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L'impuissance du pouvoir (MAJ)

Malgré les apparences, ce billet n'est pas suscité par l'actualité (même si celle-ci l'illustre incontestablement). Il s'agit d'une réflexion qui résulte d'une discussion où l'on m'interrogeait sur cette formule d'impuissance du pouvoir, que j'avais utilisée. Et qu'il a fallu que je développe, alors qu'elle était sortie "comme ça", même si elle est le résultat de ruminations plus anciennes. Le pouvoir est donc impuissant, mais pourquoi ?

source

D'où vient tout d'abord cette impression de l'impuissance du pouvoir ? L'inefficacité de la lutte contre la crise (cela fait plus de vingt ans qu'on nous explique que "contre le chômage, on a tout essayé" et que "bien sûr, l’État ne peut rien faire"), conjugué à l'incroyable concentration du pouvoir dans une majorité politique, que l'on n'avait pas vue depuis de longues années (présidence, Assemblée, Sénat, 20 régions, 60 % des départements, majorité des communes). Mais la mécanique de la V° République a fait en sorte que quelle que soit la majorité, celle-ci bénéficie des "leviers du pouvoir" pour justement, mettre en œuvre sa politique. Autrement dit, le constat ne vient pas de l'actuelle majorité, et j'avais déjà commencé de le faire avec la précédente.....

Donc, quelles raisons ? Six principales, et une ambivalente.

1/ La subordination du politique à l'économique, qui n'a jamais été aussi accentuée que depuis trois décennies : la dérégulation néo-monétariste des années 1980 a été suivie de la mondialisation des années 1990 et de la financiarisation des années 2000. Le marché devait donner l'équilibre, et le politique était considéré comme gênant l'équilibre provoqué par le marché, et la concurrence. Ce n'est bien sûr pas le marché qui a gagné, mais les maîtres du marché...

2/ Les transferts de compétences à des autorités supranationales : qu'il s'agisse de compétences politiques (comme la prétention d'un droit international qui serait supérieur au droits souverains des États) ou de compétences techniques, devenues simili économiques, à des institutions collectives (OMC). Dans le cas français, le transfert le plus important a bien sûr été conféré à l'Union Européenne, institution qui n'obéit qu'au principe de concurrence, puisqu'elle n'est pas "politique", justement. Elle ignore donc le citoyen et ne s'intéresse qu'au consommateur. Encourageant le piège du low cost.

3/ La décentralisation qui a saucissonné le pouvoir de l’État et provoqué des déficits gigantesques : ainsi, en 2012, le déficit structurel de l’État (central) a baissé de 2%,quand le déficit des collectivités territoriales a augmenté de 5 % . Mais l’État est relativement plus efficace à baisser sa dépense que les CT. Cela fait longtemps que j'exprime mon hostilité à la décentralisation (par exemple ici), miroir aux alouettes qui diffuse des compétences et augmente les coûts (observez ces communautés de communes si dispendieuses, quand on nous expliquait à l'origine qu'elles allaient nous faire bénéficier d'économies d'échelle). Mais ce n'est pas qu'une erreur économique, c'est une erreur politique.

4/ La tyrannie du consensus et de la consultation : pour éviter des conflits, on ne décide plus sans avoir installé des myriades de consultations dans tous les sens, qui ralentissent les décisions et suscitent des stratégies de retardement (Notre Dame des Landes, suivez mon regard).

5/ L'informatisation, ce normographe électronique qui permet de produire du document sans peine, donc de la règle, de la règle et encore de la règle. Pour déposer un permis de construire, il faut désormais venir avec une camionnette, quand c'était un coffre de voiture il y a cinq ans, une brouette il y a dix, un gros cartable il y a vingt et une brave serviette il y a trente. La "normalisation" est ahurissante... et insupportable. Elle est d'abord le résultat de l'informatique, sensée augmenter notre productivité : elle l'a fait partiellement, elle a surtout augmenté notre capacité de production, et n’importe quel agent se doit d'émettre un norme et un formulaire....

