a ainsi privilégié une logique de grand champion, afin de durer dans la concurrence internationale. Désormais, les centres financiers et décisionnels se trouvent tous à Paris. Les patrons de province viennent une fois par semaine à Paris. Les centres déplacés en région n'ont finalement qu'une faible autonomie décisionnelle, et rapportent très vite "au siège". Du coup, pour obtenir la décision favorable, il faut monter à Paris, de façon beaucoup plus fréquente qu'autrefois.

  • Ainsi, la modernité a resserré le territoire. Celui-ci était autrefois beaucoup plus distendu, et permettait donc une décentration de fait.

4/ Ajoutons que la France est, d'une certaine façon, trop riche : comme elle a les moyens, elle refuse de choisir et accorde tout à tous. C'est très égalitaire (donc très français) mais pas forcément très efficace, puisque par conséquent cela implique de ne pas faire de choix territorial. L'aménagement du territoire ne signifie pas qu'il faille installer des pêcheries au cœur du Massif Central, au motif qu'il y en a en Bretagne. C'est pourtant, peu ou prou, ce qu'on a fait. Dès lors, on refuse de mettre en place des spécialisations, ou même d'accepter des destructions créatrices schumpéteriennes.

5/ Il y a toutefois des difficultés liées à l'organisation institutionnelle du territoire :

  • il est probable que le cumul des mandats empêche une saine répartition des responsabilités entre le député (élu de la nation et non pas d’un territoire : il est néfaste d'entendre sans cesse parler de "député-maire") et l'élu local. L'un devrait s'occuper, comme l'indique son mandat, des affaires nationales, l'autre des affaires locales. Cela redonnerait d'ailleurs du sens au sénat, qui représente justement les collectivités territoriales.
  • ensuite, le refus de choisir a suscité une multiplication délétère des échelons : outre la commune et le département, on a ajouté l'intercommunalité et la région. Constatons que l'intercommunalité a entraîné une augmentation incroyable des budgets (et des fonctionnaires) alors que le chef de l’intercommunalité n'est pas élu : autrement dit, une couche "fonctionnelle", technocrate et pas vraiment démocratique, qui avait été pensée pour économiser (puisqu'on allait partager) et qui a dans les faits conduit à l'inverse : augmenter les dépenses. La France, championne du monde des ronds-points à l'entrée des villages !

6/ Puisque l'on refuse de choisir, on laisse les décisions se prendre par une sorte de concurrence économique, et non par choix politique. En abandonnant l'aménagement du territoire (et donc non seulement la décision, mais l'impopularité de la décision et l'opprobre traditionnelle du Paris et le désert français, comme si le diagnostic de 1947 avait encore du sens), on laisse les régions se bagarrer dans la chasse aux subventions, avec une sorte d’émiettement des crédits qui favorise autant, sinon plus, le pouvoir central.

7/ Je n'ai pas aimé entendre des expressions comme "souveraineté territoriale", "redonner le pouvoir de l'impôt", "rendre la capacité normative aux régions".

8/ En fait, je suis assez gêné par les régions qui ont une identité qui se superpose (plus ou moins exactement) avec celle d'ancien régime (Bretagne, Corse voire Alsace). Remarquons qu'elles sont toutes excentrées.

  • Surtout, puisqu'elles sont trop petites, regroupons : plutôt qu'une région Bretagne, une région grand ouest (Bretagne et pays de Loire et basse-Normandie), une grand nord (Nord-Pas de Calais et Picardie), une Alsace Lorraine, une région Centre ouest (Bourgogne + Comté), etc... Des grands machins assez hétérogènes pour qu'il n'y ait pas de processus d’identification.
  • Et bien sur, un vrai grand Paris, joignant l'IDF à la Haute-Normandie, faisant du Havre l'avant-port de Paris et le grand port français. Sinon, le grand port de Paris sera Rotterdam., comme l'indique la rénovation du canal du Nord actuellement décidée.

9/ Pour finir, une question : le territoire est-il le lieu du "réseau" ? surtout si l'on considère que le réseau est la caractéristique du 21ème siècle ...

