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La multitude stratégique

Je poursuis, une fois n'est pas coutume, la réflexion entamée hier soir. Au fond, la multitude a-telle un rôle stratégique ?

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Il y a une certaine contradiction entre la nature dialectique de la stratégie générale et certains développements de la stratégie nucléaire. Celle-ci a en effet développé des doctrines de limitation technique universelle (arms control) : au lieu de l'Autre unique, on prétendait régir l'Autre multiple. Une même "erreur" a eu lieu avec les doctrines de dissuasion généralisée, ne désignant pas un ennemi mais quiconque : l'anonymat de l'ennemi, conçu comme un confort stratégique (la dissuasion tous azimuts) était en fait une perversion de la stratégie. A noter que cette doctrine fut développée puis adoptée par les Français. On n'en parle plus trop de nos jours, puisque l'universalisation servait à éviter de désigner l'ennemi qui était évident et soviétique. Aujourd'hui qu'il n'y a plus d'ennemi évident, on entend beaucoup moins parler de tous azimuts. Ce silence, non surprenant, cache en fait une certaine gêne doctrinale...

Toutefois, toujours, la stratégie nucléaire s'entend d'un régime inter-étatique. Westphalien. Le nucléaire reste une affaire publique. Et même si on a essayé de privatiser l'ennemi (avec l'introduction du R dans NBC devenu NRBC, ou avec le fantasme du "groupe terroriste qui pourrait acquérir une arme nucléaire" et auquel personne ne croit vraiment), le nucléaire demeure une affaire d’État. La stratégie nucléaire comporte une reductio ad statum.

Or, le nouvel environnement stratégique comporte des acteurs multiples, qui ne sont pas "publics" mais privés. Ils peuvent être :

  • collectifs (légaux : FMN, ou illégaux : Mafias pirates et autres groupes criminels)
  • individuels (en masse ou simplement par le fait d'actions individuelles à portée mondiale)

Ainsi, la force n'est plus la raison ultime du roi (de l’État). Elle est peut-être encore à la source de la raison (c'est-à-dire fondatrice de droit), même si le droit n'a cessé de l'encadrer depuis son invention. Il reste que la force demeure latente... Le droit des conflits armées ne règle que les conflits entre États, mais pas entre les États et les autres acteurs. Or, voici la principale source actuelle de conflictualité.

C'est notamment vrai du rapport entre les États et les hommes.

On a cru un temps que la difficulté résidait dans la "guerre au sein des populations". Mais ce qui appert, c'est la guerre contre les populations. Cette modalité nouvelle de la guerre est bien sûr à la source des théories des guerres révolutionnaires, qu'elles soient marxistes, de libération nationale ou islamistes aujourd'hui.

Pourtant, on assiste depuis peu à des cristallisations de violence (d’opposition) entre les États et leur population : observez les dénouements violents en Libye, au Bahreïn, en Syrie, bientôt en Égypte... On assiste depuis à de nouvelles formes de mobilisations populaires pas (encore) violentes : Indignados il y a deux ans, Québec l'an dernier, MPT en France au printemps, Turquie la semaine dernière, Brésil cette semaine... Mais la révolte peut aussi être le fait d'individus (Bradley Manning, Edward Snowden).

PRISM n'est que la réponse étatique à ce peuple suspect. Au prétexte de la sécurité du peuple, on ôte sa liberté au peuple. Puisque l’État n'a plus d'ennemi étatique, la multitude devient l'ennemi de l’État. Au lieu d'une multitude, on réduit l'Autre multiple à un Autre unique, et on revient au confort dialectique de la stratégie générale.

Est-ce simplement une coïncidence qu'à mesure que les mouvements se déroulent, on apprenne les mesures de surveillance généralisée, qu'elles soient le fait d'organisations privées (Big Data) ou étatiques (Prism) ?

Les États ont de plus en plus les moyens d'une puissance absolue : mais leur légitimité ne découle que de leur relativité. Ce dilemme irrésolu est source de bien des violences à venir.

O. Kempf

Commentaires

1. Le mardi 25 juin 2013, 23:00 par yves cadiou

La dissuasion française « tous azimuts » que vous traduisez par «ne désignant pas un ennemi mais quiconque » n'était pas, comme vous le dites à tort, une perversion de la stratégie.

Cependant il est vrai qu'elle fut comprise comme telle par un certain nombre de stratégistes patentés, profondément clausewitziens pour la plupart, dépassés par l'idée inédite que l'on pouvait tacitement menacer ses alliés pour les contraindre à tenir leurs engagements et à intervenir en temps utile.

Notre menace tacite pouvait (et peut encore aujourd'hui) se traduire ainsi : « si la France est en danger de mort elle tirera nucléaire, déclenchant ainsi une escalade qui impliquera tout le monde ; par conséquent tous ceux qui sont en mesure de nous aider ont intérêt à le faire avant que nous n'en arrivions à cette extrémité. »

Cette doctrine trouvait son origine dans notre solitude de juin 40, une circonstance que Charles de Gaulle et ses compagnons avaient bien connue. Mais à partir des années soixante-dix l'idée de menacer tacitement ses alliés était tellement inconcevable chez les gardiens du dogme défini par le LB de 1972 que les jeunes officiers, dont j'étais, n'avaient pas intérêt à la mentionner.

