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Succès de la stratégie

Est-ce que la stratégie, ça existe vraiment ? Est-ce que c'est réellement prévu, et mis en œuvre ?

Comme le relève JYE en commentaire du billet d'avant-hier où Lars Wedin décrivait la géopolitique de la Suède : "Le mot « stratégie » semble donc plutôt être un mot qui donne une valeur importante au sujet". Et JYE de nous dire qu'il y voyait une vraie définition de la stratégie...

Un peu plus tard, lors d'une conversation avec l'allié d'AGS Stéphane Taillat (remarquable stratégiste, auteur de l'excellent blog En vérité, avec de belles études récentes sur la stratégie américaine), celui-ci écrivait :

Bien souvent la stratégie n'est qu'une construction historienne a posteriori.. Pour une lecture convaincante, je conseille les études de cas de Murray, Sinnreich et Lacey dans The Shaping of Grand Strategy. Le dernier chapitre est éclairant: il montre que rares sont les hommes d'Etat a avoir formulé une telle stratégie, plus rare encore ceux qui l'ont mené à bien (à part Bismarck, pas grand monde...). La raison en est simple et je cite Marcus Jones (sur Bismarck): « dans un monde où les résultats restent indéterminés, une stratégie compétente ne consiste pas à fixer des objectifs de long terme et à structurer systématiquement des procédures pour les réaliser, mais plutôt dans une appréhension claire de ses propres principes et priorités associée à une approche flexible et créative afin de produire des gains cumulatifs sur le court terme ".

Si je comprends bien, ces deux correspondants expriment la même idée : au fond, la stratégie n'est que reconstruction faite a posteriori par des analystes.

Ce qui est un peu désespérant, ne trouvez-vous pas ?

NB : je signale le colloque du CREC qui se tiendra le 30 mai à l'école militaire, et intitulé "Vers une analyse du raisonnement stratégique" : cette journée d'étude nous aidera peut-être à répondre à cette hésitation..

O. Kempf

Commentaires

1. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par
N

Pas nécessairement. il me semble qu'il soit possible d'aboutir à une théorie de la stratégie (ce à quoi s'emploie d'ailleurs Colin Gray dans son dernier ouvrage http://www.amazon.com/The-Strategy-...). César ou Alexandre le Grand ne l'avaient pas nécessairement intellectualisé, mais ils exprimaient des comportements correspondant à une universalité des pratiques stratégiques. Un peu comme Monsieur Jourdain, on peut faire de la stratégie sans le savoir, en tous cas sans en être conscient.
Les analystes peuvent a posteriori déterminer si le comportement était stratégique ou pas et l'évaluent en fonction d'une théorie de la stratégie. Au fond, l'intention des acteurs importe peu: il n'est pas important de vouloir savoir s'ils espéraient faire de la stratégie. Il est important de savoir s'ils en on fait. Donc plutôt que de parler de reconstruction a posteriori par des analystes, je parlerais d'évaluation en fonction de critères établis par la théorie stratégique (en chantier en perpétuelle construction, je vous l'accorde).

2. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par Midship

Désespérant ? Moi je trouve ça au contraire très rassurant ! C'est comme la météo :
Au début de l'électronique, on trouva très vite que la compréhension que l'on avait à l'époque de la science nous permettrait de prévoir le temps qu'il allait faire, si l'on pouvait disposer d'une grande puissance de calcul. Parmi les premiers ordinateurs (années 50), on trouva donc un calculateur météo, à qui l'on fit faire une prévision à 24h en entrant des données dans un modèle.
Le serviteur binaire mis plusieurs semaines à prévoir le temps qu'il avait fait le lendemain (et la prévision fut fausse, pour la petite histoire). Aujourd'hui, des prévisions fiables ne sont obtenues que grâce à quatre critères respectés : la connaissance des lois physiques, l'observation précise, standardisée et globale, la mise en équation de l'ensemble dans des modèles mathématiques, et surtout une capacité de calcul sans équivalent dans le monde de l'informatique (les plus gros ordinateurs n'espionnent pas vos téléphones à la recherche d'Al Quaeda, ils espionnent les nuages à la recherche de pluie).
Concernant la stratégie, nous n'avons d'abord pas une connaissance parfaite de la "mécanique" de la chose, notamment parce que ladite chose échappe souvent aux lois physiques. Mais au delà de ça, si l'on considère le déroulement de l'action politique de pays adverses comme mécanique et modélisable, il faudrait certainement entrer dans le modèle le comportement "stratégique" de chaque officier, mais aussi de chaque fameux "caporal stratégique" (ce n'est pas parce que tous les officiers ordonnent de ne pas uriner sur un cadavre que la guerre se déroulera ainsi ...). Faire mouliner tout ça demanderait une puissance de calcul inouïe, pour imaginer toutes les hypothèses. A l'inverse, si l'on ne se restreint qu'aux hypothèses dont on sait qu'elles se sont vérifiées, c'est à dire en travaillant a posteriori, le boulot est quand même plus simple !

Alors résumons : l'être humain ne dispose pas de la puissance cognitive nécessaire pour envisager une action politique sur le long terme comme une suite de causes et de conséquences. Il ne peut que se fixer des valeurs, qu'il puise dans une éthique, et qu'il dérive en comportement. Sa culture générale et personnelle le prédispose à ce comportement. Mais il ne peut pas prévoir.

Dans le temps long en revanche, on peut analyser une suite d'évènements et y trouver la logique des enchaînements. Il ne restera plus alors aux historiens qu'à attribuer ces enchaînements au hasard ou à les incarner dans la volonté d'un personnage.

