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Strié, lisse, technologie

Je vous ai déjà parlé des espaces lisses et des espaces striés. Cette idée, due à des philosophes français, est recyclé par les stratégistes pour évoquer les Espaces d'intérêt commun, autrement dit les Global commons. Se pose alors une question : ces nouveaux espaces communs, sont-ils si lisses que ça ?

source

Que dit Deleuze (dans de toutes autres circonstances avec un autre projet....) ? Que les espaces lisses permettent des manœuvres, et qu'ils font penser au tissu, avec des structures discernables. En revanche, les espaces striés seraient complexes, enchevêtrés, et feraient penser à du feutre. L'espace strié est cadencé, référencé, il a des cartes et des chemins. L'espace lisse est insaisissable tellement il est étendu, on y déambule à son gré, sans chemin.

Revenons à la stratégie. J'ai l'impression, au fond, que les espaces lisses sont ceux où la technologie permet une domination facile, qui écrase la volonté. Les espaces striés sont ceux où la technologie joue sa part, mais où la volonté continue d'avoir un effet. Ainsi, dans le milieu aérien, l'air power permet d'établir une domination et donc d'avoir la maîtrise du milieu. L'air serait ainsi un espace lisse pur, tout comme l'exatmosphérique. Ce serait également vrai du milieu maritime (même si j'y observe plus de discontinuité : entre côtes et haute mer, entre mer ouverte et détroit, entre surface et sous-mer et sur-mer, etc...). En revanche, la terre serait un espace purement strié : la technologie y joue sa part; mais la volonté peut toujours utiliser les stries (les plis) du terrain (reliefs, végétations, espaces urbains) pour reprendre localement l'avantage.

Reste le dernier "espace d'intérêt commun". Le cyberespace est-il aussi lisse qu'on le pense ? Je n'en suis pas si sûr. Il me semble en effet beaucoup plus enchevêtré (analogie du feutre) et recéler de nombreux plis qui permettent à des volontés de s'opposer localement. En fait,bien que technologique, le cyberespace me paraît un espace strié. Cela ne signifie pas que la technologie n'y joue pas sa part, et qu'il n'y a pas de dissymétrie structurelle. Mais ce n'est pas l'espace lisse que l'on dit, ce qui conduit à relativiser, peut-être, son assimilation aux "espaces d'intérêt commun".

Réf:

  • « Se fondant sur l’analyse de Leroi-Gourhan (L’Homme et la Matière, Ed. Albin Michel, 1943), l’espace strié est rapporté au modèle du tissu, avec sa structure (fils de trame et fils de chaîne, et croisement perpendiculaire des deux), sa finitude (largeur du tissu définie par le cadre de la chaîne et l’aller-retour du fil de chaîne dans ce cadre fermé) et son ordre dynamique (les fils de chaîne s’écartent pour laisser passer le mouvement régulé des fils de trame), alors que l’espace lisse sera pensé sur le modèle du feutre, comme « anti-tissu » qui n’implique aucun dégagement des fils, aucun entrecroisement, mais seulement un enchevêtrement aléatoire des fibres, à la fois homogène (« lisse »), susceptible de croître en tous sens, et infini en droit. (…)
  • in Mireille Buydens, « Espace lisse / Espace strié » in Le vocabulaire de Gilles Deleuze (sous la dir. Robert Sasso et Arnaud Villani), Les Cahiers de Noesis n° 3, Printemps 2003, pp. 132-134, cité ici

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 17 juillet 2012, 22:14 par Kouak

Considérer qu'un espace est strié ou lisse, c'est un peu faire fi des interactions entre ces mêmes espaces.

Si la terre limite la lisibilité de la surface des océans (détroits, cap, îles), elle joue aussi sur l'air. Si l'on vole près du sol, c'est justement pour profiter des bosses et autres masques de terrain qu'offre la terre.
Et l'inverse est aussi vrai, contourner un obstacle par un hélicoptère ou par la mer, c'est profiter d'un espace lisse pour s'affranchir d'un espace strié.

égéa : yes... Pour l'instant, je n'en étais qu'à la caractérisation, mais vous avez raison, c'est tout l'intérêt des "entre deux" et des intersections.

2. Le mardi 17 juillet 2012, 22:14 par

Lisse et strié sont également des idéaux-type : par définition, ils sont relatifs, ils sont rarement "absolus". Le maritime est lisse mais il n'existe pas sans ports, sans chantiers navals, voire même (pour reprendre la G-B du 19ème-20ème) sans chemins de fer et sans industrie sidérurgique, nécessairement au sol et qui représentent des espaces passablement striés. Idem, évidemment, pour les pistes et autres bases aériennes.

Du coup, le lisse et le strié ne se comprennent pas tant dans ce qu'ils sont ontologiquement mais en temps qu'espace conceptuel de progression ; en somme, comme le support de la cinématique du déploiement des forces. Ils introduisent des règles mais c'est à l'acteur d'en jouer. Du coup, Kouak a raison, l'intelligence réside autant dans la bonne compréhension des apports d'un type d'espace (aller vite et loin pour le lisse, par exemple) que dans leurs interactions... ou leurs tensions.

C'est un autre débat mais le développement des opérations terrestres (swarming, guerre couplée, introduction de drones MALE dans les forces terrestres, etc.) sont peut être aussi à analyser comme la volonté de "lisser le strié", de rendre conceptuellement plus simple quelque chose d'initialement compliqué. Compliqué et donc dangereux...

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