Nucléaire : contre-contre-arguments

Un courant opposé à l’arme nucléaire se fait entendre depuis trois ou quatre ans. Il est emmené par des hommes prestigieux, ayant eu de hautes responsabilités (un ancien premier ministre, un ancien ministre, un général de corps aérien…). Ainsi, Paul Quilès, ancien ministre de la défense, vient-il de publier « Arrêtez la bombe ! » (co-écrit avec B. Norlain et JM Collin). Le plaidoyer est à charge et développe un certain nombre d’arguments. Après une description habile de la dissuasion, l’essentiel de l’argumentation se concentre dans la dénonciation de six idées reçues. Là est au fond le cœur de la position, celle que le stratégiste doit débattre puisque le livre n’est pas simplement un livre militant, mais aussi un livre qui intervient dans le débat stratégique et mérite donc qu’on s’y intéresse.

source

Je me propose donc d'examiner la critique de ces six "idées reçues".

Idée reçue 1 : L’arme nucléaire a permis la paix pendant 60 ans

Force est pourtant de constater qu’elle n’a pas permis la guerre. Si l’on peut discuter du rapport de cause à effet, il est « évident », au vu de l’expérience, qu’il n’y a pas eu de guerre nucléaire depuis son apparition. De même, sur les théâtres couverts par la dissuasion, il n’y a pas eu de guerre conventionnelle depuis 60 ans. Dénoncer cela comme une « idée reçue » semble donc spécieux.

Il faudrait donc aller plus loin et expliquer que ce n’est pas l’arme nucléaire qui, par elle-même, aurait permis la paix. Cette paix serait le résultat d’autres facteurs ou de conditions particulières, celles de la Guerre Froide. Au passage, on notera la phrase « cette affirmation fait partie du catéchisme nucléaire » (p. 123) : évoquer un « catéchisme » nucléaire emporte un charge polémique et invective qui nous éloigne du débat sérieux : plus que la conviction par le raisonnement, on cherche la conviction par l’émotion. C’est pourquoi il est amusant de lire, page suivante (p. 124) : « On peut donc dire de façon équilibrée que l’arme nucléaire a probablement joué un rôle dans le fait que l’Europe n’ait pas connu de guerre pendant cette période . Cependant, il est abusif d’en tirer une conclusion générale ». Argument qu’on peut retourner encore plus facilement à leurs auteurs : puisque vous écrivez qu’il s’agit d’une idée reçue, c’est à vous d’apporter la preuve contraire. Or, vous ne l’apportez pas. Non seulement vous constatez la coïncidence des deux phénomènes, mais en plus vous admettez un sens de causalité : vous mettez juste en doute son intensité.

L’argumentation change alors de cours quand les auteurs affirment qu’il y a doute, puisque les circonstances ont changé. « Au monde partagé en deux blocs s’est substitué un monde où de nombreux acteurs apparaissent » (p. 125). Personne n’en disconvient. Dire qu’il faille adapter une doctrine de dissuasion est une évidence et d’ailleurs, les stratégistes s’y attachent. Pour autant, revenons à l’idée reçue soi-disant dénoncée : pas de paix pendant 60 ans : eh bien si.

Une fois démonté cet artifice de rhétorique, venons-en à l’argument final de ce passage. « Plus le nombre de pays disposant d’armes nucléaires est élevé, plus le risque est grand qu’elles soient utilisées » (p. 126). Et plus loin : « La prolifération nucléaire n’est pas inéluctable mais elle risque de le devenir si l’on persiste à faire de l’arme nucléaire l’alpha et l’oméga de la stratégie ».

Voici un argument intéressant qu’on ne peut écarter en soi et qui mérite d’être débattu. Toutefois, il convient de rappeler d’une part que la distinction entre pays dotés de l’arme et pays non dotés de l’arme a été agréée par le TNP, lui-même renouvelé ; que la lutte contre la prolifération est un souci commun de la Communauté internationale ; qu’enfin, depuis la fin de la guerre Froide il y a 25 ans, il n’y a pas eu de guerres nucléaires non plus… Là encore, si la causalité de la dissuasion comme facteur stabilisant n’est pas démontrée, force est de constater que l’inverse non plus. Pourtant, en l’espèce, un seul contre-exemple suffirait à faire chuter la proposition. Constatons qu’aujourd’hui la loi semble fonctionner expérimentalement et qu’’il n’est pas de mauvaise politique de s’appuyer dessus.

Enfin, la conclusion de cette section est-elle encore une fois émotive : « C’est la paix nucléaire que l’on nous promet, alors que c’est la mort nucléaire qui nous menace ». Effectivement, voici la dure et tranchante logique de la dissuasion. Elle repose sur la menace d’une guerre radicale qui provoquerait non un jeu à somme nulle mais un jeu à somme négative : cela interdit, pour l’instant, aux acteurs de vouloir le jouer. C’est peut-être immoral, c’est certainement terrifiant, mais ces deux qualificatifs ne suffisent pas en soi à ôter son efficacité à l’arme nucléaire et à la stratégie associée de dissuasion.

Pour conclure : l’idée reçue ne s’avère pas aussi fausse que suggérée par les auteurs. De ce point de vue, leur argument tombe à plat.

En revanche, ils soulèvent une question qui mériterait d’être débattue : celle de la prééminence de l’arme nucléaire. N’incite-t-elle pas justement à la prolifération ? Non seulement horizontale (nombre de pays) mais aussi verticale (progression technologique des pays nucléaires) ? De même, n’y a-t-il pas eu des contournements stratégiques de l’arme nucléaire (au-delà de la fameuse complexification), comme par exemple les guerres irrégulières, qui minent son effet structurant ? Ces questions méritent, à l’évidence, d’être examinées. Avec des réponses plus détaillées et, osons-le mot, plus subtiles que ce qui est asséné avec conviction. Mais la sincérité n’est pas un étalon de la vérité.

O. Kempf

Haut de page