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Bousculade égyptienne (1)

Ainsi, le président élu Mohamed Morsi a changé toutes les têtes de l'armée égyptienne, et en fait la direction militaire du pays (voir références ci-dessous). Cela amène deux types d'analyses : les unes intérieures (1), les autres extérieures (2)

source

1/ M. Morsi était présenté comme un personnage falot. Déjà, il avait surpris dès les premiers jours de son élection en remettant en cause les décisions du CSFA qui avait annulé le résultat des législatives et imposé le contrôle de l'assemblée constituante. Ce premier coup de force n'avait pas été apprécié à sa juste valeur : en fait, M. Morsi testait la volonté des militaires. Or, ceux-ci avaient laissé faire, ce qui a été interprété par les frères musulmans (FM) comme le signe qu'ils pouvaient pousser leur avantage.

2. Ils ont été prudents toutefois et ont donc dû négocier le coup de force de ce week-end : en déposant le général Tantaoui, en changeant les titulaires des principaux postes des armées, les FM n'ont fait que rendre publiques une transition qui a dû être négociée dans l'ombre et acceptée par les militaires. Pourquoi ?

3/ Tout d'abord parce que ceux-ci étaient mal à l'aise dans leur rôle de gouvernement ultime du pays. De plus, s'ils étaient d'accord pour être associés à un système qui leur faisait la part belle, la remise en question publique de leurs privilèges a dû attirer l'attention des plus lucides. Ajoutons qu'une certaine immobilité empêchait la progression de "jeunes" officiers" sur lesquels se sont probablement appuyés les FM pour négocier le départ, en bon ordre et avec des sinécures, des dirigeants actuels.

4/ Ainsi, le pari stratégique de l'armée égyptienne aura été relativement réussi : que tout change pour que rien ne change. Certes, H. Moubarak a été déposé mais il n'y a pas eu de tourmente révolutionnaire à l'issue. Certes, les dirigeants militaires associés à l'ancien régime quittent discrètement la porte, mais sans être remis en cause directement. Autrement dit, la transition a été réussie.

5/ Enfin, il est probable que l'armée a vite tranché face l’alternative suivante :

  • soit vouloir se maintenir au pouvoir à tout prix, au risque de se heurter à une révolte populaire cette fois plus violente : l'exemple syrien a certainement dû montrer l'inanité d'une telle voie
  • soit composer avec les Frères musulmans, avec qui ils ont l'habitude de travailler depuis maintenant plusieurs décennies : en effet, et comme je l'ai déjà signalé, les FM sont dans une situation de co-gestion avec le pouvoir depuis maintenant longtemps et les militaires se sentent bien des points commun avec eux, surtout qu'ils les distinguent nettement des salafistes. Au fond, les FM représentent une sorte de voie nationale et centriste, à mi-chemin entre des islamistes radicaux s'inspirant partiellement d’idéologies extérieures, et des libéraux occidentalisés, prenant eux aussi leur source à l’extérieur.

6/ Dès lors, le pari des militaires est probablement de laisser faire les FM, tout en gardant la possibilité de revenir en recours s'ils observent un échec. Autrement dit, de revenir à une position en retrait, conforme à leurs aspirations profonde. Cette scène orientale aura été jouée à la faveur d'un changement de génération, avec subtilité et une certaine mesure.

Sauf coup de théâtre, l'affaire semble bien jouée aussi bien de la part des FM que des militaires. Le coup de force n'est qu'apparent, et il a été négocié depuis quelques semaines.

Il reste à voir les conséquences extérieures, ce qui sera l'occasion d'un prochain billet.

Réf :

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 13 août 2012, 20:22 par dorian83

"l'armée égyptienne a réussi (à ce que) tout change pour que rien ne change". Autrement dit, l'armée égyptienne serait "lampédusène" ;-).
Finalement, armée égyptienne et OTAN = même stratégie.
De là à conclure que les institutions militaires se caractériseraient par une volonté à afficher un perpétuel chamboulement alors qu'elles resteraient finalement ancrées dans une forme d'immobilisme, il y a un pas que je n'oserais franchir....

egea : n'hésitez pas : un petit pas pour vous, un grand pour l'humanité !