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par

Chassez le naturel de la centralisation en France et il revient au grand galop! Quid des pôles de compétitivité conçus en fonction des prédispositions régionales? Ces constructions avaient pour but d'éviter ce que l'on pourra dorénavant appelé la "pêcherie des volcans". La conférence à laquelle vous avez assisté en a t elle donné un bilan?

égéa : eh ! non. Beaucoup de régionalistes, pour tout vous dire. Voulant penser différemment, ce qui rendait la chose intéressante.

2. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par

Il y a plusieurs phénomènes à observer : la décentralisation, oui, mais la déconcentration également.

il me semble qu'il manque une partie de la "réalité" politique qui se dessine dans cette campagne électorale. L'histoire des parrainages est très intéressante -soit dit au passage qu'il y a 45 000 signataires possibles. L'intercommunalités, sous toutes ses formes, permet une "re-centralisation" par les partis. Si l'échelon de base de ce système veut pouvoir avancer, il ne doit pas mécontenter le centre, et donc, le parrainage est surveillé. Sous cet angle là, anonymiser les parrainages c'est vouloir lutter contre le système de force politique -je constate.

C'est très intéressant ces intercommunalités car il y a deux grands systèmes. Ou plutôt, il y a ce qui est décrit par les administrativistes, mais c'est tellement long que l'on en perdrait presque la saveur (j'ai cette faiblesse de trouver leur explication très longue). Je me permets de proposer la mienne :
- un système de communes qui vise à créer un centre : ce sont toutes les intercommunalités, en règle général. Le centre est le fruit de la base, ou, plus précisément, c'est la base qui a mis en partage certaines fonctions. C'est la base qui crée le budget. Dans ce registre là, il y a les intercommunalités qui ont supprimé les anciennes structures pour faire place aux nouvelles. Et les autres, les armées metzicaines, ou mexicaines.
- Un système de communes dont on en a tiré un centre, mais c'est lui qui commande, et qui réparti les budgets. La base fait sa liste de besoins, le centre voit. Ce sont les trois villes de la loi PLM (Paris-Lyon-Marseille) à arrondissement.
Vous obtenez un clivage politique hors partis, ou presque, sur ces systèmes : il y a ceux qui sont pour le premier, et ceux qui préfèrent le second.

Le problème du cumul des mandats ne s'inscriraient que dans ce bazar, pour ne pas le nommer. La construction d'un collège peut faire intervenir toutes les collectivités, du département à l'Etat. Pour faire avancer les dossiers, et donc étoffer son action afin de monter au tableau, ou à la réélection, il faut pouvoir être présent dans plusieurs assemblées. EGEA décrit assez bien, il me semble, le rôle de Paris comme centre de décision économique. J'en tirerais la conclusion que le maire doit monter à la capitale, et il est terriblement plus facile d'être député que sénateur.

Cette situation est le fruit de ce que l'auteur de ce blog décrit comme le refus de choisir : c'est laisser chaque échelon faire tout, et n'importe quoi. Normalement, c'est du ressort de la Commune que de disposer de la clause générale de compétence territoriale, avant toute chose. Mais comme il a été dit plus haut, chacun transgresse au petit bonheur la chance.

La "fédéralisation" des territoires devrait aboutir à une saine répartition des tâches entre eux, un lissage des compétences, et à la suppression de pas mal de structures. In fine, il n'y a besoin que de la commune, d'un groupe de commune avec la plus grande d'entre-elle -même s'il n'y en a pas-, le département (trop difficile à supprimer, et il peut s'avérer très utile), et la région. La France, louvoyant entre l'Etat unitaire, l'Etat régional et l'Etat fédéral, trouverait sa voie un aménageant les trois solutions à sa manière.

Il n'y a pas de décentralisation fiscale, de fédéralisme fiscal en France. Les ressources fiscales des collectivités, c'est comme un panier de devises. Il y a de tout, des taxes et des impôts, mais rien qui ne vous rende politiquement responsable. Créer un système fiscal unifié qui rende chaque échelon responsable, c'est légitimer les échelons, c'est les rendre indépendant, et leur permettre de se regrouper.

