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De la dialectique à une polylectique stratégique

Bien : vous allez encore dire que je délire et que je raconte n'importe quoi, et que ce billet vient confirmer que j'ai vraiment besoin de vacances. Oui, c'est vrai. Il reste que j'invente un mot (c'est amusant, d'inventer des mots) pour aller au-delà de la dialectique (du grec dialegesthai : « converser », et dialegein : « trier, distinguer », legein signifiant « parler ») : au lieu de converser à deux, il s'agit désormais de converser à plusieurs. Et d'admettre de sortir de la logique du tiers exclu, pour tenter une logique du tiers inclus. En matière de stratégie ...

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Encore une fois, un billet pour tester des idées. Largement critiquable.... et surtout amendable. Un premier jet, en qq sorte....

La logique traditionnelle de la stratégie est celle du duel, comme l’a énoncé Clausewitz, pour qui « la guerre doit toujours être le choc de deux forces vives ». En effet, deux acteurs s’opposent, et pour parvenir à leurs fins, ils utilisent une « logique paradoxale (Luttwak) ou une méthode probabiliste (Guitton). Cette interaction est complexe, ce que pressentait déjà Clausewitz : « Tant que je n'ai pas terrassé mon adversaire, je dois craindre qu'il ne me terrasse, et je ne suis pas maître de mes actions, puisqu'il est tout aussi en mesure de m'imposer sa loi que je le suis de lui imposer la mienne ». (Elle n’est plus objective ni même subjective mais intersubjective, cf. Guitton)

Le cours des choses dépend aussi de l’action de l’autre, ce qui a donné lieu à de multiples applications de cette branche de l’économie qu’on a appelé la théorie des jeux, et qui est d’ailleurs apparue simultanément à la bombe nucléaire : à ce propos de nombreux schémas théoriques de la dissuasion ont utilisé cette théorie pour essayer de représenter la complexité du jeu stratégique nouveau.

Toutefois, tous ces calculs partent de l’hypothèse initiale qui est fondée sur l’alternative : il y a deux « joueurs ». De plus, chacun réduit ses calculs à une alternative (soit il arrive ceci, soit il arrive cela) : autrement dit, à la binarité des acteurs (le duel) s’ajoute la binarité des calculs. Ce qui est une simplification.

Or, la nouveauté du cyberespace teint à ce que cette logique duelle s’efface doublement devant une logique composite.

D’une part, parce qu’au lieu d’un adversaire singulier, on a un adversaire pluriel (plusieurs adversaires) et qu’on ne peut simplifier la nouvelle situation à un bipôle grâce à un jeu d'alliances. D’autre part, parce que les solutions ne se résument plus à des alternatives mais à des champs de possibles, ce qui rend les « calculs » autrement plus aléatoires et incertains.

Cette nouvelle situation réduit d’ailleurs le risque d’ascension aux extrêmes, qui était la marque d’un système dual. Du coup, la guerre est moins intense parce que plus dispersée. C’est d’ailleurs une des raisons qui expliquent le développement des guerres irrégulières, dans le cours historique de l’après-guerre froide. Mais comme on peut moins la simplifier ou la schématiser, elle est moins calculable et donc plus latente.

Ainsi, la complexité du cyberespace qui réunit plus d’acteurs (le cyberespace est la mise en relation de tous avec tous) permet le retour à une sorte d’hobbésisme, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous. A ceci près qu’il s’agit d’un post-hobbésisme, puisque ce chaos ne monte pas aux extrêmes d’avant le Léviathan.

O. Kempf

Commentaires

1. Le dimanche 29 juillet 2012, 19:42 par

Très intéressant; ta réflexion se rapproche de celle de Carl Schmitt dans la Théorie du partisan, notamment sur l'aspect multiple de l'ennemi. Cet aspect s'est développé historiquement avec l'avènement de la stratégie atomique (et donc la multiplication du risque de montée aux extrêmes) qui a mécaniquement renforcé le rôle du partisan. Schmitt prévoit d'ailleurs l'avènement d'un techno-partisan dans les années 60; peut-être serait-il bon de voir comment sa théorie s'applique dans le champ du cyber ?

2. Le dimanche 29 juillet 2012, 19:42 par Ronin

Attention, si l'on se lance dans une réflexion qui se veut la plus large possible, au risque de se borner à une approche trop occidentale.

