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Ukraine : les fautes de l'UE

Au suivi de l'affaire ukrainienne, certains se désolent peut-être de l'absence de réaction des Européens, ou de la modicité de leur réaction. Mais c'est ne pas voir que l'UE a eu une géopolitique par défaut, que cette géopolitique fut fautive, et qu'on ne voit pas ce que l'UE pourrait faire désormais sinon attendre, consternée, que la crise se dénoue ou empire... Explications (cliquer sur le titre pour lire la suite)

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En fait, l'UE a d'abord péché non par négligence (celle-ci n'est venue qu'après) mais au contraire par excès d'entrisme. En effet, il y eut autrefois un long débat sur les frontières européennes. Ce débat porta sur la Turquie et il fut tacitement résolu (sans déclaration officielle : à la manière sournoise et pleine de sous-entendu qui est la marque des déclarations diplomatiques européennes) de ne plus procéder à d'élargissement, sauf aux pays européens. Parfait, sauf qu'on ne sait pas ce qu'est un pays européen. La géographie ne résout pas le problème puisque la ligne de l'Oural est une fiction et que donc l’Europe est une invention géographique. En soi, ce n'est pas très grave si on sait qui on est.

Pas de chance, l'Europe ne sait pas très bien qui elle est. Elle hésite à l'ouest (puisque pour beaucoup, l'Amérique est encore une sorte d'Europe) et elle hésite à l'est puisqu'elle ne sait pas où s'arrêter. Déjà la Russie est un entre-deux, entre l'Europe et l'Asie ; alors, les confins entre une entité vague (l'Ukraine) et un entre-deux, je ne vous raconte pas.

Tout se concentre donc aujourd’hui autour du quatrième isthme européen, celui qui est probablement la vraie limite (non linéaire) entre l'Europe et ce qui n'est pas l'Europe. L'Europe est marquée par l'eau, les golfes, les promontoires et les isthmes. Le dernier (ou l'avant-dernier, c'est selon, j'ai lu quelque part qu'il y avait un cinquième isthme qu'on pouvait éventuellement identifier encore plus à l'est), donc le quatrième isthme entre mer Noire et mer Baltique est depuis longtemps des plus problématiques. On ne cesse de s'y massacrer allégrement, dans cette région entre pays Baltes et Ukraine, depuis la fin de la première guerre mondiale jusqu'à 1954.

Ces massacres réguliers ont été oubliés et marquent pourtant une constante de l'histoire de cette région. Accessoirement, on est surpris de savoir que les derniers résistants à la mainmise soviétique ont été liquidés en 1952 en Ukraine et en 1953 en Lituanie (voir ici)..... Autrement dit encore, les massacres de populations ne sont pas une spécialité africaine, entre Rwanda et Soudan du sud : nous autres "Européens" nous sommes capables des mêmes atrocités. Ce qui ne présage rien de bon pour l'avenir immédiat de l'Ukraine, mais j'en ai déjà suffisamment parlé (voir ici le dernier de la série de 4 billets) pour ne pas vous infliger encore mon pessimisme.

Ce long détour pour revenir à notre hésitation européenne : les derniers entrants (dans l'UE ou l' OTAN) n'ont surtout pas voulu fermer la porte derrière eux. L'avantage s'il y en a un qui vient après vous, c'est que c'est lui qui tient la frontière et se frotte à l'extérieur, tandis que vous êtes protégés, vous. Autrement dit, certains pays d’Europe de l'est ont voulu avoir, eux aussi, leur État tampon à l'extérieur.

Mais un État tampon "à eux", pas partagé. C'est là où le bât blesse. Comme je l'ai déjà écrit, l'Ukraine est une terre frontière. Surtout qu'elle dépend dans une grande mesure de la Russie et qu'en plus, la Russie n'aurait pas vu d'un mauvais œil une sorte de partage pour accéder au marché européen.

Or, ce n'est pas ce que l'Europe a choisi. Vous me répondrez que la politique de partenariat, négociée l'an dernier, proposait justement une alternative à l'adhésion. Mais cet élargissement doux impose malgré tout le suivi très large des conditions européennes. Autrement dit, nous imposions d'une certaine façon notre système juridique, intrusif comme chacun sait. Cela aurait pu être admis si l'on avait réellement décidé de négocier avec les Russes. Ce qu'on refusa. Au lieu de cela, on laissa les pourparlers se dérouler en 2013 comme on sait, seulement en bilatéral, avec la suffisance du nanti : mon jeune ami (Yanoukovitch), on te prête 640 millions (tant pis si tu as quinze milliards à rembourser tout de suite), on t’impose des réformes structurelles que celles du FMI c'est de la rigolade, et en plus tu romps avec ce ...nard de Vladimir, là, le méchant pas beau qu'on n'aime pas.