2. Le lundi 13 août 2012, 20:22 par Colin L'hermet

Bonsoir,

Je me permettrai de m'interroger à voix haute sur les mutations centristes que l'on prêterait aux Frères Musulmans, sur ce blog, français (je ne veux pas généraliser avec "occidental").

Certains vendredis soir, j'aime me servir un Lagavulin et relire A.Chouet en laissant distraitement dériver mon crayon sur les organigrammes colorés de la diffusion des courants issus des FM dans les années 1960-1970.
Oui, je sais, ce sont des loisirs bizarres.
Mais comme on est mardi, je ne l'ai pas fait, et je me fonde sur ma seule mémoire, et à jeûn en plus.

Toujours est-il que j'ai vraiment, mais vraiiiiiment, du mal à adhérer à une portion de votre point de vue.

Je pourrais ainsi évoquer les ramifications-mutations des FM au Soudan (on y a bien vu leur "cogestion") ou en Arabie, mais vous les connaissez aussi bien que moi.

Je me contenterai donc de relativiser mon propre point de vue et de nimber mon désaccord comme suit :
L'acception de centriste que vous employez ne doit absolument pas, sous peine de contresens, être prise en son sens politique occidental.
Néanmoins les FM se trouveraient effectivement centristes par la position centrale qu'ils peuvent espérer occuper-capitaliser-exploiter entre :
. un corps social exsangue dont ils ont ostensiblement irrigué la survie "depuis maintenant plusieurs décennies" ;
. et un pouvoir armé légitime dont certains officiers généraux ont fait partie de leurs rangs au débuts de l'aventure antimonarchique (A.Sadate et autres officiers libres).

Bref une institutionnalisation des Frères, dans une réflexion de construction étatique où la figure souveraine arbitrerait, avec les fondements chariatiques, la vie sociale et assurerait la protection du peuple de la violence légitime de l'exécutif mis au pas.
Un vrai contrat social au pays des moukhabarats et des chaussettes blanches.
Mais cela reposerait sur une alliance de la tradition et de la modernité, chose bien difficile à réaliser et à faire admettre aux conservateurs de tous bords (dont ceux de ses propres rangs).

Cette mention de la refondation d'un équilibre de l'Etat-nation (de mon seul fait, personne n'ayant jamais prononcé le mot hormis moi) me renvoie aux heures du mélange délicat des indépendances, du nationalisme arabe, du nationalisme nassérien, du panarabisme, du ba'athisme et des subtiles concurrences religieuses sous les bottes militaires.
Autant dire qu'une posture "centriste" ne me parle pas dans un tel contexte.

Et justement, quant à un distingo entre salafistes et Frères musulmans, je croyais me souvenir que c'était à S.Qotb et à son frère que l'on devait les "renaissances" qui ont pris pied en arabie saoudite. Autant d'éléments qui achèvent de concourir à mon scepticisme.
Mais il est vrai que cette centralité des thèses des FM dans les renaissances salaf ou Tawhid Hakimiyya, date désormais des années 1950-1970.
Wait 'n see.

Donc je ne crois ni à un esprit pur derrière la démarche prêtée ni à la réussite de la dite démarche.

Les FM tiennent l'occasion de mener - enfin - leur agenda en Egypte après une longue attente :
. du fait du pouvoir ;
. et après leurs propres atermoiements.

En cela le fond de votre billet est tout à fait juste : ils sont entrain de contraindre leurs antagonistes d'hier à composer aujourd'hui pour pouvoir plumer le pays.
Car la rente aux caciques militaires, déjà fortement remise en cause par la simple démographie (de jeunes officiers n'ayant pas mené les engagements-guerres antérieurs et donc n'accédant pas aux prébendes, remarque également valable quoique dans un cadre moins manifeste pour l'Iran), intéresse tout autant le parti des Frères.
Il se sera notamment agi de s'entendre pour préserver le gâteau avant que de le partager.