Entre parenthèse, l'élection des conseillers, ou de l'exécutif de l'intercommunalité ne correspond que à une chose : atteindre le "rêve" originaire de l'intercommunalité, c'est-à-dire, fusionner les communes. Depuis la Révolution, le choix a été fait de calquer les communes sur les paroisses. Depuis la fin du XIXe siècle -et les conséquences de la révolution industrielle ?-, l'intercommunalité, qui apparaît dès cette époque, devait permettre de concentrer le pouvoir politiquer sur un plus grand territoire. Il était question, et il est toujours question de fusionner les grands centres urbains pour constituer des métropoles. Le gouvernement actuel a encore tenté d'abattre ce chantier en créant le statut de la métropole, qui permet de confier des compétences départementales a une entité urbaine... de taille départementale. Paris était pionnière (ce n'est plus tellement cas en matière urbaine, c'est à relever à mon humble avis), Lyon prendrait la relève (dans bien des domaines).

En toile de fond, il est toujours question de centralisation. C'est le rôle des préfets qui permettent la déconcentration ("c'est le même marteau, mais on en a réduit le manche"). C'est également, et peut être, le rôle des intercommunalités, et du cumul des mandats. L'élu local est associé à un centre supérieur. Le maire d'une grande agglomération est associé à la direction de la France, même s'il ne décide pas de grand chose. C'est cette organisation là que l'on attend du Sénat, et on l'observe à l'Assemblée.

Je remercie chaleureusement EGEA de chercher à regrouper la Picardie avec le Nord-Pas-de-Calais, plutôt que de se laisser aller à l'écarteler avec l'envahissant voisin du sud, à "l'identité" fortement douteuse. Mais dans le même ordre d'idée, je ne suis pas sûr qu'il faille tenter l'expérience de diviser la Normandie historique. Si l'on peut fuir les processus d'identification en faisant sauter la Normandie, je ne pense pas les Picards puissent être le moins du monde désorienté avec L'Artois, par exemple. Dans le même ordre d'idée, regrouper Bourgogne et Franche-Comté, ne serait-ce pas faire ressurgir un mastodonte historique ? La question se poserait dans un avenir à long terme avec un nord unifié, si jamais il lui prenait l'envie de se voir comme flamand.
L'enjeu se situerait plutôt autour du centre de gravité de l'actuelle région du Nord-Pas-de-Calais : l'eurométropole de Lille.

EGEA nous parle de Paris, et de la fameuse citation de Napoléon. J'ai dit plus haut que Paris n'était plus la cité la plus avancée en matière de développement urbain. Relier Paris au Havre, à Rouen, et à Cherbourg (possible hub) surtout, c'est rattraper le temps perdu. Mais il ne faut pas oublier que Lille pourrait devenir le centre économique des ports français du Nord (Dunkerque, Calais, Boulogne) : ce qui fonctionne en matière de centralisation économique peut, peut être, se reproduire à l'échelle locale. Entre ce phénomène de rattachement des ports à Lille, et l'eurométropole, c'est le port d'Anvers qui est en ligne de mire, et l'appréciation des anglais à notre égard.
J'écris cela, mais c'est peut être hors de propos avec la volonté de tout les acteurs précités.

Relier Paris au Havre (et Cherbourg), c'est peut être refaire Athènes : construire des longs murs pour transformer la cité en île. C'est relier par des voies fluviales et de fer l'île de la Cité à la Mer.

Pis, si le TGV a contracté l'espace-temps français, les déclinaisons bi ou trilatérales de ce système (Thalys, Lyria, Eurotunnel, etc... -où la majorité détient la majorité des parts dans chacune des sociétés...) permettront peut être de faire de même avec des "marges européennes". In fine, le port de Rotterdam serait aux ordres du centre économique le plus puissant. La City tremble, et Amsterdam est en perte de vitesse depuis longtemps. L'établissement de la Défense a doublé, voir triplé sa surface depuis sa fusion avec l'établissement voisin. La concurrence franco-anglaise (avec en toile de fond le poids allemand) se joue aussi à ce niveau là. Un port c'est également un centre financier.

3. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par Cadfannan

L'émiettement de la décentralisation par l'ajout de couches successives, qui favorise par contraste le pouvoir central, ne me semble pas émaner d'une volonté de ce dernier. Au contraire, ces couches intermédiaires sont issues d'un double processus: d'abord le constat de l'inadequation de la taille de nos collectivités territoriales face à une concurrence d'abord européenne puis mondiale, qui plaide effectivement pour une concentration: d'où les régions, conçues il me semble dans ce but alors que les départements avaient un but administratif.
Ensuite, le fait que ce ne soit pas tellement le pouvoir qui attire les élus locaux, mais plutôt le statut social qui va avec; du coup, la dilution des responsabilités permet de s'affranchir de la contrepartie du pouvoir.
Enfin, comme vous l'indiquez, l'incroyable capacité française à ne pas faire de choix a conduit à superposer les échelons sans supprimer les couches obsolètes. Résultat: une inefficience subie chaque jour par tous, et une quantité d'argent dépensée en vain...

4. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par panou

Un petit indice sur une évolution possible.Sept cours régionales des comptes vont disparaître aprés fusionnement avec une cour limitrophe.La mesure est restée relativement discréte mais me semble significative.Cette réforme est opérée pour économiser des moyens et il est normal que l'exemple vienne d'une institution qui condamne les gaspillages.Notons que les cours de Picardie et Nord pas de Calais fusionnent comme celles de Haute et Basse Normandie.Tout celà est peut-être un début pour une réforme plus générale et n'oublions pas qu'il y a là un consensus entre le gouvernement et la personnalité socialiste qui a succédé au regretté Seguin

5. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par yves cadiou

Le problème fondamental de la décentralisation, c’est que personne n’a jamais su, ou n’a jamais su dire, à quoi la décentralisation devait servir : ni dans l’intérêt national, ni dans l’intérêt des populations concernées.
Je demande au lecteur d’excuser la longueur de l’exposé qui suit, je le propose en sachant que l’on peut lire en diagonale ou même « zapper ». Je conseille toutefois de jeter au minimum un coup d’œil sur la troisième partie (eh oui, trois parties : on ne fait pas toujours ce qu’on voudrait) qui me semble contenir un élément essentiel et trop peu connu. La troisième partie est intitulée « le pouvoir reste à l’Etat grâce aux règles de la comptabilité publique ».

1 la « préhistoire » de la décentralisation : les années soixante.


Il faut remonter à la préhistoire de la décentralisation (je la connais parce que c’était au programme de corniche) : les années soixante, puis les années soixante-dix. Celles-ci, dans tous les domaines, n’ont fait que prolonger ce qui avait été lancé dans la décennie précédente, plus particulièrement en ce qui concerne la régionalisation après que celle-ci eût été refusée par referendum en 1969.


Dans les années soixante, le pouvoir politique central a voulu que l’administration territoriale, qui recevait ses ordres uniquement de Paris, prenne soin d’accompagner (amélioration des infrastructures) le développement économique sur l’ensemble du territoire national. Les autorités parisiennes se sont aperçues à la fois qu’elles étaient trop loin du terrain et que le département devenait une unité territoriale trop exiguë pour correspondre à l’extension des échanges. On a donc suscité, par une mesure administrative que le grand public ignorait, sans effet d’annonce, des rapprochements entre les départements. Par « départements », à l’époque, il fallait entendre « Préfets » car la seule autorité politique sur le territoire national, c’était l’Etat. Parmi trois ou quatre Préfets voisins, l’un fut désigné pour coordonner l’action des services de l’Etat dans les départements concernés. Ce Préfet, que les services surnommaient couramment « superpréfet », portait le titre d’IGAME, acronyme pour « inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire ». Ce Préfet IGAME n’avait aucune autorité sur ses collègues (contrairement à ce qu’en dit wikipedia), son rôle était seulement de vérifier, par exemple, que la rénovation d’une route départementale était en cohérence avec la rénovation d’une ou plusieurs routes des départements voisins. Son rôle était de veiller à ce que l’action des pouvoirs publics soit en phase avec l’action des agents économiques locaux. Consulter les agents économiques était plus facile à faire localement que par des réunions à Paris, et les décisions restaient au Préfet, représentant le pouvoir parisien, nommé et le cas échéant promu par lui : il s’agissait ainsi donc non pas d’une décentralisation mais d’une déconcentration ; l’on ne parlait pas de régions, l’Etat conservait le monopole du pouvoir politique et les regroupements départementaux (d’ailleurs souvent ignorés du public) étaient faits selon des études économiques à l’exclusion de toute autre considération : le comptage des communications par téléphone ou par fax (il n’y avait pas internet ni de flux RSS auxquels je ne comprends rien, on faisait avec ce qu’on avait), le comptage des transports de personnes et de fret par route ou voie ferrée. C’est ainsi qu’on s’est aperçu, par exemple, que Nantes avait plus de relations avec Angers ou avec Le Mans qu’avec Lorient ou Quimper, ce qui préfigurait sans qu’on le sût une région qui s’appellerait « Pays de la Loire ».