6/ La matriciellisation des structures. Quel néologisme, je sais. Cela signifie que face à la "complexification" de la société et de notre environnement, les structures ont réagi par une complexification en miroir. On a instauré des dispositifs matriciels ou en mode projet, au lieu du bon vieux système hiérarchique. Celui-ci avait certes des inconvénients, et notamment celui de ne pas tout voir. Mais il avait des avantages,et notamment celui de ne pas tout voir, et donc de décider. Aujourd'hui, il n'y a plus de "décideur". SI tout le monde décide, personne n'est responsable de la décision, ce qui renforce,plus que jamais, le poids des lobbies. Regardez l'affaire de ce soir, tous ont participé à la décision (club, ligue, mairie, préfecture), aucun n'est responsable. Posez la question autour de vous, dans vos structures professionnelles : plus personne ne décide, et plus personne n'accepte d'ailleurs de décision. Les décisions, quand elles arrivent, sont le produit de la structure (rarement dynamisant) ou de l'extérieur (actionnaires ou concurrents, ou créanciers).

7/ Enfin, la perte de la puissance politique n'est pas simplement le résultat de l'individualisation des sociétés, comme je l'avais pensé initialement. Cette dernière est aussi le résultat de l'impuissance politique. Après, ne soyez pas surpris si les citoyens s'en fichent. Qu'ils votent ou pas cela n'a plus aucune importance. Et le discours officiel sur "la politique" ou "l'économie" n'intéresse pas M. toutlemonde. Ma santé, mes vacances ou mon boulot comptent plus que l'espace commun et la chose publique (ce qu'on appelle de cette expression technocrate et prétentieuse, inventée par des sociologues en mal de jargon : le "vivre-ensemble").

Cette impuissance du pouvoir, associé avec notre modèle politique occidental (que nous baptisons avec emphase de démocratie), explique pourquoi les autres, les orientaux, n'en veulent pas. Les révoltes arabes ne demandaient pas "plus de démocratie". Les pouvoirs proche- ou moyen- orientaux ne souhaitent pas "plus de démocratie", car ils la trouvent inefficace.

MAJ. J'ai omis un point extrêmement important, celui de la médiatisation. Les médias qui se vivaient contrepouvoir sont devenus anti pouvoir. Mais ils sont entrainés dans la chute du pouvoir qu'il ont favorisée.

L'inefficacité est aujourd'hui une source de délégitimation. Impuissant, le pouvoir perd sa légitimité.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Colin L'hermet

Bonjour Dr Kempf,

Avez-vous déjà consulté les 2 ouvrages suivants :
. Qu'est-ce qu'un chef en démocratie ?
(Jean-Claude Monod, 09/2012)
. et Qui doit gouverner ? brève histoire de l'autorité
(Pierre-Henri Tavoillot, 11/2011)
. auxquels j'ajouterais en marge La haine de la démocratie
(Jacques Rancière, 09/2005)

On y retrouve des notions intéressantes :
. les 4 temps de la démocratie : élection, délibération, décision et reddition de comptes ;
. l'intérêt de mieux protéger le moment critique de la décision tandis qu'aujourd'hui l'attention se porte sur le mythe de la délibération (votre pt.4) ;
. lequel tropisme délibératif passe par la chambre de résonnance des médias, postés non plus en contrepouvoir mais en antipouvoir ;
. la mise en parallèle de auctoritas et augere, sur l'idée de l'augmentation, par laquelle le chef tire vers le haut (social, éco, etc) les autres et s'élève moralement par son action, le tout sous une indépassable limite de seuil et d'action ;
. laquelle limite amènerait l'usage de l'autorité en démocratie à n'être pas un exercice équilibré du pouvoir, mais une capacité à savoir quitter le pouvoir.

De votre discussion, j'aurais une fâcheuse tendance à dériver.
Notamment parce que nous ne jugeons le poltique qu'à l'aune de l'économie qui l'a enfermé : déficits, chômage, économies, efficacité, etc. Bref nous n'en sortons pas. Comment prendre du recul sur quelque chose qui nous engloberait.

La réponse doit pouvoir résider ailleurs.

Et je m'orienterais vers une étude de ce que nous entendons par pouvoir, et donc la césure entre pouvoir et autorité (potestis et auctoritas) tels qu'explorés par J.Bodin, M.DeL'Hospital ou Philippe DuplessisMornay, et toutes les écoles de jurisconsultes comme l'école de Bourges etc du temps des structurations du pouvoir par la monarchie.
Bref la réforme du droit romain et l'apparition des concepts croisés d'Etat et de droits de l'individus, masquant dans la centralité de la limitation du droit monarchique de vie et de mort.

