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La pensée et la guerre (1) (J. Guitton)

Voici un livre très important que Jean D m'a conseillé. Jean Guitton est un philosophe, catholique mais pas bigot, qui avait une certaine influence après- guerre : certains d'entre vous le connaissent probablement pour son classique "Le travail intellectuel" (à lire si vous commencez à préparer l'EDG). Voici "La pensée et la guerre" (Desclée de Brouwer, 1969, 228 pages), un livre publié en 1969, et qui reprend partiellement quelques conférences prononcées par le philosophe à l’école supérieure de guerre. Il est bon de revenir à des textes anciens, car ils nous aident à dégager des principes vraiment important. Quarante ans d'âge, ça permet de vraiment décanter, et celui-ci est un vin de garde qui est toujours utile.

Jean Guitton , La pensée et la guerre

Livre utile parce qu’un philosophe (un vrai) constate que « le chef doit être à la fois stratège et philosophe » (p. 13). Et d’évoquer « une expression composite, à la fois psychique et physique : c’est la stratégie de la dissuasion. Ces mots sont encore équivoques, puisqu’ils laissent supposer que la stratégie demeure chose de guerre, alors qu’elle est devenue à la fois guerrière et révolutionnaire » (p 18). Ce dernier mot montre que Guitton est malgré tout de son époque (où l’on s’intéressait beaucoup à la question de la révolution) : mais comme c’est quelqu’un de solide, il ne se laisse pas prendre par la vogue du moment et reste concentré sur l’essentiel.

Mais Guitton veut créer « un mot neuf, celui de métastratégie, pour signifier que désormais l’acte stratégique devient aussi un acte philosophique » (p. 22). Parce que désormais, « l’art de la guerre est l’art d’éviter la guerre, en agissant sur le psychisme par le psychisme, par la crainte, la paralysie et la dissuasion ». (p. 24).

Au terme de cette préface, une première conférence traite d’« Hitler, la révolution et la guerre » (pp. 31-55) : je n’en ai pas gardé grand souvenir.

La seconde s’intéresse à « l’art de penser et la conduite de la guerre » (pp. 59-97). Elle est beaucoup plus intéressante. Foch, critiquant les opérations de Ludendorff en 1918, les critique parce «qu’une conception d’ensemble est absolument indispensable, parce que sans elle on n’obtient que des résultats partiels. (…) Le commandement supérieur doit quand même et avant tout maintenir son plan d’ensemble, comme aussi relancer ou soutenir l’action défaillante, sans jamais admettre sa disparition, ni par là une modification ou un abandon de ce plan » (p. 69). En effet, « Loin d’être une somme de résultats distincts et partiels, la victoire est une résultante d’efforts, les uns victorieux, les autres en apparence infructueux, qui convergent néanmoins tous vers le même but » (p. 70). Parce que « la défaite vient de ce que l’on se juge trop tôt défait ». « La dernière heure ou le dernier quart d’heure ont décidé du destin de bien des batailles, mais la pensée et la volonté sont chez l’homme des puissances impatientes et il faut être bien maître de soi-même pour leur imposer ces nécessaires retards » (72). Au fond, pour Guitton, la pensée est aussi essentielle à la victoire que la volonté : comme si la guerre n’était pas seulement dialectique des volontés, mais aussi dialectique des pensées : aussi bien des planifications (le dessein de la bataille) que des structures intellectuelles sous-jacentes.

