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Lucien Poirier, le plus grand stratégiste

Voici un petit article publié dans le Casoar, en hommage au général Poirier. il est également mis en ligne par la RDN, qui vient d’ailleurs de publier un cahier spécial consacré au général Poirier, avec une première partie (Le Borgne, Géré, La Maisonneuve, Challiand, Lacoste, Lebas, Malis, ..) et huit textes du général, publiés dans la revue et rassemblés à cette occasion.

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Le général Poirier est disparu le 10 janvier 2013. Né en 1918, Saint-Cyrien de la promotion du Soldat inconnu (1936-1938), il est passé à la postérité non pour ses faits de guerre mais pour son œuvre de stratégiste.

En cela, il était le premier, et tout d’abord chronologiquement. Curieusement en effet, la Spéciale a produit de très valeureux officiers au cours de son premier siècle et demi d’existence, mais elle mit du temps à former des stratégistes. Certes, on peut évoquer De Gaulle qui dans son « Vers l’armée de métier » contribue au débat stratégique. Toutefois, cette œuvre n’a eu de l’influence que rétrospectivement, grâce au rôle historique de son auteur pendant la deuxième Guerre mondiale. Bien sûr il y eut son compère André Beaufre (1902-1975), lui aussi un des théoriciens de la dissuasion. A la suite de Poirier en revanche, on peut citer de nombreux Saint-Cyriens, comme les généraux Le Borgne, de La Maisonneuve, Desportes, Yakovleff. Lucien Poirier est l’initiateur d’une tradition de Saint-Cyriens stratégistes. Mais il fut reconnu tardivement et fut promu général à l’extrême limite, comme si l’institution ne considérait pas ces choses comme sérieuses.

Pour évoquer Poirier, il faut distinguer trois aspects de sa vie : le soldat, le théoricien de la dissuasion nucléaire, le théoricien de la stratégie. Ces trois aspects se succèdent d’ailleurs chronologiquement.

Issu d’un milieu modeste il fréquente le lycée d’Orléans et intègre Saint-Cyr. Mais à peine sorti de la spéciale, voici la drôle de guerre. Il passe cinq ans en captivité à l’Oflag IV D. A l’issue, capitaine en Indochine de la Légion étrangère, il sert au cabinet de De Lattre (1951-1953) et à l’état-major du commandement du Tonkin (2ème bureau) où il prend connaissance des travaux de Gaston Bouthoul sur la polémologie. De retour à Paris, il est affecté au Service d’information de l’armée. Il effectue deux campagnes en Algérie (1955-1957 puis chef de corps en 1969-1962) et travaille pour la Revue militaire d’information qu’il dirige finalement. Il est alors affecté au Centre de prospective et d’évaluation (1965-1971) où il commence à travailler sur la dissuasion nucléaire. C’est le moment où « il entre en stratégie » comme il le disait. Il rejoint l’IHEDN en 1971. Il est inscrit de justesse à la liste d’aptitude en 1974, à titre conditionnel. Il rejoint alors la Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, où il est directeur d’études jusqu’en 1992.La raccourci de cette vie montre que la première période fut, logiquement, celle des apprentissages. Lucien Poirier ne devient un géant qu’à 45 ans.

C’est en effet dans les années 1960 qu’il devient un des « quatre généraux de l’apocalypse », pour reprendre l’expression heureuse de François Géré. Quatre généraux qui bâtirent la doctrine française de dissuasion : Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre-Marie Gallois et lui, le cadet. Le premier invente la notion de dissuasion nucléaire , le second montre la rupture stratégique du fait nucléaire , le troisième indique le pouvoir égalisateur de l’atome . Poirier rédige en 1965 une étude sur les missions et tâches des forces armées dans l’avenir prospectif, qui deviendra un an plus tard son premier ouvrage de stratégie . Son travail au CPE permet de préparer le Livre Blanc de 1972 : en effet, celui-ci intervient au terme d’une décennie de débats stratégiques et fixe la ligne politique adoptée officiellement par la France. Texte politique, texte bref et significatif, il doit beaucoup aux travaux préparatoires de Lucien Poirier (ce qui le distingue d’ailleurs de ses successeurs plus verbeux).