C'est peut-être de cette rupture sur le droit de vie et de mort, qui a été réenchâssé par les théoriciens de la violence légale monopolisée-centralisée, qui nous reviendrait aujourd'hui, telle un boomerang, sous les multiples symptômes du profond traumatisme de la peur de la mort dans nos sociétés.
Je ne pense pas que je développerai ultérieurement, c'est un sujet de thèse que j'abandonne à d'autres./.

Bien à vous,
Colin./.

Egea: deux choses. Sur les médias, c'était un point que j'avais à l'esprit l'autre jour et que j'ai oublié hier soir. Je m'en suis souvenu ce matin en me rasant, et vous venez le rappeler opportunément. Quant à votre conclusion : je termine en ce moment un long article sur la guerre et l'Etat (ce qui a expliqué nombre de billets récents) et qui résonne avec votre remarque.

2. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par AGERON Pierre

Une toute petite réflexion ; le pouvoir, défini comme un potentiel, n'est-il pas par nature impuissant tant qu'il n'a pas réuni sous son aile suffisamment d'acteurs participant à la concrétisation d'un grand récit commun ?
L'actualisation, au sens d’Aristote, du pouvoir qui donne la puissance, autrement dit la capacité d'un acteur à faire respecter ses choix, à proposer ses idées et mettre en oeuvre les moyens pour les réaliser peut-elle avoir lieu dans une France sans but partagé ?
In fine, la seule puissance serait celle des firmes qui ont réussi à faire accepter la consommation comme horizon indépassable de vies individuelles, une consommation de masse paradoxalement très différenciée (cf. A. Bourdin, La métropole des individus)
Cette hypothèse ne conduit-elle pas tout droit à ce que V. Havel appelait un régime post-totalitaire, "rencontre historique de la dictature et de la société de consommation " cf. l'article de M. Nazet "Une Chine post-totalitaire ?" sur diploweb

3. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Alphonse

J'adère à tous les points proposés.
mais je me pose pluiseurs questions

La "démocratie" est elle encore adapté à notre monde occidentale?
Quel est la finalité de l'état? cette dernière question étant pour ma part sans réponse actuellement et c'est probablement une des causes de beaucoup de nos soucis.
Le pouvoir n'est peut être plus la ou on croit le percevoir...

4. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par yves cadiou

Lorsque l’on parle de « démocratie », l’on pense le plus souvent à la démocratie représentative. Il est vrai que l’on confond usuellement « démocratie représentative » et « démocratie » tout court, ce qui fausse les analyses qu’on en fait. Cette confusion favorise les glissements sémantiques qui permettent aux représentants de confisquer le pouvoir sous prétexte de démocratie : on a vu récemment qu’exiger un référendum, c’est paradoxalement s’exposer à être qualifié d’ « ennemi de la démocratie » alors qu’un référendum est un acte éminemment démocratique.
Cette crainte du Peuple ressentie par ceux qui se chargent de le représenter n’est pas d’aujourd’hui, elle est structurelle. Dans les années quatre-vingts le clown Coluche s’est amusé à troubler un peu le spectacle politique : il fut aussitôt qualifié de « danger pour la démocratie ». Ce n’était évidemment pas le cas, mais il dérangeait les élus au point qu’aujourd’hui l’on trouve encore des gens pour croire que Coluche fut assassiné pour ce motif.
Même si le pouvoir est impuissant, il est gratifiant pour qui le détient. La confiscation du pouvoir par une aristocratie républicaine et impuissante était appelée le « régime des partis » par Charles de Gaulle qui y mit fin en 1958 par référendum. Mais on y est revenu progressivement au moyen de révisions constitutionnelles opérées par les partis.
Aujourd’hui pourtant nous disposons de moyens techniques pour pratiquer la démocratie directe. Grâce à celle-ci le pouvoir politique perdra beaucoup des caractéristiques qui l’empêtrent actuellement. Notamment le point 4 d’Olivier Kempf, « la tyrannie du consensus et de la consultation » : il ne s’agit que de consensus recherché parmi des représentants et de consultation de représentants. Cette tyrannie, on peut la renverser en se référant directement à la volonté du Peuple souverain. Par conséquent y a plus qu’à.

5. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Arno

Plutôt que d'impuissance du pouvoir (l'accolement des termes sous forme d'oxymore est amusant) n'est ce pas plutôt l'impuissance de l'Etat qu'il faut évoquer?
Le siège du pouvoir ne réside plus exclusivement dans les institutions politiques et appareils administratifs qui ont pris la forme de l'Etat moderne.
Cet Etat moderne dont C. Schmit récusait qu'il se confondait avec la notion de politique il y a déjà 70 ans est un Etat:
- limité: décentralisation, UE, concurrence normative internationale qui voit s'imposer au niveau international un droit souple, conventionnel ou contractuel à un droit "dur" écrit...,
- encadré: les compétences non déléguées sont tout de même soumises dans leurs conditions d'exercice nationales aux normes internationales sur le plan juridique,économique ou budgétaire;
- et contourné (mondialisation, internet, éloge de la société civile dont l'expression publique est "naturellement et moralement supérieure" à toute forme de position adoptée par les pouvoirs publics etc...

Le pouvoir change simplement de siège. La souveraineté qui était l'apanage des Etats depuis cinq siècles (grossier raccourci, j'en conviens)est maintenant en cours de translation...Où ce mouvement s'arretera-il, je ne sais?

Il n'est qu' à voir les sophismes qui parcourent le nouveau LBDSN: la souveraineté des Etats membres sera renforcée par la multiplication des dépendances mutuelles consenties au niveau européen... la sécurité internationale exige la soumission progressive du fonctionnement interne des Etats à des normes internationales; même les collectivités territoriales sont présentées comme des acteurs qui concourent à la sécurité nationale et à la protection de la population à raison de leurs capacités et compétences (je les cherche encore)! L'effacement de l'Etat régalien est un processus qui n'est pas près de s'achever.

6. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par PA

Il apparaît que tous vos points soient liés d'une manière ou d'une autre à une véritable crise de sens, qui rejoint nécessairement les précédentes suppositions sur la prise en main de nos vies et morts, et surtout, pour quoi et pour qui?

Déterminer les liens de causalité permettrait peut-être de trouver des solutions faciles dans ces 8 points pour contrer cette anomie. Puisque la suite du constat est de trouver des sorties.

7. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par oodbae

Bonjour,

je suis d'accord avec les points listés par egea. Néanmoins, j'ajouterais "devenu" et "en France". La question devient alors "Le pouvoir est devenu impuissant en France, pourquoi?"

Ensuite, on se demande comment il aurait pu en être autrement.

Et enfin, qu'est-ce qu'on fait maintenant? Où voulons nous aller? Tout ce qui est humain finit par disparaître. 1000 ans pour construire un état, 100 ans pour l'affaiblir, 10 ans pour le détruire, c'est une échelle qu'on peut souvent appliquer au vu de l'histoire de l'humanité.

Maintenant que le pouvoir politique s'est dilué dans les institutions supra-nationales et les entreprises, personne ne réussira à le rassembler de nouveau dans un état francais fort du type de la troisième république, donc que deviendrons nous, les francais? qui est ce nous? de ce point de vue, la question de l'identité nationale prend son sens, pour envisager l'avenir.

cordialement

8. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Colin L'hermet

Bonjour à tous,

Certes, le pouvoir serait devenu impuissant en France.

Docteur, une incise, sur votre formulation d'un "billet (...) pas suscité par l'actualité".
Pardonnez-moi d'y voir au contraire toute l'actualité justement de votre sujet.
Dire qu'il n'est pas dicté par l'actualité est un contresens essentiellement dû au fait que vous vouliez insister sur le fait qu'il n'était pas suscité par "les actualités" comme on aurait pu dire à une époque qui fut également celle de la "réclame".
Je crois comprendre votre souhait de désynchro du battage et de la syncope des médias, pour bien appuyer que votre réflexion est d'un fond autrement plus riche que l'illustration d'un fait de maintien de l'ordre.
Pas suscité par les faits divers auriez-vous pu écrire plus abruptement.
Car je maintiens que nous sommes au coeur de l'actualité, une actualité dont la temporalité est intrinsèque à celle de cette crise systémique passée visible à compter de 2007.

