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Stratégie, économie, réseau

Je m'aperçois que cela fait quelque temps que nous n'avons pas conversé sur le cyber. Mais pour y venir, je vais être obligé d’effectuer quelques détours. En effet, une des grandes difficultés des stratégiste consiste à trouver des points communs entre la stratégie générale et la stratégie d'entreprise (ou stratégie économique). Appréciant les deux disciplines (la stratégie générale et l'économie), je me suis souvent interrogé sur leurs différences. Je n'arrivais pas, en effet, à comprendre pourquoi l'objet commun de la stratégie s'incarnait différemment selon le mode, politico-militaire dans un cas, économique dans l'autre.

source

Le plus simple consiste à considérer qu'il s'agit de deux domaines irréductibles, par nature, l'un à l'autre, entraînant donc les pratiques différentes. Mais s'agissant de pratiques humaines et sociales, l'explication "de nature" ne peut convaincre dans la durée. Dès lors, il faut chercher autre chose.

Je trouve un indice dans l'excellent "bréviaire stratégique" de Hervé Coutau-Bégarie, qui vient d'être publié chez Argos et qui est un must absolu. La maxime 24 (p. 27) énonce ainsi : "Différence avec l'économie, dans laquelle le nombre des agents est indéterminé, chacun affrontant simultanément tous ses concurrents (Simmel)".

La stratégie "classique" réduit en effet le nombre d'acteurs à deux. La stratégie est dialectique (Beauffre) et duel (Clausewitz). La stratégie est couple et duo. Et cela a été valable jusqu'au nucléaire inclus. La stratégie "économique" ne peut obéir à ce schéma de principe. En économie, on est a priori en lutte "contre tous", et tous est multiple, on ne peut le réduire à l'un. La théorie de la concurrence pure et parfaite, (certes modèle théorique peu explicatif de la réalité des faits économiques) suppose une multiplicité d'agents, d'acheteurs comme de vendeurs. Certes, en théorie d'économie imparfaite, on réduit cette multiplicité. Faible nombre de vendeur (oligopole), deux vendeurs (duopole), faibles nombre d'acheteurs (oligopsone) deux acteurs (oligopsone). On peut avoir éventuellement un seul vendeur (monopole) ou acheteur (monospsone). Il s'agit alors de situations exceptionnelles, même si chaque acteur (chaque vendeur) a pour objectif d'acquérir un pouvoir de marché, et donc un monopole relatif (ou temporaire). Enfin, il est tout à fait exceptionnel de voir une situation avec un seul vendeur et un seul acheteur (cas du monopole bilatéral) : cette exception absolue des situations économiques est la règle de la stratégie, qui tend à simplifier les choses jusqu'à organiser deux ennemis qui s'affrontent. Il s'ensuit des principes d'action fort différents, qu'il ne s'agit pas d’expliciter ici. Chacun l'aura compris : nulle différence de nature, mais différence du nombre d'acteurs en jeu.

Or, la stratégie des réseaux est au départ "économique", au sens où il y a multiplicité des acteurs. L'essence dialectique de la stratégie peine donc à s'exprimer. La concentration des efforts contre l'adversaire (au singulier) peut difficilement se réaliser. I en est de même pour l'escalade de la violence.

Paradoxalement, le réseau empêche la mobilisation des forces. Celles-ci trouvent toujours des échappatoires. C'est pourquoi j'avais suggéré la notion de polylectique dans mon Introduction à la cyberstratégie.

On assiste d'ailleurs à des mutations intéressantes, dont l'affaire PRISM nous donne une belle illustration. Qui est l'ennemi des États-Unis ? est-ce la Chine (logique ancienne, bipolaire, schématique, politique) ? ou est-ce la masse des individus, qui ne cesse de se mobiliser, de se révolter, collectivement (Le Brésil cette semaine) ou individuellement (Snowden) ? L'individu est devenu un acteur stratégique. Et si le discours américain accuse la Chine, l'action américaine accuse l'individu. Ceci est cohérent avec les fondements de la cyberstratégie.

La stratégie des réseaux (donc la cyberstratégie) est "économique".