Pendant le quart de siècle qui a suivi le LB de 1972 l'on a connu une période de sclérose intellectuelle qu'il est difficile d'imaginer, pas seulement dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Exemple 1 : oser dire que les soviétiques en Afghanistan c'était un conflit nord-sud, c'était s'exposer à une excommunication (i.e. un échec au concours). Exemple 2 : oser dire qu'il nous fallait une armée professionnelle pour intervenir à l'extérieur des frontières, que nous n'avions plus besoin du service militaire obligatoire (conséquence de notre armement nucléaire et parce que la principale menace sur nos frontières n'était plus sur le Rhin mais au-delà de la RFA), c'était considéré comme une grossièreté parce que ce n'était pas dans le Livre Blanc. Exemple 3 : tenter de tirer des leçons de la guerre des Malouines (1982) était toujours hors-sujet car le LB de 1972 n'avait pas imaginé que nous pourrions connaître nous aussi les mêmes circonstances dans les dom-tom. En 1972 débuta une longue période de fermeture d'esprit dont on voit encore aujourd'hui les séquelles.

S'il y a une perversion de la stratégie, c'est là qu'elle se trouve : dans le refus de prendre en compte la réalité en se bloquant sur des vieux schémas qui n'ont pas été compris. L'arme nucléaire française n'est pas, n'a jamais été, binaire : elle est bien « tous azimuts ». Elle est encore valable aujourd'hui, s'adressant à tout groupe humain capable de nous aider, étatique ou non.  Un demi-siècle après sa conception, il est vraiment temps de comprendre avant que des politiciens incompétents ne prennent la décision idiote d'en faire l'économie ou ne signent l'on ne sait quel traité de « non-emploi en premier ».
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Ps : je voulais réagir d'abord sur cette idée (fausse) de « perversion de la stratégie ». Je reviendrai sur la question de la multitude qui, me semble-t-il, mérite aussi quelques clarifications.
Pps : me relisant, je vois une certaine véhémence dans mon texte. Véhémence qui s'explique par l'énergie de ma conviction : je vous prie de ne pas en prendre ombrage.

2. Le mardi 25 juin 2013, 23:00 par yves cadiou

Si je comprends bien votre idée générale, celle-ci pourrait s'intituler « les Etats contre les Peuples ».
De fait il y a des exemples de cet antagonisme. Je cite trois situations différentes qui s'y rapportent : 1 les gouvernements sourds aux protestations populaires ; 2 le concept de guerre asymétrique ; 3 l'inoubliable président des députés qui s'exclame sans vergogne « les citoyens qui veulent un référendum sont des ennemis de la démocratie. »
Ci-après je démontre par A+B cet antagonisme Peuples / Etats.
Plan Ax3 + Bx1, du grand art.

A1 Les gouvernements sourds aux protestations populaires ; les nombreux exemples sont assez connus pour qu'il soit superflu de les rappeler. Soulignons cependant qu'actuellement en Europe, et surtout en Europe du sud, les gouvernements sont ressentis comme les porte-parole d'un Etat étranger dominant (l'Allemagne) et comme les porte-parole d'un puissant conglomérat d'Etats sans légitimité populaire, l'UE et sa monnaie.

A2 Le concept de guerre asymétrique, qui n'est pas vraiment nouveau mais qui s'est développé à l'occasion de l'Afghanistan, a rapidement été nommé cette fois du terme technique « guerre parmi les populations » sans que personne ne cherche à pousser l'analyse au-delà de ce niveau technique. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi l'on dit « LA guerre parmi LES populations » et non « LES guerres parmi LA population » : c'est un pluriel très singulier qui ressemble à l'un de ces glissements sémantiques habituellement utilisés pour cacher le fond d'un problème.
Pourtant les Etats, en se livrant à cette guerre sans soutien populaire avéré en Afghanistan, reniaient l'un de leurs principes fondamentaux, déniant au peuple afghan son droit à disposer de lui-même. Pour justifier ce déni, certains ont argué de l'inexistence d'un peuple afghan au motif de la diversité de la population afghane. Nier l'existence d'un peuple afghan, c'était admettre que la multitude joue un rôle stratégique et, en même temps, lui refuser ce rôle.

A3 Etat contre le Peuple encore. En France l'on n'oubliera pas cette perle hautement significative de l'antagonisme que vous pointez :« les citoyens qui veulent un référendum sont des ennemis de la démocratie ». Je la répète tant elle est remarquable : elle est de Claude Bartolone, quatrième personnage de l'Etat, le 23 avril 2013.


B Que cet antagonisme soit « source de bien des violences à venir » comme vous le dites, c'est possible mais ce n'est pas sûr. Ce qui est malheureusement clair en parcourant la Toile, c'est que certains groupes ou groupuscules, s'appuyant sur cet antagonisme que par conséquent il serait bon de résoudre, semblent se préparer à lancer la violence après le deuxième tour de la prochaine présidentielle si le résultat ne leur convient pas.
Me refusant à indiquer des liens vers ces sites suspects (suspects mais conformes pour l'instant à la loi de 1881), je laisse le lecteur les chercher ou me croire sur parole.

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