Par ailleurs, dans la grande périphérie de Paris il fallait contrecarrer le poids économique de la capitale : c’est ainsi que Chartres, de façon un peu étonnante, fait aujourd’hui partie d’une « Région Centre » dont le chef-lieu est Bourges. On peut faire la même observation concernant plusieurs villes situées à la limite sud de ce qui s’appelle aujourd’hui « Picardie ».


Les études de flux montraient aussi que des villes comme Dieppe et Cherbourg n’avaient rien en commun pour les activités économiques : l’existence de deux Normandie (une « haute », une « basse ») résulterait de cette absence de liens économiques quand on passerait à la régionalisation.

C’est au début des années 1980 qu’on parle de « décentralisation » et de « régions », en donnant du pouvoir politique, et surtout fiscal, à un conseil régional élu sur le territoire de l’IGAME (qui disparaît sous ce nom et devient « Préfet de région »). Le conseil régional élu est chargé d’exercer des compétences notamment dans le domaine de l'action économique. Peu à peu les gouvernements successifs allègent le budget de l’Etat en transférant aux Régions des charges de plus en plus diverses qui amènent les conseils régionaux à intervenir dans presque tous les domaines, pas seulement dans le domaine de l'action économique. De plus on a donné aux régions des noms traditionnels qui incitent à en contester les limites. Compétences étendues, noms d’Ancien Régime, on est alors loin des regroupements départementaux d’origine, placés sous l’autorité exclusive des représentants de l’Etat.

2 Le problème existentiel


Du fait de cette origine un peu chaotique (d’abord un regroupement administratif de départements voisins, puis la création d’une autorité politique aux compétences mal définies), les acteurs de la décentralisation ont toujours eu un problème existentiel. Lorsque vous dites, cher Olivier Kempf, que la décentralisation est « épuisée », c’est plutôt qu’elle peine à trouver la justification de son existence. Elle peine depuis son origine en 1982 / 86. Le problème existentiel devient d’autant plus perceptible de nos jours que « la modernité a resserré le territoire ». A l’avenir ce mouvement n’est pas près de s’inverser : l’épuisement va se transformer en assoupissement, voire en sommeil profond, à moins qu’au contraire des arrivismes personnels fassent déboucher la régionalisation sur des autonomies ou des indépendances, notamment des régions excentrées. Heureusement, nous avons une sauvegarde.

3 Le pouvoir reste à l’Etat.


L’éclatement politique de la France en régions plus ou moins autonomes n’est pas pour demain. Ceci grâce aux règles de la comptabilité publique à condition qu’elles ne changent pas : plus précisément, c’est la règle de séparation des ordonnateurs et des comptables qui constitue notre ciment. Je vous invite à examiner le document suivant et notamment son paragraphe « les comptables des budgets locaux » http://concoursattache.canalblog.co...

Quelques explications : le comptable est l’agent qui paie les dépenses décidées par l’autorité politique (l’ordonnateur). Le comptable paie sans juger de l’opportunité de la dépense mais en fonction de règles de procédures strictes. Or ce comptable qui tient les budgets des collectivités territoriales (communes, départements, régions) est un agent de l’Etat et non un agent territorial. Cette situation interdit toute pression de l’ordonnateur, politique, sur le comptable, technicien (j’ai eu l’occasion de voir de près fonctionner ce système). Dans ces conditions un président de région (ou un maire, ou un président de département) ne peut pas effectuer une dépense si elle n’est pas conforme à la loi nationale. Ceci parce que jamais un comptable de l’Etat n’exécutera une dépense qui résulterait d’une décision qui ne serait pas passée au contrôle de légalité préfectoral. C’est simple et brutal, mais la rigueur comptable nous met à l’abri d’actions aberrantes, voire clandestines, des collectivités territoriales.