O. Kempf

Commentaires

1. Le lundi 24 juin 2013, 22:40 par yves cadiou

Dépassé par le cyber je crois quand-même comprendre, à vous lire, qu'il peut nous amener à rapprocher deux genres de raisonnements : celui de la stratégie générale et celui de la stratégie d'entreprise.
Ceci serait bénéfique en nous sortant - enfin! - du système binaire où est enfermée notre pensée stratégique politico-militaire depuis le Livre Blanc de 1972. Ce système binaire ( amis/ennemis ) que l'on retrouve encore, malheureusement, dans le récent sujet du concours EDG.
Il faut sortir de cette paralysie intellectuelle : la comparaison avec la stratégie économique est susceptible d'y aider. Ainsi l'on intégrera peut-être enfin le missile Pluton et le raisonnement qu'il induit, encore valable aujourd'hui et pour longtemps : bien qu'il ne soit plus en service depuis vingt ans, la décision gaullienne de le construire suivie de sa mise en service il y a quarante ans restent encore un épais mystère pour tous ceux qui raisonnent binaire.
L'idée de base du Pluton et de ses successeurs, c'est que nous n'avons pas d'amis (comme en économie) mais que nous avons tout au plus des alliés et que ceux-ci, quels qu'ils soient, ne sont pas dignes de confiance : il n'interviendront à notre profit que si tel est leur intérêt. Par conséquent, il faut être en mesure de leur mettre le couteau sous la gorge pour qu'ils interviennent : c'était le rôle du Pluton. Un conflit qui mettrait la France en péril de mort ne serait pas un « mid intensity conflict » limité au territoire européen et qui épargnerait le territoire américain comme la WW2 : le missile Pluton, tiré dans les zones vides de l'Allemagne de l'est où il détruirait seulement quelques champs de maïs rachitique et quelques bosquets de sapins (ainsi que peut-être, mais tout à fait par hasard, quelques blindés soviétiques malchanceux), serait le début d'une escalade nucléaire dont personne ne saurait où elle s'arrêterait.
Le même raisonnement est encore valable aujourd'hui avec l'ASMP (et à l'avenir avec les successeurs de l'ASMP) qui s'adresse non seulement à nos alliés mais à tout groupe humain, étatique ou non, capable de nous aider et peu désireux d'être victime du long hiver nucléaire généralisé que nous déclencherons.

2. Le lundi 24 juin 2013, 22:40 par Colin l'Hermet

"Mon oncle, un fameux bricoleur,
faisait en amateur
des bombes atomiques.
Sans jamais rien avoir appris,
c'était un vrai génie
question travaux pratiques."
(Boris Vian, La java des bombes atomiques, 1955)

I)
Amusant. Sans avoir eu toutes vos lectures, j'étais parvenu à un embryon d'idée de ce genre.
Repartant des réseaux "classiques", j'observais avec un interlocuteur tout récemment que les réseaux étaient autrefois centrés sur une cible : l'EduNat a son réseau d'aide spécialisée pour enfant en difficulté, clairement centré sur l'enfant autour de qui le dispositif flotte. Plus qu'un réseau établi, c'est un vivier de compétences mobilisable au déclenchement, qui vient mailler autour et avec l'enfant pour traiter son problème. Pas un réseau de correspondants, un réseau ad hoc puisant dans un vivier préétabli.
Même dans le Rens' ou la résistance, le réseau a un client final : l'E-M qui prépare Overlord et injecte Fortitude, en général le décideur vers qui convergent les analyses issues du cycle de traitement.
Quant aux réseaux mafieux, le coeur en demeure la Coupole ; et la renommée et la richesse reviennent bien en prime part aux cercles intérieurs. Le profit peut être redistribué, mais il converge vers la principale Famille du moment.

Nous restons somme toute dans une dialectique : un acteur et son adversaire, ce dernier fût-il Légion. L'adversaire doit même, par essence, être de "taille" (*) plus grande que la totalité du réseau. Et il est ramené à sa figure symbolique d'adversaire monotypique (cf la construction de l'Ennemi).
(*) De toute façon, qui dit réseau dit inclusion dans un plus grand contenant qui ne prend pas part à l'action du dit réseau.

Et là, pouf, plus de coeur de cible, plus de client final. Une vilaine polylectique, l'univers hobbesion du tous contre tous à grand coup de mailles de réseau. Idée qui trouvait son écho chez vous il y a peu avec l'idée d'un cyberespace dévolu à un état de conflit permanent.