((egea : vous avez raison]]

I) Ceci dit, dans le flot des réflexions, je reprendrais un tout petit bout de ligne du comment#6 de PA, "sur la prise en main de nos vies et morts, et surtout, pour quoi et pour qui".
Personne ne semble avoir rebondi, et je le conçois, une certaine sousjacente est particulièrement ardue. Car quand on évoque la Démocratie, finit toujours par survenir la question de l’homogénéité du demos pour assurer une unité du kratos !
Bien que cela puisse sembler à première vue nauséabond quand ce n’est pas documenté, cela appelle une réflexion.
Car de façon sousjacente, il est bien question :
. de la force d’un ensemble constitué d’éléments : un collectif formé d’individus, dont on nous dit que la force propre dépasse la somme des forces ;
. de la définition de l’individu comme constituant primal ;
. de la définition du statut de citoyen dans notre cadre politique étatique ;
. et donc des notions d’identité individuelle, collective et politique.

Mais je me trouve pour ma part, là, comme face à la question de l’œuf et de la poule.

Selon M.Walzer, philosophe, "Abattre les murs de l’Etat ne revient pas à créer un monde sans murs, c’est plutôt créer un millier de petites forteresses."
(Michael Walzer, in Sphères de justice, 1983, 1997 en France)
Ce postulat pourrait expliquer qu’un relâchement de l’Etat ait pu ouvrir la possibilité à chacun de créer ses propres frontières à l’intérieur de la société (le début du pt.7 de O.Kempf). C’est l’horizon d’émancipation attendu de l’avènement du politique.
Or selon M.Walzer, "à un niveau quelconque d’organisation politique, quelque chose comme l’Etat souverain doit prendre forme et revendiquer l’autorité nécessaire à la pratique de sa propre politique d’admission [au sein de sa collectivité, i.e. les flux d’entrants et de sortants)".
(Michael Walzer, in Sphères de justice)

Ainsi, nous pouvons observer qu’une telle revendication d’autorité de décision intervient de moins en moins :
. en raison de la confrontation éthique entre ce pouvoir de décision et un humanisme dont la moralité s’est teintée d’Objectifs de développement du Millénaire (ODM) issus pour leur part d’une vision économique plus que sociétale et empruntant aux standards de sociétés globalisées et ressenties comme occidentales (par opposition à un non occident se voyant tout aussi globalisé par cette césure) (cf pt1 et pt2 de O.Kempf) ;
. et en raison de la réduction de la marge de manœuvre dans l’expression de la volonté politique, notamment du fait de l’interdépendance croissante des blocs politiques concernés (encore les pt.1 et pt.2 de O.Kempf).

Dans un tel contexte d’exercice contraint et quasiment promis à l’échec, quel pouvoir sensé irait revendiquer une autorité effective s’il sait qu’il devra rendre des comptes sous les coups de butoir d’appareils érigés en antipouvoirs (marchés et-ou médias principalement) ?

Une telle absence de revendication est ainsi interprétée comme un relâchement supplémentaire de la volonté politique tandis que cette dernière est sapée, encore, par les fragmentations intérieures.

Une spirale dont je ne saurais dire (mais à ce point ce n’est plus nécessaire) quel élément l’a enclenchée.
Donc il apparaît bien que la question de l’appartenance soit partie à l’équation.
Ne l’évacuons pas trop vite simplement par bons sentiments.
Mais gardons nous encore plus d’y apporter des réponses trop vite faites : les dérives sur le seul fait migratoire ne sont, pas à mon sens, pertinentes relativement à l’appartenance.

II) Observons la symétrie :
. Un pouvoir, qui ne sait plus qui il peut et il doit représenter et administrer, en sait d’autant moins à qui il peut rendre des comptes. Et de s’inventer des instances supranationales (UE, marchés) ou des objets mathématiques virtuels (chômage, PIB) devant qui engager son bilan.
. Et les individus ne savent pas plus s’ils sont représentés (d’où la disqualification des représentants et le mythe d’une démocratie directe à venir, cf comment#4 de Y.Cadiou). Et tous de tenter de se dérober au poids de l’administration par le pouvoir (niches, fraudes, évitements, dérogations).