J’ai eu l’occasion, professionnellement, de travailler avec ces comptables de l’Etat. Sans qu’on puisse les qualifier de « sympathiques », on peut toujours leur demander un conseil de procédure s’il manque un document dans le dossier transmis pour paiement : pour répondre à cette demande, ils n’évoquent jamais un « arrangement » ni un « pour cette fois ça ira » mais ils vous trouvent toujours une solution parfaitement conforme aux textes. Nous avons donc ici des gens, modestes et discrets, qui sont finalement la garantie que les règles nationales seront respectées par toutes les autorités politiques, quel que soit le degré de « décentralisation » que l’on atteindra. La décentralisation s’épuise ? C’est peut-être tout simplement parce que les autorités territoriales se fatiguent de ne pas pouvoir faire n’importe quoi comme elles l’entendent.

égéa : je note qu'une des difficultés fut, par facilité, de donner aux régions les noms des provinces d'Ancien Régime, ce que vous rappelez très justment. On incitait dès lors à revivifier des identités disparues. Toutes la question est là : la fabrique identitaire sur des territoires particuliers. C'est ce point qui me gêne le plus.

6. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par yves cadiou

Il ne me semble pas qu’on ait « incité à revivifier des identités disparues » en reprenant des appellations d’Ancien Régime dans les années quatre-vingt. Au contraire les identités régionales sont antérieures à la régionalisation de 1982 / 86. Celles qui avaient disparu n’ont pas réapparu. On le voit par quelques cas. La recherche d’identité bretonne est plus ancienne que la régionalisation de 1982 / 86 : le « drapeau » date des années trente, inspiré du drapeau américain mais sans bleu-blanc-rouge ; l’identification bretonne a ensuite repris dans les années cinquante et soixante par la mise en valeur des costumes et musiques traditionnels, probablement plus dans le but de développer le tourisme que dans un but d’identification, mais une génération (celle du baby-boom) y a vu une affirmation d’identité et la revanche de Bécassine.

Exemples contraires, les régions appelées « Picardie », « Franche- Comté », « Bourgogne », « Auvergne » (seize noms d’Ancien Régime dans la liste, si je compte bien) n’ont pas développé de phénomène identitaire.
Il faut dire aussi que la réapparition d’identités disparues n’est pas vraiment un problème : peu de gens s’y trompent, beaucoup comprennent qu’il s’agit de recruter des électeurs par des arguments sentimentaux : la « réunification normande » a permis à Hervé Morin, président de l'Association pour la réunification de la Haute-Normandie et de la Basse-Normandie de 1999 à 2007, d’attirer l’attention sur sa personne.

Le problème des appellations n’est pas essentiel ni, à mon avis, gênant. On m’excusera de répéter l’idée directrice de mon premier commentaire : le problème fondamental de la régionalisation, c’est que personne n’a jamais su, ou n’a jamais su dire, à quoi elle devait servir. Elle a présenté une relative utilité pour les partis politiques à partir de 1986, avec l’élection des conseillers régionaux par scrutin de liste (les places éligibles sur la liste s’achètent) mais cet aspect est en passe de disparaître avec la création des conseillers territoriaux et la disparition du scrutin de liste pour les élections régionales. http://www.egeablog.net/dotclear/in... Par conséquent l’on peut penser que la région est un échelon administratif qui n’a pas beaucoup d’avenir. En revanche, je crois beaucoup plus au développement de l’intercommunalité et au rapprochement de villes voisines qui, chacune de son côté, s’étendent (Nantes et Saint-Nazaire, par exemple, plus d’un million d’habitants, neuvième espace urbain français). L’inconvénient actuel des intercommunalités, c’est le mode d’élection des représentants. Mais ceci peut se modifier.