C'est ainsi très rassurant : nos prédécesseurs n'étaient pas des sur-hommes extralucides, plus intelligent où à la culture infinie. Le cerveau humain dont nous sommes tous faits a ses limites (plus ou moins) et nous avons les mêmes que jadis. Nous nous devons donc d'agir, et de laisser aux futurs historiens le soin de trouver des raisons à nos actions. Nous, avançons. Forgeons nous une éthique, fixons nous un comportement en prenant en compte les analyses stratégiques passées, et avançons.

3. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par

Dans un moment de grande désespérance, j'ai été il y a quelques mois un peu plus total en titrant "Jamais personne n'a eu une quelconque stratégie". Pas très rassurant en effet.

"Et l'Histoire, sur lequel nous nous appuyons pour nous instruire, n'est même pas là pour nous aider avec de nombreux exemples rassurants de réussite. Pour moi, la stratégie de différentes entités au cours des siècles reste souvent une analyse a posteriori (une véritable construction narrative) souvent du fait de l'historiographie des vainqueurs.

Au mieux, la stratégie est quelque chose d'intégrée/d'intériorisée dans un élan des énergies plus que quelque chose de formalisée, comme nous en rêvons tous pour sortir de guêpiers : Afghanistan, Irak, déclin relatif française, etc."

http://mars-attaque.blogspot.fr/201...

4. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par Lars Wedin

"la stratégie n'est que reconstruction faite a posteriori par des analystes"? C'est trop pessimiste. Même s'ils ne élaborent une vraie stratégie selon la théorie, celui qui a de succès doit quand même avoir une idée de la cohesion bonne relation entre "objectifs" et "voies-et-moyens." Mais il est peut-être vraie qu'il y a plus des examples des mauvais stratégies que des bonnes.
En tout cas, on a besoin d'une théorie stratégique pour être en mesure de faire une discussion sérieuse.
Weber insiste sur le fait qu'il faut un langage conceptuel: Ce sont les concepts qui nous permettent de comprendre, d'aller au-delà de la simple description.

Puis comme Clausewitz l'a écrit: « La théorie existe pour que chacun n’ait pas chaque fois à mettre de l’ordre et à se frayer une voie, mais trouve les choses ordonnées et éclaircies. »

5. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par

Comme c’est souvent le cas, chaque fois qu’un mot recouvre une acception complexe, j’en relis la définition. Le premier sens est l’art de coordonner des actions pour atteindre un objectif, ce qui est proche du mot manœuvre. Le second sens est l’art de planifier et de coordonner l’action des forces militaires d’un pays pour attaquer ou pour défendre. Puis par extension : l'art de coordonner l'action de l'ensemble des forces de la Nation - politiques, militaires, économiques, financières, morale. - Pour conduire une guerre, gérer une crise ou préserver la paix,

"La stratégie est de la compétence du gouvernement et de celle du haut-commandement des forces armées." Charles de Gaulle.

Alors que la tactique est limitée dans le temps, la stratégie est une action de longue haleine s’inscrivant dans une dimension temporelle suffisamment éloignée pour que son résultat ne puisse se mesurer dans la réussite d’une action immédiate mais dans un processus militaro-politique. La stratégie se doit donc d’agir dans l’incertitude, mais avec une vision claire. En Indochine, face à Vo Nguyen Giap qui considérait que la guerre est à la fois politique, psychologique et qui inscrivait son combat dans une stratégie révolutionnaire globale, nous ne faisions que de l’opératif, sans vision politique claire et sans discernement de ce que nous devions faire avec nos colonies. Les mêmes erreurs ont été commises en Afghanistan, Un responsable militaire le concédait : «Tous les conflits insurrectionnels sont intéressants à étudier, mais chacun est un cas d'espèce. En Afghanistan, le vrai problème, ce qui fait défaut, c'est la volonté politique des acteurs, la faiblesse de leur conduite stratégique.» Il y a fort longtemps que nous inscrivons nos actions dans une absence totale de stratégie. Notre récent engagement en Libye s’inscrit dans ce paradigme. Victoire militaire apparente suite à un choix d’une tactique qui s’est révélée judicieuse, opératif efficace, s’inscrivant dans une absence totale de stratégie.
Il me semble que oui, la stratégie existe, mais que sa théorisation relève d’une conception bien humaine de devoir soumettre l’incertitude à une modélisation impossible.

En cas de victoire tactique, la stratégie se soumet” (Moltke). “On ne peut concevoir les moyens indépendamment de la fin”. Clausewitz. Hervé Coutau-Bégarie dans son Bréviaire stratégique indiquait que la stratégie contemporaine se décompose en : Stratégie opérationnelle – stratégie des moyens et stratégie déclaratoire. En effet, la dimension communication/explication est indissociable d’une stratégie. Or ce déficit de vision à long terme, cette absence de réflexion et cette incapacité à communiquer explique la plupart de nos échecs : (dette, déficit de construction européenne, manque de vision géopolitique) que l’on pourrait résumer d’un seul terme : absence de stratégie. Si la stratégie n’existait pas, il faudrait l’inventer, ne serait-ce que pour en déplorer sa disparition dans un monde qui ne réfléchit que dans l’urgence, qui ne gère que les crises, qui ne planifie plus.

6. Le samedi 28 avril 2012, 19:54 par Stéphane Taillat

J'ajoute une petite remarque (outre The Strategy Bridge de Gray): une bonne analyse (assez proche de l'esprit de la JE du 30 mai) est celle de Dietrich Dorner (http://www.amazon.fr/The-Logic-Fail...) Pour une application à la question posée par ce post: http://ricks.foreignpolicy.com/post...

Egéa : merci Stéphane pour ces précisions... et ces lumières...

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