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Quelques indianités

L'Inde me reste mystérieuse. Voici un petit billet qui s'essaye, au gré de lectures récentes, de trouver des clefs de compréhension, à ma modeste mesure....

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La lecture du dossier de l'Express sur l'Inde, paru à l'orée des vacances de Noël, à été passionnante. Il a été conduit par Michel Angot qui est plus un anthropologue qu'un politiste.

Il nous explique qu'il ne faut pas parler de l'Inde, mais des Indes aux pluriels. Ainsi, il y a des sociétés indiennes, chacun appartenant à plusieurs cercles et parlant plusieurs langues. Le système des castes est ainsi beaucoup plus subtil que ce que le politiquement correct occidental nous en dit, qui y voit une sorte de lutte des classes institutionnalisée, sans remarquer que le système laisse beaucoup plus d'ouverture qu'il n'y paraît, surtout s'il est joint à une appartenance de clans. Ainsi, on est plusieurs choses à la fois, et la catégorisation occidentale peine à appréhender cette multiplicité identitaire.

Du coup, il n'y a pas d'habitude politique ni de "religion" au sens où nous l'entendons. Et ces structurations de la sociétés, évidentes chez nous, ne le sont pas dans les Indes, où le Taj Mahal, mausolée musulman, réussit à être un symbole de l'indianité.

D’ailleurs, cela explique un parti pris de ce dossier : il n'y a aucune présentation géopolitique du pays : le politique est laissé à la portion congrue, la carte indigente, le rappel historique réduit. Car au fond, on nous explique que l’État n'existe pas, puisque cette invention britannique n'a eu aucune prise sur l'existant : les rois n'étaient que des chefs de bande exploitant un territoire au gré d'une fortune heureuse et aucun n'a duré. Ce qui explique que les Maharadjahs, qui n'avaient aucun rôle politique, aient été fort contents de collaborer avec les Anglais : eux, au moins, leur donnaient de l'importance.

J'ignore si ce point de vue est exact : l'Inde reste pour moi mystérieuse, et je me méfie du discours sur "la plus grande démocratie du monde" même si j'ai dû, probablement, y succomber un jour ou l'autre. Il reste que la présentation de cette altérité me semble éclairante.

C'est donc pourquoi j'ai lu avec encore plus d'intérêt l'article passionnant de Julien Bouissou, paru dans le Monde du 2 janvier, qui nous explique la gigantesque campagne d'enregistrement automatique de la population. Ceci passe par l'attribution d'un numéro à chacun des Indiens, au moyen d'une campagne nationale d'enregistrement sur une base de donnée, avec saisie des empreintes digitales et de l'iris. Le programme aurait déjà attribué un "numéro d'identité" à 210 millions d'Indiens, et 600 devraient l'avoir d'ici 2014. Le but officiel consiste à organiser la distribution de l'aide sociale en évitant les échelons intermédiaires (il se dit que 85 % des sommes versées se perdent dans des corruptions diverses).

Ce cas est exemplaire de tout un tas de processus :

  • La construction de l’État ne vient pas seulement du fait guerrier, mais aussi de la connaissance d'une population : au sens premier, d'une "administration" des citoyens. Ceux-ci deviennent Indiens pas l'attribution d'un "numéro d'identité".
  • ce processus est rendu permis par les moyens cyber : il s'agit d'une véritable "informatisation de la société", dans un sens différent de celui donné habituellement à cette expression, mais à mon avis plus profond.
  • Il va de sois que ce rapport entre l'Etat et l'individu contribue à modifier les ancestrales logiques multi-identitaires pour donner une référence commune et partagée, mais surtout unique : entre le tout et l'individu, il peut y avoir beaucoup de choses en sus, mais il y a d'abord ces deux acteurs : l'Etat, et soi-même.
  • remarquons enfin que cette cybernétisation a également pour conséquence d'insérer les individus dans un systèmes bancaire. Le cyber permet une intégration aux circuits économiques ce qui n'était pas possible dans le système prévalant. Encore un signe de cette révolution radicale liant le cyber à l'économie.

On le voit, ce projet n'est pas seulement technique : il agira profondément sur le système indien. Et il amènera des modifications "politiques" aujourd'hui insoupçonnées.

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Alors que les systèmes politiques traditionnels peinent à organiser le monde (démocratie en panne, autocratie à l'évidence insatisfaisante), peut-être assistons nous là à la naissance d'un nouveau modèle. Et l'Inde ancestrale serait la matrice d'une modernité nouvelle, politique et non pas seulement technicienne.