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Vous dites, à juste raison, que les régions sont trop petites et qu’il faut les regrouper : c’était déjà le reproche que l’on faisait aux départements mais la régionalisation n’y a rien changé. La route qui va d’Aurillac (Auvergne) à Tulle (Limousin) n’est guère meilleure que celle qui allait d’Aurillac (Cantal) à Tulle (Corrèze). Il existe actuellement des « ententes interrégionales » dont la cohérence n’est pas probante.

Je propose donc une solution assez voisine de la vôtre : créer une grande région. Celle-ci serait de forme à peu près hexagonale, ses six coins se situeraient aux environs de Dunkerque, Brest, Bayonne, Perpignan, Nice, Strasbourg. On pourrait, sans inconvénient, lui donner un nom d’Ancien Régime : France.

7. Le dimanche 18 mars 2012, 19:35 par yves cadiou

En ce début juin, compte tenu de l’actualité électorale, c’est le moment de revenir sur votre point 5 où vous écriviez : « il est probable que le cumul des mandats empêche une saine répartition des responsabilités entre le député (élu de la nation et non pas d’un territoire : il est néfaste d'entendre sans cesse parler de "député-maire") et l'élu local. » Vous posez bien le problème : j’en profite pour imaginer une solution.

Le cumul des mandats est effectivement souvent décrié, y compris par les partis politiques, mais c’est un système qui persiste en dépit de tous les reproches qu’il suscite depuis longtemps. Des tentatives sont périodiquement faites pour le limiter, jamais pour l’abolir vraiment. On n’est probablement pas près de ne plus voir le mélange des genres entre élus locaux et élus nationaux. Je suis d’accord avec vous : c’est néfaste. Mais le poids de la coutume et des intérêts personnels est tel que l’on ne peut pas compter sur les intéressés pour aller au-delà de simples déclarations platoniques ni pour modifier véritablement le système : lorsque nous élirons nos députés dimanche prochain et le dimanche suivant, nous devrons le faire selon des circonscriptions territoriales. De ce fait ils formeront une Assemblée dite « nationale » mais celle-ci ne sera, comme toujours, qu’un rassemblement d’élus locaux.

Soucieux d’être réélus la prochaine fois que leurs électeurs seront appelés aux urnes, dans cinq ans au plus tard mais peut-être avant cinq ans, ils auront une préoccupation : obtenir encore le vote des électeurs de leur circonscription. Pour ça ils s’intéresseront plus, pendant leur mandat, aux préoccupations locales qu’aux préoccupations nationales : le maintien d’une caserne dans l’arrondissement ou d’un bureau de poste au chef-lieu de canton, la construction d’une autoroute qui desservira telle sous-préfecture au motif de « l’aménagement du territoire », leur importeront plus que la politique étrangère ou militaire. Celles-ci sont devenues depuis belle lurette (1970) le « domaine réservé du Président », expression qu’il convient de traduire, en restant poli, « ça ne nous intéresse pas ». Ce n’est pas tant le cumul des mandats qui réduit l’Assemblée dite « nationale » à un simple rassemblement de six cents élus locaux dominés par leurs préoccupations locales, c’est le mode de scrutin par circonscriptions. Or de nos jours le progrès technique permettrait de sortir de ce système électoral qui est territorial, non national, et qui date du XIX° siècle.

En découplant les candidatures et les circonscriptions territoriales, les Législatives deviendraient ce qu’elles doivent être, des élections nationales : seraient élus députés les candidats qui totaliseraient un certain nombre de suffrages accordés par l’ensemble du corps électoral (Hexagone, Dom-com, Français de l’étranger). Ils seraient ainsi les "élus de la nation et non pas d’un territoire". Je n’entre pas dans le détail pour ne pas prolonger l’exposé, mais c’est réalisable de la même façon que pour l’élection présidentielle ou pour les referendums. La Toile permet aux candidats de se faire connaître et de faire connaître leurs idées, du moins pour les candidats qui ont des idées : récemment les sites-internet des candidats à la Présidentielle ont permis aux candidats sérieux de faire la différence et l’on a bien vu que les candidats dont les sites-internet étaient indigents ont obtenu des scores particulièrement faibles.

Il y a quelque chose à faire pour que les Députés deviennent réellement une Assemblée nationale et ne forment plus seulement un rassemblement d’élus locaux. Je vous souhaite un bon dimanche.

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