Je radote probablement, mais je maintiens que l’un des pouvoirs, sinon LE rôle, du politique est celui de la décision ; cette décision s’opère fréquemment par discrimination entre divers choix ; cette discrimination étant servie par l’autorité déléguée au politique ; la reddition de compte doit déboucher sur la relégitimation ou la délégitimation du pouvoir.
Car le pouvoir, incarné ou éclaté, est :
. certes celui de manifester la volonté collective par l’exécution contemporaine ;
. mais également de porter les aspirations du peuple afin de peser sur le cours des choses, exogènes dans l’espace ou futures dans le temps.

Donc ce n’est pas tant la délibération qui doit apporter la légitimité (donc ce ne sont ni le consensus ni la majorité qui légitiment) mais la nouvelle échéance de désignation qui suit la reddition de compte.

III)
Donc le pouvoir contemporain français est confronté à la réduction de sa marge de manœuvre comme expression de la volonté.
Plus qu’une trahison de ses objectifs, ce pourrait être l’aboutissement du processus politique français :
. certes l’existence de l’Etat était synonyme d’assujettissement ;
. mais c’est dans ce double mouvement que l’individu assujetti se voyait reconnaître une existence (à commencer par une identité d’état civil) et un ensemble de droits ;
. l’émancipation ultime des assujettis ne devait pouvoir déboucher que sur la dissolution de l’Etat.

Nous ferions donc face à une étape d’approfondissement de la démocratie.
La menace qui pèse ainsi sur le système politique national ne peut que le porter à résister. Et, fort du maillage administratif et organisationnel national, il diffuse encore l’impression de sa nécessité.
Une administration-outil, insuffisamment politisée et sans idéologie (et ces 2 points sont clairement un bien voire une nécessité), ne saurait prendre le relais de la disparition du politique.
Je repense à ces appels à la disparition de la 4eme république, ce "régime des partis" dénoncé en 05/1958 auquel la 5eme république mit censément fin par sa naissance… mais observons que tous les tribuns de la 4eme étaient confortés dans leur rôle dès le matin du 01/06/1958 par leur tombeur.
Un peu comme le maintien de tous les hauts fonctionnaires à compter de 1945 afin de préserver l’ossature nationale dans le cadre de la reconstruction.
Démocratie directe ?
Comment la mettre en œuvre physiquement ? Quels procédés de recueil des votes ou des avis ? Qui-quoi contrôlera ce recueil ? Qui-quoi fera la synthèse des avis ? Qui-quoi décomptera et par quelle méthodologie, les poids relatifs des contributions ? Qui-quoi formalisera une décision ? Qui-quoi ira expliquer aux déçus de cet absolutisme de l’expression qu’ils sont moindres ? Qui-quoi fera appliquer les décisions ? Qui-quoi endossera l’échec des actions entreprises ?

Je veux bien de la démocratie directe, voire "mieux de démocratie".
Mais demeurent des questions bassement organisationnelles à traiter, alors./.

Bien à tous,
Cl’H./.

égéa : je suis en fait frappé non par l'incompétence, mais par la pusillanimité et en fait la lâcheté du personnel politique en place. Fort avec les faibles, faible avec les forts. Les réactions aux deux manifs récentes l'une pacifique qui se fait réprimer, l'autre qui ne l'est pas et devant laquelle on cède, l'illustre parfaitement (et je reviens, pour le coup, au fait divers, symbole de l'actualité). Mais la lâcheté, c'est surtout de ne jamais, jamais assumer. Jamais, jamais dire ce qu'on pense. Jamais, jamais penser : voici au fond l'ultime, la première, l'originelle lâcheté. Nous crevons de ces gens qui ne pensent pas et qui ne font que manier des émotions.

9. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Arno

@Egea Pour surabonder à votre dernière réponse: "Beaucoup craignent l'opinion publique, bien peu leur conscience" Pline ....

10. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Alphonse

Je cite " Mais la lâcheté, c'est surtout de ne jamais, jamais assumer"

Il résonne en moi un certains "Responsable mais pas coupable".