En réalité, c'est la marée de l'économie qui en est venue à tout recouvrir. L'activité mafieuse s'est mieux imbriquée-fondue avec l'économie classique (emprunts méthodologiques et diversification-amalgame via money laundering).
Dans le même temps, le Rens', comme toute les activités de service public, connaissait son industrialisation des modes de relation, la dévalorisation du potentiel humain au bénéfice des normes et procédures et d'une dématérialisation pernicieuse dont on commence seulement à revenir. On nous a vanté les flux, sans plus prêter suffisamment d'attention à leurs traditionnels vecteurs. Bref le réseau disparaissait dans une vision soi disant stratégique de son organisation.

Incroyable de voir le nombre de mission "stratégiques" confiées aux DirGé de l'Administration, à leurs DRH et GRH et autres services en charge... in fine des rationalités, voire les rationalisations, économique et budgétaire.

Donc, "stratégie des réseaux [dont la cyberstratégie]" pas si "économique" que cela.
Je me demande si nous ne sommes pas victimes d'un miroir aux alouettes.
Réelle mutation qui remodèle les structures traditionnelles ? Ou simple tropisme rationaliste qui plaque de l'économie sur tout, comme d'autres colleraient du terrorisme ou de la guerre de civilisation sur tout fait géopolitique ?

II) Et justement, cette fameuse économie...
Au cours d'une discusssion cet après-midi, avec, pardonnez, un comptable :
la comptabilité publique, si j'ai bien suivi, est une activité (ennuyeuse et) segmentaire dont chaque pan doit être scrupuleusement mené et consolidé, car "la moindre faille et c'est l'ensemble qui est sapé".
Passons sur la logique des agrégats que l'on réemploie d'un compte à l'autre. Il semblerait qu'une logique de cohérence et de cascade, un tant soit peu similaire à la cohésion de la phalange antique, soit à l'oeuvre dans cette approche de l'activité.
Mais si le travail est sapé, par quoi est-il sapé ?
La comptabilité n'est tout de même pas une muraille contre l'imprécision et l'inexactitude ?!

Analogies oiseuses :
. si l'oxydation vient agresser les composants organiques, participant au vieillissement ;
. si une armée marchant en campagne appelle un soutien logistique pour lutter contre l'attrition ;
. alors quel phénomène corrosif viendrait attaquer la chaîne de création de la valeur ?
Dit autrement contre quoi l'économie serait-elle une forme réactive ?
Et si la mise en oeuvre de l'économie par l'homme se heurtait tout simplement aux phénomènes d'entropie, dont la dépense, la fuite et l'épanchement.
Auquel cas la "grande stratégie" économique viserait à maintenir une création de valeur, uen activité orientée et réfléchie, contre les penchants naturels : après tout, economia, les règles de bonne administration du domaine agricole, sans lesquelles tout n'est que friche et terres incultes. Un retour à l'étymologie sans aller jusqu'à l'école physiocrate.

Auquel cas, si mon élucubration était recevable, la polylectique que l'on assimile à de la stratégie économique serait peut-être une simple opératique économique. Le but réel serait ailleurs que de placer l'enjeu en part de marché afin d'écouler la production ; mais les acteurs n'en auraient que peu conscience.

Bon j'admets : il se dit que les gens de droite focalisent sur l'individu, centre et coeur de leur approche ; et que les gens de gauche pensent en globalité, incapables de penser autrement que par collectif et par concept. Eh oui, les grandes théories unificatrices (totalisantes ? chuchoteront les esprits chagrins) sont de gauche. (en exagérant un peu les propose d'Emmanuel Terray, in Penser à droite, 02/2012)

Outre qu'alors je devrais assumer d'être le dernier homme de gauche, je dois ajouter que les grandes lois unificatrices me gênent autant que le mariage de la carpe et du lapin chez Leclerc de Buffon.

Toujours est-il que je pousserais bien cette hypothèse que l'activité en réseau de l'économie soit un système réactif à une aggression globale sur l'ensemble où le réseau se déploie.
Reste à interpréter les éléments d'une telle projection./.

Bien à tous,
Colin./.

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