Lucien Poirier continuera de s’intéresser à la stratégie nucléaire, et publiera encore des livres et articles de référence sur le sujet : ainsi, « Des stratégies nucléaires » permet, en 1977, de faire le point des différentes doctrines nucléaires à travers l’espace et le temps.

Mais voici le troisième temps de la carrière de Lucien Poirier : celui où, s’échappant de la « simple » stratégie nucléaire, il fonde une théorie stratégique qui n’avait jamais été écrite auparavant. Là, il est seul et retrouve les sentiers explorés, 25 ans auparavant, par la polémologie de Bouthoul. Il faut distinguer en effet le stratège du stratégiste. Le premier, conformément à l’étymologie, conduit les armées. S’il pense la guerre, il la pense en agissant, c’est un acteur pensant. Le stratégiste, lui, explique la guerre et la théorise. Le stratège peut être stratégiste, certes. Mais ce qui intéresse Poirier, c’est de décrire la « praxéologie », cette science de l’action, utile aussi bien au stratège qu’au stratégiste : il s’agit en effet de comprendre comment « penser l’action ». Car parmi les stratégistes, certains « analysent l’action stratégique et son arrière-plan (…) tels Jomini, Clausewitz, Castex, Liddell Hart, Beaufre. Et ceux qui exploitent ces matériaux pour inventer des stratégies concevables pour l’avenir, tels Guibert, Mahan, Douhet, Mao, Gallois. C’est indubitablement à ce dernier courant que Poirier se rattache ».

Les dernières œuvres de sa vie sont éblouissantes. La crise des fondements, en 1994, analyse la mutation radicale de l’environnement stratégique : d’une certaine façon, la grammaire politique qui encadrait la dissuasion nucléaire est bouleversée. La stratégie retrouve sa liberté d’invention. Mais pour cela, elle peut s’appuyer sur les trois volumes de Stratégie théorique (le premier, paru en 1982 et réédité en 1997 chez Economica, le deuxième paru en 1987, le troisième paru en 1996). Il établit la structure politico-stratégique (du politique au stratégique puis à l’opératif et au tactique), qui est parcourue par des boucles retour (selon un langage emprunté à la théorie de la complexité). Il décrit une « stratégie intégrale » (la « politique-en-acte ») qui inclut une stratégie militaire (à côté d’une stratégie économique et d’une stratégie culturelle). Celle-ci se décompose en voies et moyens, et donc en une stratégie des moyens et une stratégie opérationnelle.

Désormais, ce n’est plus la guerre qui contient la stratégie mais la stratégie qui contient la guerre. Poirier permet de comprendre ce retournement conceptuel en proposant une méthode de pensée stratégique qui va au-delà de la pensée de la guerre telle qu’elle existait avant lui : là est sa plus grande innovation. Chercheur discret, méprisant les mondanités et les bienséances intellectuelles, il mit au service de la France son intelligence puisque tel était son devoir.

Théoricien au sens premier du mot, abstrait et exigeant, Lucien Poirier a ainsi écrit une épistémologie de la stratégie qui en fait un géant intellectuel, dont la portée va bien au-delà du cercle des militaires. Il est devenu, par sa rigueur et son exigence intellectuelle, une des plus grandes figures de la pensée française.