O. Kempf

Commentaires

1. Le vendredi 4 janvier 2013, 20:06 par Christophe Richard

"l'Etat et soi-même"... En toute première lecture de cette idée, je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec le concept d'état marché, qui met en relation directement l'état et l'individu. Ainsi la société indienne rejoindrait directement la synthèse post moderne véhiculée par la mondialisation sans passer par la case nation. Nouveau modèle politique, ou "occidentalisation" dans son expression actuelle?
Bien cordialement et meilleurs voeux pour 2013 (on risque d'en avoir besoin...)

égéa : sans passer par la case nation ? je crois n'avoir pas prononcer le mot. Je ne suis pas sûr qu'il n'existe pas une nation indienne.... En revanche, l'Etat pose la question de son existence. Mais la nation..... En fait, je ne sais pas.

2. Le vendredi 4 janvier 2013, 20:06 par BQ

Illuminant, merci!
Pour le choix de vos illustrations également, esthétiques et signifiantes.
Et pour le taux de bancarisation, le chaînon manquant que quelqu'un récemment m'a fait bien mieux appréhender!

3. Le vendredi 4 janvier 2013, 20:06 par Patrick Saint-Sever

Je profite de l'occasion, unique, pour faire un peu de (double) prosélytisme:
- pour les remarquables éditions "Les Indes Savantes" et leurs admirables collections "études sur l'Asie" et "mémoires sur l'Asie", où vous trouverez beaucoup de choses passionnantes sur l'Inde, notamment. Et sur l'Outre Mer comme les terres de Charente Maritime et d'Atlantique.
- pour Pierre Loti, capitaine de vaisseau Julien Viaud, dont le Journal est édité par la même maison, et qui nous a laissé les traces de la vie des Indes de l'époque héroïque ("L'Inde sans les Anglais" et "Mahé des Indes"), avec un talent dont l'oubli n'honore pas notre époque.

http://www.lesindessavantes.com/db/...

4. Le vendredi 4 janvier 2013, 20:06 par Françoise

Je suis évidemment ignorante , mais je reste perplexe en lisant le passage sur l'absence de tradition étatique . Je crois avoir appris autre chose au fil de mes quelques lectures (dans Markovits , une des grandes références , dans le tome de la Géographie Universelle , où F. Durand Dastes rapporte ce qu'il a lu dans Markovits , et dans je -ne me souviens plus- mais je pourrais- retrouver-mais pas ce soir...) :
il y a une pensée ancienne sur le pouvoir du prince et la morale de l'Etat en Inde , un appareil de référence politique, d'une part, et d'autre part quelques longs siècles de pratique du pouvoir sur de vastes populations: des formations impériales souvent, avec une administration développée, levée d'impôt et aménagement de l'espace productif : les dynasties bouddhistes pendant 8 siècles , du 4eme avant au 4ème après (à la louche), Gupta et Maurya , constructeurs de morale publique, entreteneurs de réservoirs d'eau et canaux, et diffuseurs de préceptes agronomiques (comme en Chine ) ; bref, des "monarchies/ Etats hydrauliques", pour parler comme les spécialistes des civilisations du riz aquatique. Plutôt étendus sur la partie sud du Dekkan, je crois . Mais aussi les Etats musulmans : sultanat de Delhi, Empire Moghol... Quand les Brits arrivent dans le sous continent , c'est une de ces périodes que l'Inde a connues déjà ; les formations politiques unifiantes, globales , se sont effritées avec la fin de l'Empire Moghol, depuis un moment . L'inde est morcelée (plutôt le monde indien, plus vaste que l'Inde actuelle), l'intérieur est pulvérisé en principautés - que vous citez- que les Anglais ne prendront jamais la peine d'unifier ni de réformer - du moment que l'impôt entre dans les caisses.
Il y a un bel article d'un sociologie indien (là aussi , pas ce soir, mais si un jour cela vous intéresse je chercherai volontiers la référence) sur les racines du paupérisme indien : il remonte à la période où les 1ers visiteurs européens observent misère et famines, tout en constatant que ces phénomènes sont concentrés sur des segments des populations rencontrées ; il montre comment le système des castes a été investi par les normes juridiques et économiques modernes (propriété privée , circulation monétaire ), et transformé dans son fonctionnement au XIXème ; puis la grande fracture de la crise des années 1930 . Cela me renvoie , au-delà du gouffre des différences, à la transformation profonde, déchirante , à laquelle on pense peu , de la condition populaire (je n ai pas de meilleur mot) dans l'Europe de la 1ère moitié du XIXème , sous le rouleau compresseur de la "modernité" : Hobsbawm en parle très bien .
Très cordialement.

égéa : chic de vous relire : bonne année, tout d'abord. Et venez commenter plus souvent !

Ensuite, je n'ai fais que répéter ce que j'avais compris d'Angot ce qui est forcément aléatoire et inexact (de ma part, veux je dire) : et effectivement, à vous lire puis à y repenser, j'ai l'impression qu'il place son spectre d'analyse sur la période XVIII° à nos jours : des premières colonisations européennes à la décolonisation. Bref, après le morcellement ?