L'homme de la rue cairote le sait, tout du moins s'en doute-t-il.
Mais il s'en fiche toujours un peu plus que la femme de la rue cairote, qui elle, peut craindre un peu plus sur la question des libertés individuelles dont l'égalité des genres. Ce en quoi l'homme de la rue cairote lui rétorque que ça ne lui parle pas vraiment, habiba.
Mais comme les gens bien n'ont pas à traîner dans la rue, l'avis de l'homme et de la femme de la rue cairote est contrebalancé par l'avis de l'homme et de la femme dans leur maison cairote.
Car une partie non négligeable de la population sera toujours prête à préférer la sécurité à ces libertés dites individuelles ; surtout dans des pays où la figure-institution arbitrale chargée de préserver-garantir ces droits se montre la première à les fouler ou les monnayer.

Le grand chamboulement-rééquilibrage apparent des pouvoirs internes ne devrait donc pas changer grand chose, comme le disait le Prince Salina, surtout pour les 85 M de personnes concernées.
Quant à la scène internationale, le front syrien est probablement enlisé jusque février-mai 2013, l'Iran sort des scopes jusqu'au moins novembre 2012, la Turquie focalise son attention sur les effets de bord kurdes engendrés par la guerre en Syrie, et Chypre préside l'UE sans autre agenda sécuritaire que la piraterie maritime.
Alors, l'un des gages que M.Morsi pourrait être amené à apporter à l'armée pourrait prendre la forme d'une résurrection de la diplomatie et de la balance soft-smart power égyptiens.

Maintenant, je peux avoir faux sur toute la ligne et animer un procès d'intention, maiiiiis, booon... J'ai vraiment, mais vraiiiiiment, du mal.

Bien à vous
Cl'H

egea : effectivement, l'acception centriste employée dans le billet n'a rien, mais alors rien à voir avec la conjonction Lagarde, Borloo, Morin, Bayrou et Arthuis. Effectivement, le mot "central" est juste, mais la notion de "centriste" s'entend dans un échiquier politique donné. De ce point de vue, ils se situent à égale distance entre une "gauche" pro-occidentale qui a animé les mouvements de la place Tahir l'an dernier, et une "droite" salafite et ultra révélée lors des dernières élections.

Quant à l'utilisation du pouvoir, nous sommes au proche orient et les peuples (auxquels vous faites allusion) ont l'habitude des prévarications des gouvernants, quels qu'ils soient. La réféence n'est peut-être pas adaptée à l'orient musulman, mais nihil nvi sub solec comme dit l'Ecclésiaste.

Après, on va voir l'évolution, car il y a évolution : les FM de 1930 n'ont pas grand chose à voir avec ceux des 70's et encore moins avec ceux d'aujourd'hui. Enfin, comme tous les traditionalismes et autres revivalismes, ils sont l'expression parfaite de la modernité : réagir à la modernité est un modernisme, le paradoxe n'est qu'apparent.

3. Le lundi 13 août 2012, 20:22 par bertrand

Bonsoir à tous.

@ Cl'H : je retiendrais votre mention du contrat social comme pivot (du centre, donc...) à votre post. En effet, ce qu'il me semble important de considérer ici est bien que les FM SONT depuis toujours (sous des formes évolutives, certes, en fonction d' un cycle oppression/libération) l' expression profonde d'une bonne part de la nation égyptienne traditionaliste, un gène imprescriptible.
A ce titre, "FM et révolution" reste un oxymore (comme le dit Henri Laurens au sujet de la "révolution islamique" d' Iran, mais autres motifs, autre culture), une impossibilité, d' où un positionnement conservateur de facto que l'on peut qualifier de "centriste" (voire neutre si j' osais moi aussi). Il aurait été possible d' avoir une certaine anticipation de cela en observant plus attentivement le parcours des FM de la " branche" jordanienne : jamais persécutés par la dynastie Hachémite, ils sont toujours resté intégré dans le tissu politico-social, à bas bruit, ne demandant rien d'autre finalement.
Bref, les FM sont un élément d'équilibre du contrat social égyptien, plus en tant que substrat que parti politique leader. Tiens, ne serait-ce pas la meme "malédiction" structurelle qui désespère François Bayrou ???
Cdlt

4. Le lundi 13 août 2012, 20:22 par Colin L'hermet

Bonsoir à tous,

@ OK
Je vous suis entièrement, à un bémol.
La modernité, pour moi, serait une expérience de rupture, qui se qualifierait comme telle ex post, par l'Histoire et sa lecture (inévitablement orientée, nous sommes subjectifs) le moment venu par les historiens.
Pour moi, le décalage dans le temps ne suffirait pas à faire une modernité.
Je retoiletterais mes notes pro, je les dépoussièrerais, je les réactualiserais. Je ne les moderniserais pas.
Quant au modernisme, je manque de culture pour penser quoi que ce soit.

