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À propos des définitions du cyberespace.

On ne cesse de parler du cyberespace. Je me suis interrogé (après bien d'autres) sur la question des définitions. Où l'approche technique omet souvent l'approche sociale.

source (Du cyberespace à la cyberespèce)

1/ Selon l’ANSSI, le cyberespace est « l’espace de communication constitué par l’interconnexion mondiale d’équipements de traitement automatisé de données numérisées »1 . Cette définition paraît clairement centrée sur l’aspect technique du cyberespace : ce qui compte d’abord ce sont des « équipements », « automatisés ». La dimension spatiale est due à une « interconnexion mondiale » : la construction est donc due à deux paramètres : l’un qui est technique (interconnexion), l’autre qui est géographique. Enfin, l’aspect informationnel est réduit à sa plus stricte expression : on évoque des données numérisées (pour éviter le mot « information, qui est très polysémique et qui prête donc à confusion), mais aussi un « espace de communication » : mais cette communication semble être le résultat de l’interconnexion technique, et on ne s’attarde pas trop sur cet aspect.

Voici donc une définition très technocentrée : on en devine la raison, celle de demeurer le plus neutre et objectif possible.

2/ Si on regarde d’autres définitions publiques, on retrouve très souvent cette vision technique. Ainsi de la définition française donnée dans le concept Cyberdéfense 2, il est « un domaine global constitué du réseau maillé des infrastructures des technologies de l’information (dont Internet), des réseaux de télécommunications, des systèmes informatiques, des processeurs et des mécanismes de contrôle intégrés. Il inclut l’information numérique transportée ainsi que les opérateurs des services en ligne ». Les Américains le comprennent comme « un domaine global au sein de l’environnement de l’information constitué des réseaux interdépendants des infrastructures de technologies de l’information, incluant l’Internet, les réseaux de télécommunications, les systèmes d’ordinateurs, les processeurs intégrés ainsi que les dispositifs de contrôle3 ». On le voit, les définitions sont très proches. Elles détaillent la définition laconique du Livre Blanc sur la Défense de 2008, selon lequel le cyberespace est « constitué par le maillage de l’ensemble des réseaux ».

3/ Ces perceptions techniques semblent oublier un acteur central : l’homme. Or, il est incontestablement partie de ce cyberespace, à de multiples titres. Ainsi, la définition du cyberespace donnée par le Concept d’emploi des forces paraît donner des éclairages supplémentaires. Selon lui, le cyberespace désigne « le réseau planétaire qui relie virtuellement les activités humaines grâce à l’interconnexion des ordinateurs et permet la circulation et l’échange rapides d’informations »4. « Activités humaines », « informations », « échange » : le cyberespace n’est pas seulement un outil technique, ce qui y circule est important. Cela nous révèle deux choses : l’information n’est pas une donnée « neutre », et surtout elle sert à des humains. Le cyberespace s’enrichit dès lors d’une épaisseur sociale que les définitions technologiques passaient sous silence.

4/ Ainsi, cette question de la définition n’est à l’évidence pas aussi neutre qu’il y paraît. Elle inclue des conventions et des représentations qui méritent une analyse plus détaillée de ce qu’est ce cyberespace.

  • 1 ANSSI, « Stratégie de la France pour la Défense et sécurité des systèmes d’information », Paris, 15 février 2011, 24 pages.
  • 2 CICDE, Concept interarmées de Cyberdéfense CIA 6-3, 12 juillet 2011.
  • 3 « A global domain within the information environment consisting of the interdependent network of information technology infrastructures including the Internet, telecommunications networks, computer systems, and embedded processors and controllers », traduction de l’auteur. Cf. Joint Publication 1-0, Department of defense Dictionary of military and associated terms. Cité par Stéphane Dossé, “Le cyberspace : structure et espace d’opérations” in Stéphane Dossé et Olivier Kempf, « Stratégies dans le cyberspace », éditions l’Esprit du LIvre/Cahiers AGS, Paris, 2011. Cité également par Daniel Ventre, « Cyberespace et acteurs du cyberconflit », Lavoisier Hermés, Paris, 2011, p. 65.
  • 4 CICDE, Concept d’emploi des forces, CIA 01, 15 janvier 2010.

O. Kempf

Commentaires

1. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par max

Intéressant, mais finalement peut-on définir le cyberespace? la définition dépend du point de vue du rédacteur (l'ANSSI en charge de la sécurité des réseaux a forcément une approche différente du doctrinaire qui va inclure les notions de conflits informationnels), le cyberespace n'est peut-être pas un "objet" mais plutôt un "sujet"...

2. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par Benjamin

Pour prendre en compte la dimension sociale du cyberespace, on peut se référer aux origines du terme apparut en 1984 dans le roman Neuromancien de W.Gibson.

Il le défini comme « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathématiques… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain… ».