D’ailleurs, il ajoute : « J’envisage trois de ces attitudes mentales, qui correspondent aux trois premiers nombres : l’unité, la dualité, la trinité » (72). « L’idée d’unité conduit à se poser la question cardinale : de quoi s’agit-il avant toutes chose ? Qu’est-ce qui importe avant tout ? Quel est l’élément premier, auquel je dois s’il le faut sacrifier tous les autres ? « (73-74). « On se prépare ainsi au sacrifice », c’est-à-dire « l’opération par laquelle, ayant clairement compris la disproportion entre le but à attendre et les moyens dont nous disposons, nous acceptons de voir disparaître certains de ces moyens » (74). Car « le but importe seul et il ne dépend pas nécessairement de tel ou tel moyen ». Et « qui veut tout défendre ne sauve rien » (75). Et citant Napoléon, « il y a beaucoup de bons généraux en Europe, mais ils voient trop de choses ». Ils se perdent dans les détails, ne voient plus l’essentiel, de dispersent dans des détails au lieu de simplifier. Il faut perdre les détails pour gagner l’ensemble. « Or, le formalisme juridique, la paresse de l’esprit irresponsable, le désir administratif si militaire de diviser et d’aligner, la préférence donnée au papier sur la vie, tout pousse l’humain à violer la règle de l’unique essentiel ». (77).

Diviser, chose si militaire, au point que « l’Armée appelle la principale de ses unités une division » ? (77). « Platon enseignait que bien diviser, c’est diviser par deux » (78) (et les lecteurs croiront voir une apologie des plans en deux parties, ce qui n’est que l’effet des circonstances et non une intention pédagogique…). Il s’agit de séparer les notions ambiguës (puissance et acte, mouvement énergie, instinct raison, géométrie et finesse, temps et durée,…). « Déjà on aperçoit ces distinctions fécondes de la stratégie et de la tactique qui décomposent l’idée simple de manœuvre » (79). Mais aussi : bluff et menace, propagande et influence, servitude et obéissance … Et de citer Weygand : « ce n’est pas une différence d’échelle, c’est une différence de nature. La tactique suppose que les troupes soient au contact dans une situation définie de l’espace-temps. La stratégie implique la libre disposition de toutes les forces, dans un large espace-temps, en vue d’une fin lointaine qu’est précisément une situation tactique. Avant Austerlitz, Napoléon était stratège. Mais le 2 décembre, il n’est plus que tacticien » (80).. On lira enfin qq lignes sur la logistique, pp 80-82.

La troisième des méthodes de la pensée est de type ternaire : « chercher d’abord une affirmation, puis une négation et enfin une conciliation » (83). Il s’agit d’utiliser la force de la négation, « difficulté de la conversation : s’entendre contredire, écouter, approuver même pour une part ce que dit l’autre, chercher la vérité contenue dans la pensée de l’adversaire afin de féconder sa propre pensée et de la faire dépasser elle-même » (84). Car « dire que tout est vrai, c’est dire que rien n’est vrai, c’est l’attitude du sophiste » (85). Et alors que l’homme de pensée est « plus ou moins incliné à fabriquer la négation selon son image et sa ressemblance », pour l’homme de guerre, la négation se présente « il n’a pas besoin de la chercher loin de lui : elle est là sous la forme de l’ennemi » (86).

En fait « le réel n’est jamais exactement ce que nous attendions qu’il fût. Il est toujours autre ; ou du moins, sa rationalité n‘est jamais celle que nous attendions ». (87). Et « pour faire face à une négation concrète et plus encore à une négation libre, deux conditions sont nécessaires : de ne jamais laisser son esprit vacant (…) et d’avoir assez d’indifférence et de souplesse pour être capable de changer ses dispositions même si l’on s’aperçoit devant la négation que l’on s’est trompé » (88).

On arrive alors à ce paradoxe apparent, qui renvoie l’économise des forces, principe « lié à la négation en ce sens que pour l’adversaire niant, qui vous surprendra en un sens toujours, ne vous surprenne en fait jamais, il faut garder par devers soi des possibilités intactes de réponse et de mouvement par quoi on pourra faire face à la surprise et créer de l’imprévu » (89). Et plus loin, citant Napoléon : « il ne faut pas accorder la préférence à aucun genre d’attaque : il faut agir selon les circonstances » (92). Et du même, dans une note de bas de page : « La guerre est un anachronisme. Les victoires s’accompliront un jour sans canons » (96).

(suit de la fiche dans un prochain billet).

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