Toutefois, moi aussi de vagues souvenirs de lectures (sans références) : l'empire Moghol présentait, justement, toutes les caractéristiques d'empire : une domination lointaine, pas forcément organisante, et laissant la part belle aux particularités locales, du moment qu'elles payaient le tribut. Un empire lâche, en quelque sorte : tout comme le sera l'empire britannique ? Enfin, ce qui est très éclairant, c'est la "reconstruction" des castes : celles-ci ne sont pas ce que nous avons cru qu'elles étaient, même si notre regard les a transformées, probablement, en ces simili-classes plus ou moins marxiennes.

Quant aux tribulations de la modernité, et à l'analogie entre la révolution industrielle du début XIX° avec celle du début XXI° en Inde, cela semble fécond !

5. Le vendredi 4 janvier 2013, 20:06 par Françoise

Bien des penseurs au XIXème , et même je crois certains marxistes, ont vu dans le fonctionnement du village indien traditionnel idéalisé (le modèle pédagogique anthropologique, celui qui renvoie à une Inde a-historique, très valorisée au XIXème) un modèle de société , fondé sur la perfection de la complémentarité - qu'il n'est pas inutile de connaître . Donc le rapport du savoir européen avec la société indienne est constamment biaisé par l'idéologie ,et ce que la société européenne (décidément je n'aime plus le mot "occidental" ) pense d'elle-même. N'est ce pas là le sens de l'exotisme , parler de soi . En tout cas , dans les dernières décennies, il m'apparaît que cela continue -évidemment : le grand anthropologue qui a travaillé sur les castes , celui qu'il est passionnant de lire à mon sens , c'est Louis Dumont (homo hierarchicus - homo aequalis-essai sur l'individualisme); or il est souvent cité par des gens qui se bouchent le nez en le mentionnant , parce qu'il n'aurait pas condamné explicitement et vigoureusement le système de castes . Il en a donc implicitement fait l'apologie , selon les mêmes, et c'est mal . Vous voyez que le champ d'observation est loin d'être nettoyé ...
De ce que j'ai lu, le système des castes , qui peut se lire aussi comme un système d'appropriation des ressources et du pouvoir -mais pas simple!- est bien inscrit dans l'histoire et l'évolution . Cette société , si étrange , intègre les nouveaux groupes par la hiérarchie . Les hiérarchies ne sont pas immobiles . Aujourd"hui, les castes sont souples à la modernité (en ville les appartenances peuvent être alternatives, si vous vous intéressez au réseau, cela vous parlera ) et la société urbaine est animée par un mouvement de sanskritisation (imitation des modes de vie des castes supérieures - alimentation, moeurs ) .
Bon en même temps je ne suis jamais allée en Inde n'est ce pas .

Penser à notre passé proche , celui du XIXème, est fécond je crois : on regarde la Chine, on pense à l'Allemagne émergente (je ne parle que de la fin du XIXème); on regarde les campagnes indiennes, on se demande comment cela a été, lorsque le cadre juridique a changé, par exemple en Angleterre, cette comparaison me saisit à chaque fois que j'en parle aux étudiants - pas tous les ans sur l'Inde, mais tous les ans sur des parts du monde. Nos contrées aussi ont été colonisées, modernisées, dans une certaine violence .Comme je suis géographe, je suis frappée par les manifestations spatiales de la "modernité " (ou la post-? je ne sais jamais ) dans ces pays incroyables que l'on dit émergents , mais qui n'émergeront jamais pareil, car ils arrivent tard , la chair commence à être triste dans les gisements de pétrole non conventionnel . bref , ils s'intègrent, eux aussi, dans ce mouvement de fond : ils coupent leurs forêts, leurs pauvres s'accroissent et vont dans les villes, tous se soumettent au bagne du progrès , après d'autres prisons . Ce bagne -ci est assez rempli . Mais l'arrachement à la pauvreté , qui ne concerne pas tout le monde , juste beaucoup de monde , nos ancêtres l'ont connu aussi . Leurs campagnes ont changé, ils ont perdu leurs terres et leurs seigneurs , et l'arrivée du propriétaire bourgeois, sans devoir envers eux, ne leur a peut-être pas paru un progrès , sur l'instant. Bon bien sûr on va dire que je défend l'Ancien régime .
Vous savez quoi. on va dire que l'Inde, c'est complexe. Et aller lire Markovits et Jaffrelot et d'autres (et Naipaul) . C'est l'Asie, disaient nos anciens. Je me demande quand nous avons commencé à croire que nous étions plus simples qu'eux : allons lire Dumont .
C'est toujours un plaisir de vous lire (sauf le cyber : j'imagine que je ne comprends rien alors je saute ) . Je vous souhaite une très bonne année .

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