Ce cyberespace serait plus de l’ordre d’une réalité virtuelle, vu qu’on y accède par l’intermédiaire d’électrodes branchées directement au cerveau, et se substituerait donc à nos cinq sens. C’est le monde virtuel de Tron ou de Matrix (dont d'ailleurs est tirée la photo de votre post ce qui confirme mon propos), dans lequel les hommes ont une vie cérébrale, échangent, interagissent. J'avais mis un petit post là-dessus en novembre: http://ead-minerve.fr/WordPress3/?p...
Cordialement

égéa : oui. Daniel Ventre, dans son bouquin, décrit bien les multiples "représentations" associées à ce "cyberespace" qui n'est pas aussi neutre que les définitions objectives veulent le faire croire. LA dimension humaine du cyber doit impérativement être prise en compte, surtout dans une perspective stratégique.

3. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par avocat

Très bel article à la limite de la sémiologie qui sied tant à Foucault mais aussi à Umberto Eco. L’analyse est profonde et permet le recul nécessaire pour mieux appréhender cet écosystème fascinant et, paradoxalement, inconnu. Merci !

égéa : euh... je sens un deuxième degré, là ?

4. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par Colin L'Hermet

Bonsoir M. Kempf,
Votre proposition de dimension humaine du "sujet" ou de l'"objet" cyber me paraît effectivement cruciale, ne serait-ce que pour y appliquer l'intentionnalité qui fait la stratégie ?
Je reformule : la stratégie serait l'expression d'une intentionnalité sur-dans un environnement donné ; le cyber peut intégrer une stratégie pour peu qu'il devienne un environnement ; l'Homme n'y a sa place que par la prothèse.
Si l'on en croit un cadre d'une firme française en biométrie, l'aspect philosophique compte énormément dans l'approche éthique de la biométrie et donc la "recréation de l'Individu" sous une forme de signaux. On ne parle pas ici tant de Tron ou de Matrix que d'une forme d'Habeas corpus numérique : l'endossement responsable et assumé d'une transposition dans le cyber doit passer par le développement de normes légales et éthiques et de moyens techniques. Id est assurer un feedback de sa position au cyberacteur (cyber localisation, cyber positionnement, cyber vision de son environnement sémantique ou technique, etc). L'analogie serait à faire avec le plongeur qui a) sait qu'il est dans l'eau par la pression et l'humidité qu'il ressent et par la perte de certaines capacités dont l'accomodation visuelle et la respiration, et qui b) doit être doté de prothèses dont les capteurs de pression, scaphandre autonome, masque, palmes, tablette de navigation, etc.
A ce titre seulement le "biométré" sait où il évolue, ce qu'il émet, qui le regarde, etc.
Donc le cyber dans sa dimension lieu d'avatars plus ou moins biométrés, au même titre que l'océan, serait un milieu vaste aux courants autonomes (cf thermique marine, convection-conduction sur des reliefs, etc) et aux densités variables (concentration, salinité). L'interfaçage humain y serait somme toute marginal, superficiel, et incomplet.
Dans ces conditions, il semble que vouloir "submerger de cyber" tout les champs d'activité revient à noyer des gens qui ne sont nis préparés ni forcément volontaires.
2 développements :
1) la variabilité de concentration se retrouverait au niveau cyber dans l'idée de la nodalité du maillage physique, qui sera souvent superposée à une concentration de l'activité humaine de sécurité (hub-noeud protégé par un groupement ou un Etat voire un groupement d'Etats). Cette alternance de concentration-dureté-résilience et de fluence globale tend à caractériser autant le temps que l'action-présence étatique.
2) tout développement du champ cyber doit intégrer des méta-droits dont le droit de désobéissance-non appartenance et le droit de rendre compte à un tiers ; de cette incontournable émergence de droits naîtra un pan de la stratégie cyber car en découleront des enjeux de société, donc des points à cibler dans une attaque pour prolonger les théories de Douhet, donc des méthodes et des armes.
Cela a toujours été dit : un pays très informatisé est d'autant plus sensible aux attaques. Mais, sauf erreur, a rarement été abordée la question de liaison-interfaçage avec l'identité humaine.
Si aujourd'hui le cyberconflit semble et peut "se limiter" à pointer nos banques, nos usines de production et-ou d'acheminement électrique, ou des centres de prestation sociale, demain il pourrait, selon les développements éthiques ici proposés, également viser l'effacement de données qui seraient plus identitaires et intimes.
On pourrait alors glisser dans une nouvelle forme de terrorisme, fragilisant encore les populations dans le soutien qu'elles apportent à leurs forces de défense.
Cela est fumeux à cette heure, mais il ne faudrait pas gager de ce que seront les codes sociaux dans 30 ans si le cyber continue sa croissance civile tandis que nous focalisons sur un pan trop militaire (les USA développent bien des kits de révolution et des réseaux semi-indépendants "à emporter"). Alors autant ne pas se priver d'envisager ces possibles et les accompagner s'ils viennent à émerger.
Bien à vous,
Cl'H

égéa : Cher Colin, merci pour ce long et riche commentaire. Qq éléments de réponse :

1/ Intentionalité : oui, vous avez très bien perçu l’origine de ma démarche : pas de stratégie sans intentionnalité, pas de stratégie sans acteurs. Cf ma définition de la cyberstratégie. Je me réfère à Beauffre et à sa "dialectique des volontés".