Je passe sur les postures du genre : "c'est nous qu'on est les meilleurs, les pro de la démocratie et des bonnes mœurs, pas comme ces crétins (là, on ne sait pas très bien de qui on parle, des Russes ou des Ukrainiens) et d'abord on ne cesse d'appeler au dialogue c'est dire si on est de bonne volonté, mais un dialogue à nos conditions, hein, qu'allez vous croire?". Nan, j'déconne, jamais on n'aurait osé sortir des trucs comme ça, nous, les bons.

C'était la première faute. Bon. On s'est pris la claque qu'on sait à Vilnius lorsque Yanoukovitch signe logiquement avec Poutine. Là, Vladimir propose une négo à trois. On prend l'air offensé : "comment, vous sortez quinze milliards et vous osez encore proposer une négociation, mais savez vous à qui vous vous adressez ?" Vlad garde encore son calme. Il a du mérite. Quand je pense à la pauvre Marie Jégo qui s'interroge ce jour sur ce que veut Poutine ! Vraiment, il ne la mérite pas, quand même...

Des manifestations s'organisent sur Sainte Maïdan. Je ne sais comment (non, vraiment, je ne sais pas), elles perdurent et se radicalisent. La situation se tend. Yanoukovitch qui n'est pas un génie politique (ça, faut dire...) se laisse déborder. On envoie une équipe de ministres européens, on signe un truc "qui engage l'intermédiation européenne et notre entier soutien à des solutions négociées" (qu'allez vous croire ? je suis aussi capable de parler langue de bois). Mais on n'insiste pas pour le faire respecter, ni par Yanou ni par les autres en face. Ça part en quenouille le lendemain, on ne dit rien: "Ah ben y zont décidé autrement, alors..."

Alors là, Vlad il appuie sur le bouton "plan d'urgence", il lance son truc en Crimée et il nous explique : "dites, les gars, si vous étiez un peu sérieux, là, des fois?. Donc vous faites face à un État failli, qui va déverser quelques centaines de milliers de réfugiés que vous allez adorer, vous avez déjà été obligés de sortir un prêt d'un milliard qu'en plus vous n'avez pas les moyens de payer, et vous continuez encore à tergiverser ?".

Oui, on va continuer à tergiverser. Car on avait inconsciemment une représentation géopolitique. Oh ! très faible, j'en conviens. Elle se limitait à des réflexes très Guerre Froide (vous savez, le truc dont on accuse Vlad, genre "il a conservé une mentalité de Guerre Froide, ouh le vilain"), quelque chose comme ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi. Une sorte d'exclusivité des territoires, en gros. Un truc pas du tout post moderne, en fait, tout juste moderne... Pour le coup, obsolète. Nous, pas lui. Un truc pas adapté au nouvelles conditions du monde qui sont floues. Au lieu d'accepter le flou, on a voulu réglementer et monter un bastringue juridique et doctrinal.

Et puis on va se réfugier chez le grand frère. Vous savez l'autre qui est un peu européen, même s'il ne l'est plus vraiment et qu'on ne veut pas le voir, surtout (ah oui, ça non plus on ne veut pas le voir et quand ça va nous exploser à la figure, on va encore dire comment est-ce possible ? de quoi, une surprise stratégique ?).

Oui, mais le grand frère, il n'a pas envie. En fait, il n'a envie de rien : ni d’Afghanistan, ni d'Ukraine, ni de Syrie ou de Libye, ni d'Extrême Orient, il voudrait en fait qu'on lui fiche la paix et qu'on cesse de lui demander d'aller partout faire le gendarme. On s'est beaucoup offusqué, au moment de la Libye, justement, sur le "leadership from behind". On s’offusquait sur le "from behind", qui n'était pas fair, vraiment. Sauf qu'on ne voyait pas qu'il manquait surtout autre chose : le leadership. Donc la réponse de Washington est limpide : on ne fait rien en Ukraine mais vous, les Européens, ce serait bien si vous signiez le TIPP, parce qu'on pense que ce serait une solution à la crise.

Là, j'ai pas mal de commentaires qui me viennent à l'esprit, mais je crois qu'il est bon, ce soir, que je les conserve encore par devers moi. Je risquerai de voir ma bile amère s'épancher. Je crois que vous avez perçu que j'étais vaguement en colère, je me suis même laissé aller à des écarts sarcastiques qui ne sont pas mon genre. Tout ça pour dire que l'Europe est bien fautive, dans toute cette histoire. Et qu'elle se trouve à peu près aussi éparpillée et divisée que l'Ukraine. J'ai dit ailleurs que l'Ukraine est un État failli. Il me semble que l'Europe est aussi un État failli, par bien des côtés.

NB : lire ici un billet d'il y a un mois, Angélisme et cheyssonisme.

Le Chardon

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