Je préfèrerais personnellement employer le terme de contemporéanité pour marquer l'inscription de traditions, que l'on pourrait dater comme anciennes, dans un temps qui est effectivement le nôtre.

Cela peut paraître ratiocinations et rabbinades, mais la distinction se veut respectueuse de réalités locales que je devine complexes et que je n'appréhende que de loin et avec mon esprit de français chrétien.
D'où cette démarche personnelle de souhait de distance sémantique.

Pour conclure, j'ajoute que j'ai réagi et posté pour une 2eme raison, moins noble.
Car outre le respect, j'ai bien bien trop peur que la charge positive de termes comme centriste, ou moderniste, puisse rejaillir sur des gens-groupes dont les agendas sont bien éloignés de ces acceptions.
Les FM ne se =pensent= pas centristes, ils =sont= les vecteurs de la tradition idéale, et ils la jugeront plus primordiale que centrale si on les interroge.

@bertrand
A mon tour de rebondir sur un plan plus structural que politique : c'est une vision d'esthétique ou d'artificialité que de penser le pivot comme nécessairement au milieu.
Pourquoi un pivot ne serait-il pas proche d'une extrémité ?

Plus géopolitiquement, un déplacement récent en jordanie, en ville, au bled, et en extérieurs, laisse apparaître un durcissement notable, où les FM n'ont que peu leur mot à dire en tant que force politique, car il s'agit d'un durcissement local et non centralisé de l'affichage de la violence. Des cheikhs détenteurs - comme tout le monde - d'armement léger ou plus lourd, sont désormais contraints de l'afficher de sorte à pouvoir répondre à une surenchère de cette sorte à laquelle participent des acteurs non institués.
Le centre, au sens de neutre, disparaît graduellement au "bénéfice" d'une "brutalisation de la société" (cf Josepha Laroche) qui se manifeste par une réappropriation individuelle ou atomisée de la violence en lieu et place de sa délégation aux institutions acceptées lors d'équilibres précédemment négociés-réalisés.
Dans ces conditions, les pactes sociétaux tels que nous les théorisons ici s'effacent devant la réalité localisée des constructions sommaires (en complexité et en échelle géographique et démographique) visant à la sécurité physique dans l'espoir de contourner la menace de la guerre hobbesienne.

"Les FM (...) plus en tant que substrat que parti politique leader" ?
Tout à fait !
(encore que le fait d'être ou non leader n'est même pas lié à mon adhésion à votre proposition)

Comme vous le suggérez, l'idée de partis rayonnant leurs idées, dans ce contexte de fragmentation, ne tiendrait guère.
En revanche, les impacts des idées que ces mêmes partis ont diffusé seront manifestes.

Donc, en système républicain, le message finit par primer sur le messager, qui s'efface pour cause de menace de guerre civile. Le messager pourra rappeler l'apport de ses idées une fois la tempêtes passée, pour en tirer bénéfice... ou à l'inverse se fera oublier si l'autre camp sort victorieux de la turbulence sociétale.

Des systèmes où le messager politique centralisé continuerait d'être "compact" et à porter le message dans un contexte de menace de guerre civile, on peut raisonnablement penser qu'ils n'ont pas instauré l'Etat de droit et la balance des pouvoirs.

J'adhère à votre point de vue, à ce titre les FM auront pu constituer l'avant-garde d'une réflexion, relayée auprès de et appropriée par un grand nombre d'individus par le réseau de la Confrérie, sur l'inscription de la contemporéanité des traditions en Egypte.
Mais comme toutes les avant-gardes, il serait bon et honnête qu'ils laissent la place.
On peut toujours rêver.

Bien à vous,
Cl'H

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