Fort justement, les politiques sont la pour faire des choix et les assumer. Ils ont droit à l'erreur, ce sont des êtres humains après tout.
Ne pas assumer les erreurs et s'accrocher au pouvoir, c'est à la limite d'être criminel pour le pays.
Ce manque de prise de responsabilité et de choix est probablement un des éléments qui nous entraine si profondément dans la crise.

11. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par yves cadiou

Une démocratie directe à venir n’est pas un « mythe » : je reprends (et contredis) le mot de Colin L'hermet (commentaire n°8) qui me donne ainsi l’opportunité de préciser ma pensée.

Alors qu’un vote avec des bulletins en papier dans des urnes exige une organisation lourde et coûteuse, il existe maintenant des moyens techniques de limiter les difficultés matérielles du vote populaire. L’on peut très bien imaginer, et réaliser, une future carte à puce, une carte d’électeur comme il y a des cartes bancaires (la carte bleue ou la carte « gold ») qui permettent les paiements et les retraits d’argent, et comme il y a des cartes dites « vitale » (la carte verte) pour régler les prestations médicales et pharmaceutiques.

A une époque pas si lointaine, imaginer la carte bleue ou la carte verte pouvait être regardé comme irréaliste, comme un « mythe ». C’est pourtant devenu une réalité et ça fonctionne très bien. On peut faire la même chose pour la carte d’électeur. Non que l'on remplacerait le Parlement par des referendum à répétition mais l'on soumettrait à referendum la promulgation des lois les plus sensibles.

Evidemment les représentants de la Démocratie représentative, craignant à juste raison de voir leur situation s'éroder, freinent des quatre fers face à l’avancée technologique. Celle-ci rend obsolète à court terme le système qui leur donna naguère le pouvoir qu’ils souhaitent conserver. Ceux qui ont osé installer des machines à voter dans les bureaux de vote restent minoritaires et aucun parlementaire de premier plan ne parle de généraliser les machines à voter et de les mettre en réseau.

Pourtant l’on y viendra.
Avec cet équipement l’on pourra ajouter une petite précision à l’article 10 de la Constitution : après « le Président promulgue les lois » (contrairement à ce qu’en dit wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Articl... l’article 10 donne au Président un droit de veto car aucune sanction ne lui est applicable, et aucune solution de rechange n'existe, s’il ne promulgue pas la loi), on ajoutera « avant de promulguer une loi, le Président peut la soumettre à referendum ».

12. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par Colin L'hermet

Bonjour à tous,

Bonjour M. Cadiou,
Je crois me souvenir que les projets de Constitution du parti girondin de 1791 et 1792 comportaient justement une disposition référendaire de ce type : instituer la censure du peuple sous forme de référendum systématique à l'endroit de la quasi totalité des textes de loi de portée nationale adoptés au Parlement, et son pendant, le droit d’initiative législative.
L'abandon de ces préconisations, non retenues dans la Constitution de 1793, peut tout aussi bien s'expliquer par une confiscation de l'idéal révolutionnaire par un appareil de pouvoir ("c'était la révolution des bourgeois, ils sont toujours au pouvoir" P.Desproges, in Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis), que par la difficulté de terrain à mettre en oeuvre un tel idéal (paradoxe de la liberté mais avec une obligation citoyenne de voter, contrôle du vote, remontée et exploitation des résultats).

Pour ma part, n'étant nullement versé en histoire, je ne sais que penser.

Mais j'observe que si les bons citoyens ont pu un jour objecter que les "tirettes à sous", c'était piratable, une porte au vol à l'arrachée, la perte de l'authentification du détenteur du compte, bref autant de discours techniques, eh bien finalement elles ont toutes fleuri au coin des rues.
Or cette bataille d'arrière-garde portait sur... l'argent, la banque, l'économie.
Et donc rien n'a pu arrêter, pour notre grand malheur, cette marche de l'argent-roi. Au point que le politique est englué dans ce qu'il ne peut commander.

Or dans notre cas de machines à voter, ou tout réseau cyberinformationnel d'expression d'opinion, on ne traite que de pouvoir politique.
Dont il se dit qu'il serait condamné, disqualifié... démonétisé pour tout dire !