Pour débuter, si je peux me permettre, je ne suis pas d'accord avec votre référence à Hobbes. La théorie de Hobbes (que je trouve remarquablement intemporelle et brillante), celle du "tous contre tous", s'inscrit dans un cadre très précis : lorsque l'homme est à l'état "naturel", sans éducation, à l'état brut. C'est à ce moment qu'intervient le contrat passé avec l'Etat souverain, qui assure sa sûreté en échange d'une certaine docilité.
La guerre du tous contre tous ne vaut plus lorsque le contrat avec l'Etat est signé, parce qu'en théorie les sociétés sont apaisées. C'est du moins la thèse du Léviathan.

Ensuite oui vous avez raison, l'approche duale de la guerre selon Clausewitz est dépassée aujourd'hui. Mais historiquement parlant, à t-elle été déjà pertinente à l'échelle du temps long ? Je veux dire, les grandes guerres majeures inter-étatiques qui valident les théories de Clausewitz ne sont pas si nombreuses que cela à l'échelle de l'humanité. Personnellement je suis profondément anti-clausewitzien, mais c'est une autre affaire.
Deux exemples :
- Période du Sengoku au Japon, XV° siècle, où plus de 10 seigneurs de guerre (daimyo) se déchirent durant 1 siècle pour savoir lequel d'entre eux montera sur le trône du Shogun et unifiera le pays.
- Période post-Alexandre le Grand en Macédoine au III° siècle, où ses 5 principaux généraux se livrent une guerre fratricide pour l'héritage territorial des conquêtes d'Alexandre.

Et on peut citer des centaines d'autres.

Bref, la guerre à plusieurs acteurs n'est pas une nouveauté. Le cyber apporte certes un nouveau champ de bataille où chacun peut y véhiculer son outil militaire, mais la stratégie à plusieurs opposants ne date pas d'aujourd'hui. Le jeu des alliances à des degrés d'interêt variés en est même le principal outil mathématique. On en a même fait un excellent jeu de société dans les années 90, qui s'appelait "diplomatie" (je ne sais pas s'il existe toujours, mais c'était remarquable).

La stratégie à plusieurs est une vision de la guerre qui déplaît un peu aux occidentaux, à mon avis. Nous aimons tant que les choses soient bien structurées, simple d'approche, méthodique.
En Asie la pluralité stratégique est une réalité. Il n'y a qu'à voir comment la Chine conçoit son Livre Blanc, avec une véritable approche globale de tous les acteurs qui forment ses peer competitors : USA, ASEAN, Japon, Russie, UE...
Nous avons des leçons à prendre dans le domaine à mon avis.

égéa : Clausewitz est westphalien, cela est sûr. Il a été porté à son acmé avec le 20ème siècle, où les systèmes d'alliances ont simplifié les affrontements, en deux guerres mondiales. LA guerre froide a été encore plus loin dans le schématisme. ON redécouvre aujourd'hui plusieurs actuers, un monde apolaire. C'est bien pour cela que je parle de post-hobbesisme.... Dépasser Clausewitz autorise aussi à dépasser Hobbes, non ?....

3. Le dimanche 29 juillet 2012, 19:42 par yves cadiou

« La logique traditionnelle de la stratégie est celle du duel, comme l’a énoncé Clausewitz.»
Certes, la logique traditionnelle. Concernant le cyberespace je ne peux rien apporter à la réflexion (ou alors ce serait par hasard) mais il y a déjà d’autres domaines où il faut faire observer que Clausewitz (westphalien de Magdebourg, pas facile) et ses adeptes sont à l’origine de beaucoup d’erreurs d’analyse : les opex, la dissuasion nucléaire. J’insisterai sur celle-ci parce qu’elle est périodiquement contestée sur de mauvaises bases. En ce moment le débat sur l’arme nucléaire est clos mais il se rouvrira. Il faut surtout observer qu’aujourd’hui la même méthode de raisonnement binaire peut conduire à des conclusions différentes de celles qui prévalaient aux débuts de notre dissuasion nucléaire, mais conclusions tout autant erronées aujourd’hui et demain qu’autrefois.

Mais d’abord un mot sur les opex. Intervenant dans des pays divisés, les militaires français ont pris depuis longtemps l’habitude de traiter, plus ou moins amicalement, avec divers acteurs solidement armés dont chacun peut très rapidement passer du statut d’ami à celui d’ennemi ou inversement. Ce n’était pas le cas dans les guerres précédentes, guerres déclarées ou guerres de décolonisation. Les stratèges clausewitziens, nécessairement binaires (la stratégie du duel), n’ont jamais été à l’aise pour analyser les opex.