  1. Essai de stratégie nucléaire, 1959.
  2. Introduction à la stratégie, 1963.
  3. Stratégie de l’âge nucléaire, 1960.
  4. Théorie de la stratégie nucléaire d’une puissance moyenne, 1966.
  5. Il faut toutefois signaler ici la nécessaire et féconde antithèse apportée par le général Le Borgne, à qui il rend d’ailleurs hommage, évoquant le « long dialogue que la vieille amitié militaire et la non moins vieille connivence intellectuelle ont instauré entre le général le Borgne et moi. Duellistes-complices (…) nous nous renvoyons la flèche, jamais éreintés de batailler, mais avec un égale sentiment, excitant et angoissant, de ne pouvoir décider dans nos incertitudes », in L. Poirier, avant-propos, Stratégie théorique II, 1987, p. 8.
  6. Sur la révolution praxéologique, voir L. Poirier, Stratégie théorique III, Economica, 1996, pp. 100 sqq.
  7. Gérard Chaliand, introduction à G. Chaliand et L. Poirier, Le chantier stratégique, André Versaille éditeur, 2008, p. 6.

O. Kempf

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Commentaires

1. Le jeudi 25 avril 2013, 20:36 par yves cadiou

Ce que vous écrivez concernant Lucien Poirier et les penseurs de la dissuasion est parfaitement exact. Nous avons connu, dans les années soixante, une période d’intense « exception française » dans le domaine stratégique : la France pensait différemment des modèles dominants. Notons au passage, car évoquer le passé permet d’analyser le présent, qu’aucun Livre Blanc n’était nécessaire.

Pourtant l’on doit à la vérité de mentionner que la doctrine élaborée à cette époque-là entraîna quelques effets négatifs qui se font encore sentir aujourd’hui. Les penseurs que vous citez n’y sont pour rien.

A cette époque des cohortes d’officiers plus ou moins supérieurs, confondant discipline intellectuelle et garde-à-vous intellectuel, ont transformé la doctrine en dogme. En 1972 un Livre Blanc officialisait le dogme et débutait une période de vingt ans d’immobilisme. Pourtant on aurait dû se poser encore quelques questions parce que d’abord le missile Pluton et plus tard les opex, n’entraient pas dans le schéma imposé par le dogme.

Dans les années soixante-dix on s’est beaucoup interrogé, mais en vain, pour faire entrer dans le dogme le missile Pluton qui avait été voulu par Charles de Gaulle : super-artillerie destinée à interdire à l’ennemi de concentrer ses moyens ? C’était alors oublier que nous n’avions aucun système pour détecter ces concentrations. Arme de dernier avertissement ? C’était alors oublier que l’on donnait ainsi à l’ennemi le droit d’aller jusqu’où il voulait tant que ce dernier avertissement n’était pas tiré. L’on a même inventé un mot impossible : préstratégique.

L’explication fut donnée par Alexandre Sanguinetti mais elle passa inaperçue parce qu’elle n’entrait pas dans le dogme. Notre dissuasion nucléaire trouvait son origine (et c’est encore valable aujourd’hui, l’ASMP-A ayant remplacé le Pluton) dans le constat que les Américains n’avaient pas débarqué le 6 juin 40 : le Pluton serait le premier cran d’une escalade nucléaire dont personne ne saurait, de ripostes en ripostes, où elle s’arrêterait. L’escalade déclenchée par la France n’épargnerait pas le territoire des Etats-Unis qui subirait soit des coups directs, soit des retombées toxiques. Par conséquent nos alliés, qui ne sont pas nos amis, avaient (et ont encore aujourd’hui) tout intérêt à intervenir à notre profit avant que nous tirions nucléaire. D’où que vienne l’agresseur, nous ne connaîtrons plus la solitude de juin 40.

Aujourd’hui, cette donnée fondamentale n’est pas encore entrée dans tous les cerveaux et c’est pourquoi quelques penseurs fatigués et largués préconisent la disparition de notre armement nucléaire. Il est vrai qu’après un demi-siècle la doctrine Poirier peut sembler inadaptée, du moins la doctrine telle qu’elle a été comprise et transformée en dogme : celle qui peinait à intégrer le Pluton, aujourd’hui l’ASMP-A et la menace tacite qu’il adresse à nos alliés.

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