2/ éthique : c'est effectivement un thème que je vois revenir, et je l'ai évoqué en son temps. En fait, le retour des questions éthiques tire sa source dans l'artificalisation croissante de nos comportements : dans le domaine militaire, drones et robots. Et ds le domaine général, cyber. Du coup, cette question éthique est encore plus nécessaire ds le cadre de la cyberstratégie...

3/ biométrie : A la fin du livre que nous avons écrit avec Stéphane Dossé (Stratégies dans le cyberespace) nous concluons justement sur la prochaine étape : celle de la transformation de l'homme en lui incorporant des machines, dans une sorte de perspective bionique. Cela renvoie au bouquin de mon cher frère, "La révolution biolithique", qui s’interrogeait il y a dix ans sur cette artificialisation : non plus seulement des sociétés (le cyber) mais du vivant proprement dit, avec des frontières malaisées à tracer.

4/ individu: je constate que vous centrez votre réflexion sur l'individu. IL me semble qu'il fau aussi le considérer socialement, c'est-à-dire en groupes, jusqu'au niveau supérieur de l'Etat. Certes, cela s'éloigne de vos préoccupations de biométrie qui, par construction, sont centrées sur l'individu....

5/ militaire : mais la cyberstratégie n'est pas l'apanage des militaires, ce serait une vision fonctionaliste, donc tronquée. Il reste que la dialectique des volontés utilise la violence. La stratégie est tout de même une histoire de conflits. Et je renvoie alors à la distinction classique entre le stratège (qui fait la guerre) et le stratégiste (qui la pense). n peut être bon dans une fonction et mauvais dans l'autre.

5. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par Colin L'Hermet

Cher M. Kempf,
Je manque de temps pour vous écrire un commentaire concis, alors je vous en écris un long (merci Voltaire).
- votre point 4) sur une apparente opposition individu-groupes-Etat dans nos réflexions : le cyber est un ensemble de grumeaux dans un bain viscosité variable, cette observation peut se superposer au niveau social où l'individu forme la masse, les concentrations de volonté-pouvoir correspondant souvent à l'existence d'instances ou d'institutions. La biométrie dans le cyber n'est qu'apparemment individuocentrée puisqu'elle est normée par des groupes (industriel, Parlement, Etat) et utilisée par des ensembles étatiques (sauf à focaliser sur la biométrie domotique entre soi et son frigo, mais, bon...). Aujourd'hui l'individu est objet de la biométrie, il n'est pas à l'origine de la démarche qui demeure étatique et organisationnelle.
- votre point 5) sur la question de la mise en oeuvre de la stratégie sur le mode de la conflictualité : cela ramène immanquablement au monopole de la violence légitime de Max Weber. Or notre système français joue pleinement cette délégation du droit de recours à la violence à la figure de l'Etat, sans envisager comme les anglo-saxons (cf Hobbes ou Locke dans une moindre mesure) une réappropriation individuelle de ce droit en cas de faillite-écehc du système (abrogration-transformation du Right to withdraw en Stand your ground, re-codification d'une légitime violence individuelle).
Donc la conflictualité dans le cyber, lorsqu'elle aura fait émerger une ou plusieurs doctrines, sera également à interroger selon cet angle (cf le cryptage comme arme de 2e cat. jusqu'en 1999). Le droit au recours à la conflictualité informatique devra faire l'objet d'une approche similaire.
Donc, oui, la réflexion sur le cyber sous son aspect conflictuel ne peut être l'apanage des seuls militaires (cf vos fréquentes réflexions sur le thème).
Bien à vous,

égéa : je suis assez surpris de ce débat qui surgit sur un éventuel monopole des militaires sur le cyber. Je ne sais pas d'où il sort, car je n'entends aucune revendication de monopole....

6. Le jeudi 17 mai 2012, 19:31 par Colin l'Hermet

Encore une fois, mes excuses pour m'être mal fait comprendre.
Il n'y a pas de débat sur un éventuel monopole. Je souhaitais juste rappeler, comme vous, je crois, mais n'hésitez pas à me reprendre, que la stratégie sur le champ cyber passe, a) par une définition nécessaire du cyber pour en jauger les enjeux et les objectifs critiques (affaire de tous dont le législateur), et b) par la mise en oeuvre des volontés sur le mode de la conflictualité (affaire essentiellement des militaires, institutions connexes, et marginalement de groupes civils mais alors fréquemment instrumentalisés-récupérés par les dites institutions).
Donc je ne vois nul monopole des militaires sur le cyber. En revanche un monopole légitime de l'usage de la conflictualité que le citoyen souhaite chez nous déléguer à l'Etat.
Bien à vous.
egea: oui, l'Etat semble bien le bon critere de la "cyberdéfense".

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