Plus important, la dissuasion nucléaire. De même qu’ils n’ont jamais su analyser clairement les opex, les stratèges clausewitziens ont toujours analysé de façon erronée la dissuasion gaullienne. Ils y étaient favorables cependant, croyant que cette doctrine était binaire. Aujourd’hui quelques uns, faisant encore un raisonnement inadapté parce que binaire, arrivent à une conclusion différente parce que la situation a changé et croient que désormais la dissuasion est périmée : ils ont tort parce que la dissuasion gaullienne n’est pas, n’a jamais été, binaire.

Il est utile de « revenir aux fondamentaux » de la dissuasion nucléaire française car elle est encore valable. Encore valables aussi, les échanges que nous avons eus ici (20 commentaires) début novembre dernier : http://www.egeablog.net/dotclear/in...

Charles de Gaulle ne faisait aucune confiance aux Américains : « ils ne risqueront pas Philadelphie pour Hambourg », disait-il. Et de fait le traité de l’Atlantique-nord n’obligeait nullement nos alliés à prendre à notre profit des risques pour eux-mêmes : ils ne brandiraient pas la menace nucléaire pour nous protéger. Au contraire ils feraient tout pour qu’une guerre en Europe ne soit qu’une suite, après entracte, de la II°GM et dans les mêmes conditions : ils enverraient des troupes, dont beaucoup étaient déjà positionnées, mais leur principal souci serait de sanctuariser le territoire américain pour qu’il ne souffre pas plus que pendant la WWII.


Le raisonnement gaullien était de forcer la main à nos alliés ; je traduis : « une guerre qui menacera la survie de la France deviendra nucléaire car nous tirerons nucléaire les premiers. Les suites seront imprévisibles et seront graves pour tout le monde, y compris pour l’Amérique du nord. Par conséquent les Américains doivent choisir : s’ils n’ont pas l’intention d’intervenir à notre profit rapidement et massivement en cas de danger, ils doivent dès maintenant se désengager d’un éventuel conflit en Europe, en retirer leurs troupes et leurs armes pour ne pas être impliqués. Si les Américains sont impliqués parce que leurs troupes sont présentes dans le futur conflit, celui-ci aura des répercutions sur le territoire américain à cause de la France qui en fera un conflit nucléaire. »


Les troupes et les armes américaines sont restées en Europe parce qu’Uncle SAm aurait trop perdu en choisissant de se déclarer neutre comme il l’avait fait de 1935 à 1941. De ce fait la dissuasion nucléaire française impliquait fortement les Etats-Unis dans la défense de l’Europe de l’ouest : ce n’était pas un raisonnement binaire, ce n’était pas une « dissuasion du faible au fort » comme se sont plus à le répéter maints commentateurs, clausewitziens ou non, de l’époque. C’était une menace, discrète mais claire et très impolie, adressée à nos alliés d’outre-Atlantique : « nous savons qu’on ne peut pas vous faire confiance, mais ne croyez pas que vous pourrez rester en dehors ». Pour ma part je ne sais pas si menacer ses alliés, c’est clausewitzien.

Quoi qu’il en soit, le même raisonnement resterait valable aujourd’hui, et restera valable longtemps, si la France était en danger de mort. Certains qui considèrent la dissuasion nucléaire comme périmée ont tort. Si la France était en danger de mort, le message s’adresserait cette fois à chaque puissance qui serait capable d’intervenir à notre profit. Grâce à l’arme nucléaire nous sommes prêts à dire : dépêchez-vous d’intervenir avant que cette guerre ne devienne nucléaire de notre fait. Parce qu’ensuite nul ne sait jusqu’où iront les échanges de tirs nucléaires.


Disons polylectique si l’on veut, mais le terme est déjà employé, dans un autre sens et un autre domaine, en apiculture.
Disons plutôt, si l'on veut un mot bizarre, un polylogue stratégique : pas du tout clausewitzien, pas du tout binaire.
Clausewitz, c’est le binaire de la guerre.

egea : j'ai pensé à polylogue, mais il se réfère à dialogue. Et ce n'est pas la première fois qu'un mot a des sens différents dans des contextes différents. S'agissant de l'apiculture (j'avais moi aussi regardé avant de produire le mot) il s'agit d'aller butiner des espèces de fleurs différentes de fleurs : j'aime bien la métaphore, pour tout dire... Quant à votre théorie de la dissuasion, vous avez raison : au-delà des États-Unis, il s'agit de remettre en cause la logique d'Alliance qui se présentait, à l'époque, comme un succédané au système Westphalien. Il ne faut pas oublier que celui-ci était fonde sur le check and balance qui a fonctionné en Europe au  XIX° siècle, mais que les Américains regardent comme la cause du déclenchement de la 1GM : Or, celle-ci dépend justement d'un système d'alliance mal gouverné....

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