Aaaah, si les cybermargoulins vendaient du dispositif politique comme ils vendent de la technicité financiarocentrée, je vous dirais "banco", ça va marcher, la politique va pouvoir réemprunter les canaux nouveaux que lui offrent la nouvelle étape technologique (après la radio puis la TV puis l'internet) et mieux irriguer notre bon vieux pays.

Mais les cybermargoulins ne vendent que des process de transfert d'information cryptée et authentifiée à but de décompte. Tekne sans logos.
Tout le discours ambiant porte sur la sécurité, la sécurisation, l'erreur relative et l'erreur absolue. Sur la quantification.
Pas la qualification.
Pas assez sur le pourquoi d'une réseau maillé d'expression de l'opinion.

C'est sûr qu'en l'absence de dispositif institué et-ou étatique, une place est à prendre par n'importe quelle cyberinitiative citoyenne un tant soit peu militante. C'est déjà le cas avec des microréseaux, que je vois plus feu de pailles qu'incendies, comme ceux qu'on voit naître en soutien des tenants du droit à la manif pour tous.
Il est certes dommage, à plus d'un titre, que cela se passe sans les principaux intéressés historiques, mais il est vrai que c'est bien de leur fait : ils se refusent à envisager de partager un pouvoir dont la composante de délibération mute vers de nouveaux usages.

Quant aux légitimités revendiquées (d'institutions non rénovées dédaigneuses de l'agitation dans les cyberprovinces ou de mouvements citoyens spontanés invoquant la volonté constitutionnelle du peuple), pour l'heure, elles se croisent plus qu'elles ne s'affrontent encore.

Comme le regrettait M.Rocard en 2012, "la profession politique ne bénéficie plus du respect qu'on avait pour elle du temps où elle passait pour efficace, c'est à dire du temps du plein emploi. (...) Ce qui fait que ne viendront plus à la politique que les ratés de la profession."

Il avait semble-t-il raison.
Alors à quand une relève générationnelle ?

Bien à vous,
Colin./.

13. Le mardi 14 mai 2013, 21:25 par yves cadiou

Bonjour M. L'hermet,
J’ignorais que les projets de Constitution du parti girondin de 1791 et 1792 comportaient une disposition référendaire. Ce fait semble donc démontrer qu’à la fin du Siècle des Lumières on imaginait déjà que la nouvelle aristocratie républicaine serait coupée du Peuple et abuserait de son pouvoir comme l’aristocratie d’ancien régime. C’est ce qui se passe effectivement aujourd’hui mais la différence est que nous avons désormais les moyens techniques d’en parler largement entre nous (et je note encore une fois l’absence des élus dans les débats citoyens comme le nôtre) et aussi les moyens techniques, si nous voulons nous en doter, d’avoir facilement recours au referendum.

Non qu’il faudrait un referendum pour chaque loi mais seulement pour les lois organiques ; pour les lois ordinaires un referendum aurait lieu lorsqu’elles posent problème, à la demande d’un nombre suffisant de citoyens ou à l’initiative du Président de la République. Celui-ci retrouverait ainsi le rôle d’arbitre qui est normalement le sien, rôle qu’il a abandonné peu à peu depuis quarante ans en se substituant au chef du gouvernement. On oublie trop facilement que le Président ne fait pas partie de l'Exécutif.
Dans le même esprit que mon commentaire précédent et pour que les attributions de chacun soient claires, je crois qu’il faudrait ajouter une précision à l’article 20 de la Constitution : après « le gouvernement dispose de l’administration et de la force armée », ajouter « tout agent public de l’Etat, militaire ou civil, qui se soumet à une autorité autre que le gouvernement commet une forfaiture sanctionnée par la loi ».

Parce que nous sommes le 25 mai, je fais le lien avec la manifestation de demain. Pour beaucoup de gens, comme pour moi, l’homosexualité n’a jamais posé aucun problème. L’histoire de France comporte plusieurs personnages dont l’homosexualité notoire n’a pas terni le prestige : je pense notamment au Maréchal Lyautey. Mais voilà qu’aujourd’hui ça semble poser problème. Un faux problème, en fait. Je vois dans cette histoire de loi sur le mariage (comme naguère dans la loi approuvant le Traité de Lisbonne en contradiction avec le referendum de 2005), une sorte de défi de la classe politique espérant prouver qu’elle a le droit de faire les lois sans tenir compte de la volonté populaire.

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